La Couronne de Cuivre

-La même chose que toi.
Il entrebâilla la porte, qui n'émit heureusement guère de bruit, puis jeta un coup d’œil à l'extérieur.
-Laisse-moi trente secondes, d'accord ? Cela évitera que nous restions bloqués à découvert si d'aventure la porte d'en face est verrouillée.
Ce ne fut pas le cas et les deux hommes, à l'abri, purent à nouveau recourir au Passepierre. Bientôt, le son des conversations entre les gardes leur apprirent qu'ils se rapprochaient du but.

Ils approchaient du but. Hubert frissonna. Dans le même temps, il savait qu'Etienne avait été bien traité, sans doute mieux traité, même, que n'importe qui d'autre parmi les prisonniers. Mais il ne pouvait s'empêcher de craindre pour sa santé mentale... Cet écueil, en plus de tous les autres...
" Est-ce qu'il y a moyen de s'immobiliser juste avant de passer ? Louis avait l'air décidé à voir Etienne... Il faut nous assurer qu'il est seul avant de faire irruption chez lui..."

-Hum, je ne suis pas du tout spécialiste de ce genre d'objets magiques mais à en juger par la manière dont Giovanni l'utilise, le trou reste ouvert tant que le Passepierre demeure à l'itntérieur : rien ne nous oblige donc à nous précipiter. De surcroit, ça ne fait aucun bruit... On peut donc tenter le coup en espérant que la brèche ne sera pas remarquée des occupants ou, plus prudemment, nous contenter de coller une oreille contre le mur avant de tenter quoi que ce soit.

" Faisons ça. Je te suis. Et dépêchons-nous."
Il songea au fait que Varamyr avait souhaité qu'ils ne libèrent personne et qu'ils déclenchent une diversion... Pour l'heure, ils avaient tout juste fait le contraire.
Peut-on faire moins fiable que moi, songea le paladin. Je ne fais jamais ce que je devrais.

Ils progressèrent de deux salles encore puis perçurent nettement la voix de l'officier : il devisait avec ses hommes de ce qui se passait aux étages inférieurs, arguant que quoi qu'il advienne, les mesures de protection seraient renforcées pour éviter que pareille intrusion ne se reproduise.
Toujours est-il que la chambre suivante ayant toutes les chances d'être celle où Étienne demeurait reclus, ils collèrent l'oreille contre la paroi et... ne perçurent absolument rien.
-On tente le coup ? souffla Thibault.

" Bien sûr. On n'est pas venus jusqu'ici pour s'arrêter maintenant." souffla le paladin.
Il dégaina cependant son épée et se plaça juste derrière le clerc.
" Pense à l'empêcher de crier."

Ce ne fut pas nécessaire.
Lorsqu'une ouverture apparut dans le mur, ils découvrirent une pièce relativement confortable : point de véritable mobilier, puisque la forteresse n'en disposait pas, mais un matelas épais, des couvertures, des coussins...
Étienne était assis dans un coin, à même le sol, les bras enserrant ses genoux. Une barbe de plusieurs jours lui mangeait le visage, cachant en partie son teint trop pâle. Il avait les yeux grands ouverts mais ne paraissait rien regarder, ne semblait rien voir.
Perdu dans ses pensées, peut-être.
Dans ses remords.
Pas un instant il ne remarqua ce qui se passait tout près de lui.

" Oh dieux, Etienne..." murmura Hubert en le découvrant.
Il franchit rapidement la distance qui le séparait du jeune chevalier et s'agenouilla devant lui. Pendant un moment, il ne fit rien, conscient qu'un geste brusque, un contact malvenu, pourrait déclencher quelque chose de dangereux. Etienne était méconnaissable, mais dans le fond, Hubert n'était pas surpris de le trouver en pareil état. Son rêve avait été brisé par l'homme qu'il aimait. Des gens étaient morts, les autres disparus, et tout ce qu'il avait passé des mois, des années, à construire, avait été dérobé et piétiné par un autre.
" Etienne, c'est Hubert. Regarde-moi, je t'en prie. Nous sommes venus te chercher."

Le sieur de Fontbrune sursauta mais, heureusement, ne cria point.
Il eut un mouvement de recul, un mouvement du bras comme pour se protéger mais ses yeux finirent par s'écarquiller de surprise et il suspendit son geste.
-Hubert ?
Sa voix était enrouée, presque rauque.
Il eut un sourire fugitif, lequel ne tarda pas a se muer en grimace.
-Vous avez repris la forteresse ? Tout le monde est-il sauf ?

« Non… Je suis désolé, murmura le paladin. Nous avons trouvé refuge… ailleurs. Dans un endroit magnifique… Mais les prisonniers des Ithiliens le sont toujours… Nous travaillons à leur libération. »
Hubert pinça les lèvres. Ce n’était assurément pas la réponse qu’Etienne espérait. Mais il ne pouvait pas lui mentir.
« Nous allons t’y mener, avec les autres personnes que nous avons pu libérer aujourd’hui. Ensemble, nous trouverons une solution. »

Sans marquer la moindre hésitation, le chevalier secoua la tête.
-Non. Je vous sais gré d'être venus mais... Je vais rester. Je dois rester. Je ne peux pas décemment m'enfuir alors que tant d'autres, par ma faute, sont traités comme des esclaves. Je me dois, au moins, de partager sinon exactement le même sort, au moins leur captivité. Le contraire serait indigne.
Il jeta un regard en direction de la porte.
-Filez avant qu'ils ne se rendent compte de quelque chose.

Hubert s'était attendu à ce qu'Etienne lui fasse cette réponse. Il l'avait crainte. Et maintenant, il était forcé d'admettre qu'il comprenait. Il soupira.
" Etienne..."
Il ne voulait pas le forcer, il avait l'impression que dans sa situation, il aurait fait exactement la même chose. C'était noble, effectivement. Et sa présence, là où tous les autres avaient abandonné le navire, devait donner courage et espoir aux prisonniers. Il renonça à le convaincre. Il aurait tant voulu l'emmener... mais il avait raison.
" Nous viendrons te chercher. Nous viendrons vous chercher tous, je te le promets..." souffla-t-il.
Il eut envie de lui demander s'il pouvait leur donner des informations, sur la situation, le Duc, Louis... mais il trouva cela indécent, vu les circonstances.
" Mais tu dois me promettre que tu ne te laisseras pas aller. Si tu ne peux pas me le promettre, alors je t'assomme et je t'embarque."

Il eut un sourire d'une infinie tristesse.
-Je ne peux pas me laisser aller tant que d'autres souffrent à cause de ma stupidité. Je n'en ai pas le droit.
Soupir.
-Revenez pour les autres : ils n'ont pas mérité ça. Et ceux auxquels vous avez déjà permis d'éviter cet enfer... Envoyez-les loin de cette ville maudite, qu'ils aient une chance de se reconstruire ailleurs; Qu'ils aient cette chance à laquelle je les ai soustraits en les embarquant dans cette folie.

Hubert hésita soudain. Il n'aurait pas craché contre un quelconque soutien de la part de Thibault, en l'occurrence. L'état d'abattement dans lequel se trouvait Etienne ne présageait rien de bon. Le ramener au palais semblait soudain une alternative plus raisonnable. Mais cela risquait de le rendre encore plus désespéré, avec un sentiment d'avoir abandonné son poste. Le paladin le comprenait, il luttait avec la même impression depuis des jours et des jours. Le capitaine quitte le navire en dernier, sans quoi il a trahi tout ce qu'il était.
" Tu n'es pas responsable. Les Ithiliens sont responsables. Personne ne te blâme, Etienne. Tu ne dois pas porter le poids de ce qui se passe sur tes épaules. Tu as tout fait comme il le fallait. Tu n'as jamais menti à personne. Et cette cité est formidable ! "
Il songea à la catastrophe, se demanda si elle se serait produite immanquablement, ou si l'intervention ithilienne avait été nécessaire. Il se demanda aussi si en la circonscrivant, ils pourraient rester dans la ville ensuite. Les Anciens ne l'avaient pas fait, alors même qu'ils avaient placé le Sceau...
" Nous avons encore toutes les chances. Et nous n'allons pas laisser les Ithiliens nous en priver. Ne baisse pas les bras maintenant... Nous avons traversé d'autres crises, nous survivrons à celle-ci. Nous en sortirons plus forts, tu verras."

-Pas ceux qui sont morts. Pas ceux qui, en manière de seconde chance après de terribles épreuves, connaissent des épreuves plus terribles encore. Un rêve qui se mue en cauchemar : peut-on vraiment sortir plus fort de cela ?
Il secoua la tête.
-D'autant que les Ithiliens ne lâcheront pas le morceau. Ils considèrent les Landes comme leurs, ils considèrent cette cité comme leur, ils comptent bien s'y établir définitivement et utiliser à leur profit tout ce qui s'y trouve. Même si nous vainquions ceux qui sont ici... d'autres viendraient.
Il le regarda bien en face.
-Rien n'est possible à Clairétoile. Rien ne la sans doute jamais été.

Le regard d'Etienne déstabilisa Hubert. La fièvre qui l'habitait, cette certitude flamboyante... Comment pouvait-il lutter alors que lui-même n'était sûr de rien, qu'il gardait à l'esprit cette catastrophe en cours, qu'il n'avait pu prévenir, qu'il devait absolument combattre pour espérer... espérer quoi, d'ailleurs ?
" Les Ithiliens seront défaits, Etienne. Si pas par nous, par les Anteluciens et les Luméniens qui nous soutiennent et qui viendront. L'ombre ne triomphe pas. Elle peut dominer un temps, mais elle finit toujours par céder devant la lumière."
Ils perdaient du temps. Etienne ne flancherait pas. Ils devraient le sauver contre son gré, plus tard, mais pour l'heure... Il jeta un regard aigu à Thibault. Ce maudit clerc n'allait-il rien dire ? Et sa prétendue sagesse ?

-Je l'espère. Et j'espère que ceux qui voleront à notre secours seront assez bons pour laisser une part des richesses de la cité aux membres de la Communauté. Ils en auront besoin pour se relancer, ailleurs...
Quant à Thibault, il haussa les épaules.
-Que veux-tu que je dise, Hubert ? Il veut rester et nous ne pourrons pas le faire changer d'idée. Personnellement, si j'étais captif à la Forteresse, savoir qu'il a réussi à s'enfuir et qu'il se trouve avec les autres colons libres, prêt à venir m'aider, ça me remonterait grandement le moral. Mais bon...

Hubert soupira et s'écarta un moment du chevalier pour parler au clerc.
" Les colons savent qu'Albérich et moi sommes libres. Qu'un membre du conseil reste à leur côté... Je ne sais pas."
Il passa une main sur son visage.
" Il sera furieux, si nous l'emmenons. Et son état pourrait déstabiliser les gens qui sont libres... Voir qu'il a renoncé... Crois-moi, j'ai envie de l'aider... D'entre tous... Il ne mérite pas ça... et le laisser ici, à la portée de Louis..."
La haine flamba une seconde dans ses entrailles.
" Tu as peut-être raison. Mais nous allons devoir l'assommer... Il ne nous suivra jamais de son plein gré."
Et il ne nous le pardonnera jamais, songea-t-il, amer.
Mais peut-être Albérich parviendrait-il à quelque chose... Après tout, il avait été au fond du trou, lui aussi, et avait réussi à remonter à la surface...

-Alors assommons-le, souffla le Sunite. Nous ne pouvons plus tergiverser et imagine les conséquences néfastes sur le moral du groupe, sur notre propre moral, si nous le laissons finalement ici, à la merci de Louis, des Ithiliens et des conséquences de la catastrophe lorsqu'elles commenceront à se manifester... Alors oui, il sera furieux, oui, il nous en voudra mais, parfois, il faut savoir aider les gens contre leur gré et cette fureur pourrait lui permettre de repartir de l'avant. Quant à nos compagnons... Le voir dans cet état les affectera, c'es tûr, mais leur bienveillance et leur amour lui feront rapidement du bien. Sans compter, comme je le disais, l'espoir que son évasion donnera aux autres captifs : si nous avons réussi à libérer le mieux gardé d'entre eux, ils penseront que rien ne nous est impossible et qu'il leur faut juste être patients !

" Tu as raison. Maintenant, assommer un homme, ce n'est pas si facile... surtout... volontairement..."
Il soupira et retourna auprès d'Etienne.
" Je suis désolé, murmura-t-il. Vraiment."
Puis il lui flanqua un coup brutal sur la tempe gauche, dosant sa force pour ne pas le blesser. Il lui insufflerait un peu d'énergie tout juste après, pour s'assurer qu'il n'avait pas frappé trop fort.

-Bon et bien, je crois qu'on peut y aller...
Le Sunite jeta un regard pensif à la pièce.
-En fait non, laisse-moi quelques instants.
Déposant le Passepierre au sol, pour que la faille ne se referme pas, il s'avança et entreprit de récupérer les couvertures, de les replier rapidement et de les jeter sur son épaule.
-Là, on peut vraiment y aller. On rejoint les autres ?

" Oui."
Hubert avait soulevé Etienne comme une jeune mariée, mais il le balança rapidement sur son épaule. Une fois qu'ils auraient rejoint les autres, il le confierait à l'un des paladins sunites, celui qui n'avait pu gagner l'épée de Thibault. Il gardait un goût amer de l'épisode qui, il le savait, ne le quitterait pas de sitôt. Mais à présent, il fallait qu'ils fassent cette diversion tout en parvenant à fuir. Il avait l'impression que le groupe devrait immanquablement se séparer pour que cela soit possible, avec Giovanni guidant les uns vers les souterrains, tandis que Thibault et lui-même embrasaient l'étage — peut-être au propre, sûrement au figuré — avant de fuir.

Ils purent sans problème rejoindre les autres qui n'avaient pas bougé, même si leur nervosité était manifeste : après tout, ils étaient restés absents un certain temps... Voir Étienne les emplit de joie, le voir dans cet état les plongea dans la perplexité mais... ils ne posèrent pas de question. Hubert put donc le confier à Roland, le malheureux paladin dépourvu d'épée, puis expliquer son plan.
-Et comment vous enfuirez-vous ? s'enquit Giovanni. Même si vous savez globalement où se trouvent certains des passages secrets, les ouvrir rapidement est une autre affaire. Et la majeure partie d'entre eux vous sont inconnus, ce qui sera un handicap...

" Je me disais que nous nous enfuirions par les airs... dit le paladin. Nous avons le phylactère... Nous pouvons mettre le bordel, nous barricader dans une chambre et décamper par la fenêtre. La transformation est immédiate : l'un de nous deux sauterait par la fenêtre en se métamorphosant aussitôt et l'autre n'aurait plus qu'à lui sauter sur le dos. Nous pouvons nous poser loin, dans une direction tout à fait opposée au palais... et puis rentrer par les souterrains, plus tard... La ville est immense, les Ithiliens ne peuvent pas tout quadriller... et ça maximiserait nos chances de nous en sortir tous, je pense."

-Je n'avais pas vu les choses comme ça. Mais effectivement, c'est une bonne idée. Je regrette juste de ne pas pouvoir assister au spectacle...
-Et moi donc, fit Roxane. Il y aurait moyen d'en faire une chouette chanson...
Giovanni farfouilla dans ses poches jusqu'à trouver le phylactère puis le remit à Hubert.
-Bon, je vais conduire tout le monde jusqu'à un escalier secret débouchant sur le premier étage. Nous rallierons la sortie quand vous aurez attiré tout le monde ici.

" Rappelle-toi que tu as déjà participé à pareil spectacle, Giovanni, dit le paladin avec un sourire indulgent. Mais faisons ça. Soyez prudents, et on se retrouve au palais... Vous aurez peut-être besoin de nous pour rentrer... mais à mon avis, Albérich va trépigner dans le couloir avec son singe."
Il poussa un soupir. Sous la plaisanterie se cachait une réalité. Le Lathandrite n'était sûrement pas ravi de ne pas les voir revenir. Chassant ces pensées, il se tourna vers Thibault, pour s'assurer que le clerc était d'accord avec son plan. Il n'en doutait pas vraiment, en réalité.
" Si tu es paré, on sort. On devrait peut-être se mettre d'accord sur l'un ou l'autre aspect de notre diversion, cela dit..."

Avant de répondre, Thibault confia les couvertures à l'un de leurs compagnons puis les observa s'esquiver grâce au Passepierre : pour un groupe aussi nombreux, se hasarder dans le couloir aurait été trop risqué.
-Alors, la diversion... fit le Sunite quand ils se retrouvèrent seuls. Personnellement, je suis très tenté d'ouvrir le bal par une charge d'élémentaires puis d'enchaîner avec quelques colonnes de feu. Ou alors, on peut réserver ça pour le bouquet final...

" Non, c'est bien... Souviens-toi que le but est de faire un maximum de bruit... et qu'ensuite, nous prenons la poudre d'escampette..."
Il haussa les épaules et posa la main sur la poignée de la porte.
" Bon... Je te couvre pendant que tu incantes. On devrait peut-être décider de l'endroit où on se replie... et je pense que je ferai l'oiseau... Faut juste que j'essaie de me déshabiller avant, sinon je n'aurai plus rien..."

-Bah, tu serais seulement le premier d'une liste amenée à s'allonger considérablement dans les jours à venir pour finalement englober toute la Communauté. Excepté les Sunites qui, apparemment, sont les seuls à savoir prendre soin de leurs affaires. Votre seule chance est que Frida parvienne à nous rejoindre.
Sa mine se fit plus sérieuse.
-Bon, il faudrait aussi essayer de récupérer les clefs de l'officier. Il me semble que même Étienne portait l'un de ces fichus colliers, sans doute pour éviter que nous ne le contactions par magie...

" Ça marche, dit le paladin en ouvrant la porte. On va avancer à couvert, et tu envoies tes élémentaires dès que tu peux... Ensuite les colonnes... Après... Improvisation, je suppose. Mais souviens-toi que tu n'es pas armé, donc... à moins que tu n'aies songé à mémoriser un sort qui te matérialise une arme... Tu restes derrière moi."
Il se glissa aussitôt dans le couloir et partit dans la direction où se trouvaient les cellules désormais vides et les ignorants qui les gardaient.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue