La Couronne de Cuivre

Il put constater que la cloche avait éveillé de la perplexité et même de la tension chez nombre de ses compagnons. Pour autant, il n'y avait pas de panique dans l'air : ils avaient visiblement confiance dans la protection qu'offrait le palais et dans la parole de leurs dirigeants. Pour le reste, l'annonce de l'Assemblée fut fort bien accueillie : oui, les gens avaient besoin de savoir ce qui se passait, ce qui était prévu...
Cette longue démarche accomplie, il retrouva la magistrate devant la porte menant à la petite salle de contrôle, porte que sa convocation put ouvrir sans peine. Dès lors, placer les gemmes aux bons emplacements fut l'affaire d'un instant.
De leur expédition, en revanche, pas encore de signe.

L'anxiété du Luménien enflait mais il n'y avait qu'une seule solution : s'occuper les mains et l'esprit. Trembler ne les ferait pas rentrer plus vite. Il s'en voulait, cependant, de ne pas les avoir accompagné. Il réalisait qu'il l'avait fait par peur : peur de voir Hubert flancher, peur de ne pas réussir à le canaliser, avec tout ce que ça voudrait dire sur eux, leur lien, le futur. Mais c'était trop tard : le paladin était au dehors, livré à lui-même, avec Ezéchiel qui avait si peu de patience face à ses failles, le ferment d'une catastrophe. Il devait compter sur Thibault, aussi paradoxal cela soit-il, pour faire tampon. Mais Thibault était plein de hargne, fragile lui aussi, rien ne pouvait rattraper le fait qu'il aurait dû y aller, qu'il ne l'avait pas fait, et qu'à présent il en payait le prix, à attendre et craindre et espérer.
" Je vais aller chercher Ruth, elle nous sera sûrement indispensable pour révéler ce que les gemmes ont mis en mouvement, dit-il à Marthe. On peut se retrouver tout de suite dans l'amphithéâtre. J'espère juste que nous n'avons pas déclenché quelque chose que les Ithiliens pourront repérer de l'extérieur..."
C'était son inquiétude principale, mais il l'avait remisée —*oubliée même — pour ne pas décevoir la juge. A présent, là aussi, il était trop tard pour se morigéner. Si la coupole de l'observatoire s'était mise en mouvement, au grand soleil, leur refuge deviendrait soudain bien moins discret... et ils devraient assumer les conséquences de leur imprudence.

L'inséparable quatuor que formaient les écuyers d'Hubert et les apprentis de Giovanni se trouvait, comme d'habitude, auprès des Petits Paludiers. Le voyant approcher, les enfants lui jetèrent des regards inquiets, signe que l'absence prolongée de leurs maîtres respectifs n'était pas sans les affecter - midi était passé et l'heure du repas approchait, après tout. Ils furent rassurés de constater que le Luménien n'était porteur d'aucune mauvaise nouvelle et Ruth accueillit avec bonheur le changement d'activité qu'il lui offrait.
-C'était quoi, cette cloche ? s'enquit-elle alors qu'ils se dirigeaient vers l'amphithéâtre.

Le Luménien ne voulait effrayer la gamine, ni lui confier des informations qu'ils avaient tues auprès de ses aînés. Il ne voulait pas lui mentir, non plus.
" Nous ne savons pas exactement. Mais nous pensons que c'est une forme d'alarme qui indique que les Ithiliens ont franchi une porte que les Anciens espéraient protégée. Nous cherchons à en apprendre davantage dans les livres que nous avons rassemblés... et peut-être que le groupe qui est parti nous rapportera, lui aussi, plus d'informations."
Sauf qu'ils étaient normalement partis dans une tout autre direction. Il fallait donc espérer le contraire.
" Nous en parlerons à l'assemblée, tout à l'heure."

Elle grimaça.
-Est-ce qu'on sera obligés de venir, nous ? Est-ce qu'il y aurait pas moyen qu'on ait... heu... une version résumée ? Non parce que les Assemblées, c'est très important et sans doute très intéressant aussi, d'accord, mais juste rester assis à écouter, c'est vite... hum... ennuyeux.
Ils avaient atteint le premier étage et progressaient désormais dans un long couloir, en direction de leur objectif.

Le clerc sourit.
" Il n'y a aucune obligation, Ruth... Mais je pensais que vous aviez l'âge, peut-être, de commencer à vous intéresser à ce qui nous arrive... Après, oui, c'est sûr que tu trouveras quelqu'un pour t'en faire un résumé. Tu fais comme tu veux... C'est vrai que ça risque de durer un peu... Mais il faut que tous les adultes puissent y assister, donc... si vous ne venez pas, vous devez pouvoir être sages pendant toute sa durée."

-Où alors qu'on trouve un coin où on peut s'amuser sans risques, répondit-elle avec aplomb. Moi, j'ai l'impression que ce sera plus facile pour vous de discuter si on est pas tous là à s'agiter sur nos bancs en attendant que ça se termine. Ou à courir partout, parce qu'il y en a pour qui rester assis des heures, c'est trop difficile ! Et j'dis pas forcément ça pour moi.
Enfin, ils atteignirent l'entrée de l'amphithéâtre où Marthe les attendait. Ruth, elle, grimaça : manifestement, elle aurait préféré commencer par l'observatoire plutôt que par ce qui ressemblait fort à une grande, très grande salle de classe.

Albérich remisa cette question de la gestion des enfants dans un recoin de son esprit — il avait du mal, malgré les paroles de Ruth, à estimer que c'était là un problème digne de réflexion, en ces heures difficiles — et sourit à Marthe.
" Nous voilà, annonça-t-il stupidement. Est-ce que tu as déjà remarqué quelque chose ?"
Si ce n'était pas le cas, Ruth pourrait se mettre aussitôt à la recherche du panneau de commandes. Ensuite... ensuite ils aviseraient en fonction des risques de se signaler à l'extérieur.

-Non, rien de spécial, répondit la magistrate. Mais si cela se passe comme pour les cuisines ou les thermes, nous devrions désormais avoir accès à un panneau de contrôle. Et à mon avis, c'est du côté de l'estrade qu'il se situe... En tout cas, cela paraîtrait logique.
C'est donc de ce côté là que Ruth entreprit ses recherches. Moins de cinq minutes plus tard, elle provoquait l'ouverture d'une niche jusqu'ici invisible. Elle abritait effectivement un panneau de contrôle, quoi qu'il fut très simple : deux boutons seulement et, à côté, une fente étroite. En revanche, en dessous, était déposé un coffret de métal qu'ils purent ouvrir sans mal et qui s'avéra contenir moult petits disques gravés d'étranges symboles.

Albérich prit précautionneusement un des petits disques entre ses doigts.
" Zut... A nouveau cette écriture incompréhensible... C'est dommage que nous n'ayons pas trouvé une sorte de dictionnaire... Ça doit exister, pourtant, ce charabia n'était pas la langue usuelle des Anciens..."
Les disques paraissaient fait pour s'encastrer dans la fente, mais dans le même temps, s'y risquer alors qu'ils n'avaient aucune idée de leur usage ou du fonctionnement du panneau lui paraissait un peu... prématuré.
" Il n'y a rien de précis sur cette salle, dans ton bouquin qui parle de l'Arche ?"

-Malheureusement non. Je n'ai trouvé que des descriptions générales et même la plus détaillée, dans le livre dont je t'ai parlé, ne dépeignait pas chaque salle...
-On a qu'à tester ! fit Ruth, enthousiaste. C'est ce qu'on a fait avec m'sire Hubert, aux thermes, et y a même pas eu de catastrophe. Pareil aux cuisines. Alors pourquoi se priver ?
-J'aurais tendance à être du même avis...

Albérich grimaça. Elles étaient deux contre lui. Des femmes. Elles ne lâcheraient pas le morceau.
" C'est quand même... potentiellement... si on détruisait tout par mégarde ?"
A voir leurs regards, il avait peu de chance d'avoir gain de cause et il se ferait reprocher sa tiédeur, à nouveau.
" On ne sait même pas... Bah. D'accord. Mais que Ruth le fasse, puisqu'elle a des doigts bénis."

-Gé-nial !
L'instant suivant, elle s'emparait de l'un des petits disques pioché au hasard dans le coffret et le glissait - avec une certaine délicatesse - dans le réceptacle qui lui semblait destiné.
Durant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis, tout à coup, le pan de mur situé derrière le bureau et face aux gradins s'illumina. Bientôt, une image s'y forma, une sorte de tableau incroyablement réaliste montrant, dans un décor champêtre, deux hommes se tenant par la main. Une voix s'éleva alors et, sur le ton de la narration, se mit à expliquer des choses auxquelles Albérich ne comprit presque rien, sinon qu'elles étaient exprimée dans la variante archaïque du commun employée par les Anciens - avec un accent à couper au couteau.

Le Luménien n'avait jamais rien vu de tel et il demeura un moment stupéfait.
" Giovanni va être intéressé..." dit-il à mi-voix.
Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?
Il se mit à incanter rapidement, conscient que vu les circonstances, il lui faudrait davantage de prise sur ce qui se déroulait autour d'eux.

Albérich -> Compréhension des langages.

Dès lors, la narration devint limpide. Qu'il s'agisse d'un récit romanesque ou d'une légende, il était question de la vie de deux jeunes gens profondément attachés l'un à l'autre et vivant insouciamment leur bonheur...
Les images se succédaient les une aux autres, toutes plus belles les unes que les autres. On voyait les protagonistes arpenter la sente ombragée d'un sous-bois, déboucher près d'une rrivière, s'y baigner, s'étendre sur la rive pour se sécher aux doux rayons du soleil, se rapprocher l'un de l'autre, échanger un baiser...
-Ruth, tu devrais... te détourner, souffla Marthe.
-Pourquoi ? C'est en train de devenir intéressant !

Albérich s'était senti changer de couleur et il regarda vers le panneau de commande. Un des deux boutons devait sûrement faire ressortir le disque, mais lequel ?
" Je propose qu'on en essaie un autre. Tout ceci est bien... édifiant... mais peu utile... Il y a peut-être autre chose que... des histoires... Ruth, s'il te plait ?"
Sans attendre, il pressa le bouton le plus proche de la fente, en espérant que ce soit le bon...

Ce fut le bon. La voix se tut, l'image disparut puis le disque glissa légèrement hors de la fente, permettant au clerc de le récupérer.
-Hé, mais ça devenait encore plus intéressant ! s'exclama Ruth, scandalisée par la manœuvre. Y avait des cavaliers avec des épées ! Chuis sûr qu'ils allaient surprendre les deux gars et être furax !
-Ruth ? Pourquoi ne pas aller voir si... le repas est bientôt servi ? souffla la magistrate.

Les chances que ce type de conseils fonctionnent sur une gamine comme Ruth étaient proches du zéro absolu.
" Je vais regarder si je peux... peut-être décrypter quelque chose sur les disques..."
Pourquoi diable comprenait-il le langage parlé mais pas l'écrit ? Quelle était cette langue qui résistait à leurs sortilèges ? Ce n'était pas du céleste. Hubert l'aurait compris de manière innée, s'il était vraiment ce qu'il était.
Il chercha à trouver des points communs entre le disque qu'ils venaient d'utiliser et les autres. Peut-être y avait-il un symbole pour indiquer qu'il s'agissait juste d'une histoire... mais peut-être étaient-ils tous porteurs d'histoires... peu utiles, à moins de chercher des indices dans les décors, les vêtements, les paroles. Ils n'avaient franchement pas le temps de s'envoyer une bibliothèque de romans visuels à la recherche de quelque chose d'indéterminé.

Mais peut-être ces symboles, s'ils reprenaient l'esthétique de ceux apparaissant sur les portes lorsqu'un être céleste les touchait, n'avaient-ils pas grand rapport avec ces derniers. Peut-être s'agissait-il simplement d'une sorte de cote... En tout cas, il nota la présence, sur chaque disque, d'une minuscule gemme de couleur. Celle de celui qu'il tenait était d'un beau brun et l'on en trouvait des semblables dans le coffret. Ainsi que des bleues, des jaunes, des vertes, des roses, des oranges... Point de doute à ce sujet : c'était un système de classification.

Albérich décida de se fier à ce code de couleur, même sans être certain de sa signification. Il remisa les disques marqués d'une gemme brune et en glissa un bleu dans la fente, avant de jeter un regard hésitant à Marthe. Il préférait rester près de la machine et compter sur elle pour écarter Ruth si les images que le disque générait s'avéraient peu adaptées à une gamine de son âge.

Mais ce ne fut pas nécessaire.
La première image projetée fut une carte de style antique représentant, avec une certaine précision, l'île d'Helonna et la côte voisine de Dorrandin.
La deuxième, une carte encore, était consacrée à cette région qui portait aujourd'hui le nom de côte du Soleil.
S'ensuivirent des dessins, des gravures, des peintures figurant des paysages, des villages...
Quant au commentaire, il se livrait à une véritable leçon de géographie.

Brun, fiction. Bleu, géographie. Albérich arrêta le disque, le fit sortir du panneau, et tenta un disque jaune. Ce faisant, il leva les yeux.
" Si tu as de quoi noter, Marthe... Il y a un code couleur. Je peux retenir jusqu'ici, mais ma mémoire n'est plus ce qu'elle était..."

-Oui, je dois avoir ça...
-S'il vous plait, évitez de tester les disques roses, souffla Ruth. Non parce que je suis sûr qu'elles sont ignobles, leurs images. Du genre des dessins pour apprendre à faire de la dentelle ou des broderies...
Quoi qu'il en soit, c'est à l'histoire qu'étaient consacrés les disques marqués d'une gemme jaune. Ainsi Albérich eut-il droit à une leçon sur le réaménagement d'une portion du quartier nord suite à des accords commerciaux conclus avec une autre cité des Landes. La magistrate et l'écuyère, elles, ne pouvant comprendre le commentaire, durent se durent de dessins, de plans...

Albérich éjecta le disque jaune et prépara un vert.
" Brun, fiction ; bleu, géographie ; jaune, histoire."
Il serait temps de revenir en arrière plus tard : les disques historiques étaient peut-être riches d'enseignement, il y avait peut-être un disque sur la fameuse légende parmi les bruns. Mais il ne put s'empêcher de ressentir un léger découragement : ils avaient somme toute découvert une bibliothèque de plus... à inventorier, analyser, décrypter... en plus de tous les livres qu'ils avaient déjà trouvés. Trouver une information utile dans cette somme de connaissances risquait de leur prendre des semaines, en comptant qu'un sortilège de compréhension des langages était indispensable.

Tandis que la juge prenait des notes, il passa en revue les autres couleurs. Le vert semblait consacré à la fois aux sciences et à la nature, le orange aux activités sportives et de loisir, tandis que le rose...
-Pitié, pas le rose... l'implora Ruth.
-Rien ne t'oblige à rester... dit Marthe, esquissant un sourire.
-Si : l'honneur.

Albérich sourit en poussant le disque en question dans la fente. Il doutait beaucoup que les Anciens aient déjà attribué cette couleur à la gent féminine.
" Le Rose, c'est la couleur de Lathandre, Ruth. Je suis certain que ce sera intéressant."
Il l'espérait, du moins.

HRP : rose, c'est le cinéma et les spectacles, c'est bien connu ! Mais tu as oublié le brun pour la littérature

Ruth croisa les bras, manifestement peu convaincue.
Débuta bientôt une séance présentant les divers spectacles montés, des siècles plus tôt, par un chorégraphe ayant visiblement beaucoup marqué l'histoire culturelle de la cité : le commentaire expliquait ses apports en ce domaine, sa modernité, ses inventions, tandis que les images présentaient les costumes ou les danseurs en pleine action...
-Intéressant, ça ? lâcha Ruth, atterrée. Moi je trouve que c'est tellement naze que même le mot naze ne suffit pas pour le décrire.

Albérich fit sortir le disque et soupira. Si la voix n'avait pas parlé dans ce galimatias antique, ils auraient peut-être eu une bonne opportunité de distraire la communauté pendant ces longues heures monotones, mais en l'état c'était inutile.
" Bon, allons voir à l'observatoire, et espérons que nous aurons plus de chance. Je veux cependant que nous soyons très prudents. Si nous modifions quelque chose qui se voit de l'extérieur, nous pourrions attirer l'attention de l'ennemi sur notre cachette et... franchement, nous n'avons pas besoin de ça en plus."

-Heureusement qu'il y a les disques bruns pis les oranges quand ils montrent de la lutte, commenta Ruth tandis qu'ils refermaient la niche. Non, parce que le reste, c'est comme l'école mais en plus ch... ennuyeux. Bon, après, peut-être que certains jaunes sont sympas s'ils parlent de batailles et tout. Mais je suis certaine que même ça, ils arrivent à le rendre hyper rasoir.
Ils sortirent alors de la salle. Au rez-de-chaussée, on devait être en train de manger. Et peut-être l'expédition était-elle revenue...

Albérich avait l'impression qu'on serait venu les chercher, si ça avait été le cas. Après tout, ils étaient les deux conseillers à demeure, les informations devaient, fatalement, leur remonter. Mais dans le même temps... Son angoisse avait refleuri en quelques secondes à peine.
" Bon... Faisons une pause repas. Nous aurons le temps d'aller voir l'observatoire ensuite. Là encore, ça peut valoir la peine de lire à son sujet avant d'appuyer sur des boutons au petit bonheur la chance..."
Mais il savait que Ruth et Marthe seraient à nouveau plus aventureuses que lui...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue