La Couronne de Cuivre

Voilà qu'il était au bord des larmes, maintenant ! Ce type était décidément encore plus instable que du vif-argent... sauf que ce dernier avait le bon goût de ne pas autant attirer les regards en pleine rue. Et maintenant, une jeune femme venait s'enquérir de leur situation. Une prostituée, peut-être... mais elle avait l'air en bien meilleur état que celles qu'on pouvait trouver en général dans les rues de la cité. Elle paraissait plutôt fréquenter des établissements plus huppés. Peut-être connaissait-elle même Orchandelle, s'il était de ce genre-là.

Kededric songea à la question de l'artiste. Qu'allaient-ils faire d'ici ce soir ? La femme venait peut-être de lui apporter une réponse. L'assassin pourrait lui confier Orchandelle pour qu'il s'amuse avec elle, et pendant ce temps, il pourrait souffler un peu et imaginer plusieurs possibilités pour détourner l'attention du personnel de dame Beau-Saba...

Il regarda la femme puis le peintre, tour à tour, puis il sourit malicieusement.

"Eh bien... oui, peut-être. Mon ami est un peu sensible, et je pense qu'il a besoin qu'on l'écoute... qu'on s'occupe de lui. Mais je ne suis pas très doué pour ces choses. Vous avez l'air d'être attentionnée. Accepteriez-vous de le prendre par la main ?" Il ajouta plus bas, mais sans chercher à ne pas se faire entendre de la jeune femme : "Nous nous retrouverions en fin d'après-midi, ici même. Qu'en dites-vous ?"

« Sensible ? Me prendre par la main ? Mais je ne vous permet pas, résidu de fiente ! explosa l’artiste. Je suis juste expressif ! Expressif je vous dis ! Ha mais ça, vous ne le comprenez pas ! Ça vous dépasse ! C’est quelque chose qui ne fait pas partie de votre petit quotidien minable ! Il faut de l’esprit pour savoir canaliser l’expressivité ! Il faut de l’esprit pour remarquer la richesse du monde et les possibilités qu’il offre ! Mais vous, vous n’avez pas d’esprit ! Vous êtes juste une paire de bras qui tient une dague ! Voilà ce que vous êtes ! »

La jolie demoiselle fit la moue, quelque peu intimidée par la virulence d’Orchandelle. Mais elle déclara tout de même :

« Et si je vous aidais à faire la paix ? Venez donc chez moi, une collation et quelques douces notes de musiques vous offriront une quiétude dont vous avez tout les deux besoin, j’en ai la conviction. »

Tant de gentillesse, c’en était presque louche. Ou alors la pauvre fille était candide.

Résidu de... il ne s'était pas regardé, ce déchet à peine capable de regarder quelqu'un sans l'imaginer étripé et peint sur une de ses toiles ! Kededric ne pipa mot, mais il darda un regard mauvais à Orchandelle. Bras qui tenaient une dague, hein... il pourrait aussi bien faire du dos de l'artiste son prochain étui à lame.

Cependant, la demoiselle insistait pour les calmer et les invita à se rendre chez elle. L'assassin la regarda curieusement, mais sans méfiance. Elle devait être sotte ou très entreprenante. Au moins, cela leur changerait les idées.

"Soit. J'accepte, pour ma part. Vous avez raison sur ce point, mieux vaut nous calmer. N'est-ce pas, très cher ?" fit-il, le moins glacialement possible à l'adresse du peintre.

Orchandelle hhésita, mais la jeune et jolie demoiselle s’exprima sans attendre sa réponse.

« Ho mais c’est fabuleux, dit-elle en joignant les mains. Venez, venez, j’habite à deux pas d’ici. Ce n’est pas très grand, j’en ai peur, mais cet appartement a au moins le mérite d’être convenable. J’ai pu le louer grâce à une de mes connaissances, Raoul Lepré. Il se trouve qu’il est le beau-frère du propriétaire de l’immeuble, un homme charment, José Lepré. Un économe fort doué. Il a un de ces nez, vous verriez ça ! Impossible de l’oublier, mais ça lui va bien. Oui, j’aime bien ces petites particularités physiques. Ça renforce nos identités. C’est bien la différence, vous ne pensez pas ? Parce qu’avec la mode, ces gens qui cherchent toujours à se vêtir de la même façon... non, moi ça me déplais. En même temps, il faut de l’argent pour suivre les dernières modes, parce qu’elles changent vites et à chaque fois, hop, on doit renouveler toute la garde-robe. Bon, après, faut éviter de trop se tenir à la marge aussi, sinon ceux de la haute nous regardent avec dédains. Mais en même temps, ils nous regardent toujours avec dédains et ce ne sont pas les bonnes actions de notre empereur qui vont y changer quoi que ce soit, j’en ai peur. Saviez-vous qu’il voulait abroger l’esclavage ? Incroyable non ? Enfin un régent qui a la tête sur les épaules, moi je dis ! Ce n’était pas comme ces dingues au service de Talos ou de je ne sais quelle dieu obscure qui ne jure que par la destruction et la crainte. Comment voulez-vous construire quelque chose avec des dieux comme ça ? Hein, je vous le demande ! Plus de culte prioritaire, c’est une bonne chose ! Surtout que tous les cultes devraient être autorisés maintenant, d’après les rumeurs. Ça, ça fait grincer des dents mon Raoul. Pas Raoul Lepré, mon voisin de pallié. On s’entend bien tous les deux. C’est pour ça que je l’appelle mon Raoul. Je crois qu’on est fait l’un pour l’autre. Il n’a pas une très bonne situation mais ce qui compte, c’est les sentiments. Enfin, pas que. Il faut quand même vivre. Et en ce moment, c’est pas facile facile. La guerre, ça pas été terrible. On nous disait que Manost allait tomber mais elle est toujours debout. Moi j’y comprends rien à la guerre. Ça apporte quoi de s’entretuer ? Vous pouvez me le dire ? Ho, j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Lidia Luthier. Certains m’appelle Pipelette, je vois pas pourquoi. Mais c’est sympa les surnoms. C’est comme le gros nez de Raoul Lepré, ça donne un petit quelque chose de plus à notre personnalité. Et vous, c’est comment ? Et vous avez un surnom ? Et vous voudriez en avoir un ? J’ai plein d’idées en la matière. Ho, pas autant que Raoul. Pas Raoul Lepré, ni mon voisin de palier. Non, Raoul Chapelle. Il travaille à l’école du Nécronomicon. Un jour, je lui ai parlé dans une taverne. Depuis il m’évite, je comprends pas trop pourquoi, mais il a tout plein d’idées. Ho, j’y pense, ça fait déjà trois Raoul que je connais. C’est drôle comme la vie est faite, vous ne pensez pas ? Je me demande combien de Raoul il y a en ville. C’est idiot de se poser ce genre de question, mais ça m’amuse. Ça fait du bien de penser à des trucs inutiles. On n’est pas des golems, on n’est pas fait que pour travailler. Enfin, ça, faut pas le dire à Raoul. Non, pas un quatrième. Raoul Lepré. ... »

Et tout en parlant, elle avait prise le chemin de chez elle.

Le flot, que dis-je ? L’avalanche, que dis-je ? La nuée cataclysmique de paroles de Lidia eut sur Orchandelle un effet presque soporifique. Il était clair que l’artiste n’était pas un traitre mot de la demoiselle. Il s’était réfugié dans ses pensées tordues où il élevait la mort en art absolu. L’appartement de la volubile Melandienne s’avéra plutôt agréable, en dépit de l’odeur qui y flottait. Une forte odeur d’huile essentielle conjuguée au parfum du renfermé. Dans pareille atmosphère, la somnolence était garantie.

HRP : si ton personnage ne désire rien entreprendre avant la soirée, tu peux faire avancer le temps jusque là.

Maudissant pour la quinzième fois son comparse de crimes - ou du moins de crimes envisagés - Kededric s'efforça de faire un peu la conversation avec la maîtresse de maison. En réalité, il se contentait souvent de répondre des "Ah bon ?" ou des "Vraiment ? C'est incroyable !" tandis qu'elle poursuivait ses tirades interminables, encouragée par l'assassin. Mais peut-être aurait-elle de toute façon continué à parler ainsi même sans la moindre réponse...

Pourquoi Kededric ne se contenta-t-il pas de la tuer ? Il se le demanda à plusieurs reprises, tant son agacement était grand. Le discours incessant de Lidia avait-il un effet somnifère sur lui ? Le temps lui parut long, c'était certain...

Lorsqu'il vit enfin les lueurs du jour disparaître, par la fenêtre, Kededric finit par se décider à réagir. Il leva les mains, paumes vers Lidia, et l'interrompit dans sa phrase.

"Chère madame, votre hospitalité nous va droit au cœur, mais nous avons des affaires à mener ce soir, et nous ne voudrions pas être en retard. Si vous voulez bien nous excuser... nous devons prendre congé, maintenant."

Il ne restait plus qu'à "réveiller" Orchandelle. Kededric lui aurait bien asséné un violent coup de pied, ou jeté un seau d'eau froide, pour ce faire.

« Hein ? Quoi ? C’est déjà le soir ? » répondit Orchandelle en se réveillant.

Il bailla, s’étira puis sortit de l’appartement de Lidia sans presque faire attention à elle. Son pouvoir d’abstraction était proprement spectaculaire. Peu après, l’assassin et l’artiste furent de retour chez Irène Beau-Saba. Le garde, à la porte, avait changé. Toutefois, il avait dû être mis au courant que des marchands allaient venir puisqu’il ne fit aucune difficulté, tout comme son collègue qui guida le duo dans la grande demeure. Il fallut un peu patienter dans le salon avant d’être reçu par la maîtresse des lieux. En fait, ce fut elle qui vint au salon, sans trop tarder. Irène était une grande femme, mince et belle, à l’air intelligent. Drapée dans une robe aux motifs intriguant et aux couleurs déroutantes, elle s’inscrivait dans la droite ligne insolite de son logis. Sa salutation fut respectueuse, mais très brève. La dame ne débordait pas de chaleur humaine.

« Bonsoir Messieurs. Navré de ne pas avoir pu vous voir ce matin. Je suis une femme occupée. Il parait que vous vendez des baumes miraculeux. Montrez-moi cela. »

Le garde qui avait fait office de guide restait en retrait, à l’entrée du salon.

Finalement, la dame pouvait les recevoir. Une bonne chose ; il avait craint d'essuyer un refus, ou du moins un nouveau report de leur "entretien" avec Irène Beau-Saba, mais la chance tournait peut-être en leur faveur.

Mais pas au point de leur permettre de s'occuper de la dame hors la présence d'un garde. Cela n'avait rien d'étonnant, cependant : les nobles et les riches mélandiens se méfiaient probablement tous de leurs concitoyens de plus basse extraction - sans parler de leurs semblables, dont ils se méfiaient sûrement encore davantage. Malheureusement, cela les obligerait à passer un peu de temps à tenter de convaincre la dame qu'elle pourrait rester seule avec elle ; et Kededric doutait qu'ils y arriveraient, même en étant persuasifs...

Mieux valait commencer comme ils l'entendaient, en présentant les "baumes" à la dame, puis en en discutant les vertus imaginaires.

"Ma dame, nous sommes heureux que vous puissiez nous consacrer un peu de votre temps. Nous disposons en effet d'une variété de baumes plutôt impressionnante... bien entendu, nous ne pouvons pas tous les transporter avec nous, mais mon ami en dispose ici de plusieurs qui sont assez représentatifs de ce que nous pouvons vous proposer."

Ce disant, il examinait la dame afin d'essayer de trouver quelque chose qui pourrait être "corrigé" à l'aide d'un baume-miracle. Elle était gracieuse, et... trouver un défaut sur elle n'était pas si évident.

Irène Beau-Saba semblait déjà tout avoir. La beauté, la fortune... Mais elle devait être de ses individus éternellement insatisfaits qui cherchaient toujours à obtenir d’avantage. Kededric en eu la conviction.

« Montrez-moi », dit-elle simplement alors que son regard circulait entre les deux prétendus marchands et la mallette d’Orchandelle.

Il fallait se méfier car Irène n’était pas une idiote. De cela aussi, Kederic en fut certain. Elle affichait une expression concentrée, essayant de jauger pour l’instant ses interlocuteurs. Le peintre se contenta de sourire puis il poussa d’un geste sa mallette vers son collègue. C’était à lui de se débrouiller. Lui, il était l’artiste, pas l’assassin. Le garde, en retrait, restait bien sûr à son poste.

Évidemment, les peintures d'Orchandelle ne pouvaient pas être appliquées telles quelles sur la peau. Enfin, si, mais sous peine de laisser une grosse trace colorée et froide, qui risquait de tomber en paquet au sol, sans avoir la moindre chance d'adhérer à la peau. Heureusement, l'artiste avait également de l'huile dans sa mallette. L'idéal pour réaliser une petite dilution d'une couleur, et pouvoir l'appliquer au mieux.

Kededric songea que la dame n'accepterait probablement pas de servir de cobaye pour la démonstration. Quant à Orchandelle... c'était probablement peine perdue ; son caractère irascible risquerait d'éclater et de tout faire échouer. Aussi, l'assassin décida-t-il qu'il appliquerait la peinture sur son propre visage.

"Un instant, ma dame, s'il vous plaît." Kededric ajouta quelques gouttes d'huile dans un des flacons. "Ces baumes contiennent une part de magie, et il faut les préparer au dernier instant pour être certain d'en tirer tout le potentiel. La magie est chose si volatile..." D'un geste théâtral, il montra le flacon ainsi préparé à Irène Beau-Saba. Un simple pot de peinture à l'huile...

"Nous ne voulons pas vous faire perdre davantage de temps... Celui-ci est probablement le plus extraordinaire de tous les baumes dont nous disposons ici." Il trempa délicatement son doigt dans la mixture, le ressortit coloré en vert pâle, et commença à l'appliquer sur ses joues. Le mélange était assez fluide, et la couleur s'étalait bien. Une bonne chose... Il reprit de la couleur à quelques reprises pour se couvrir l'essentiel du visage.

"Quelques instants d'attente... et il ne vous reste plus qu'à frotter le baume à l'aide d'un chiffon." Il s'exécuta. Tandis qu'il passait le chiffon sur sa peau, espérant enlever le plus possible de cette cochonnerie, Kededric modifia promptement ses traits pour les faire paraître plus jeunes, presque adolescents. Il vérifia qu'il avait pu ôter une bonne partie de la peinture avant de reparaître. Son visage était plus fin, moins dur, et il donnait l'impression d'avoir rajeuni de plusieurs années.

"Et voilà !" acheva-t-il, enthousiaste et gracieux.

La manœuvre de Kededric fut à ce point réussie qu’elle faillit même pousser Orchandelle à se trahir. Celui-ci, fort heureusement, après une brève expression de surprise qu’il n’avait pu réprimer, sut retrouver une attitude convenable en pareille situation. Irène Beau-Saba, quant à elle, semblait réellement impressionnée. Elle était restée concentrée sur chaque geste de Kededric jusqu’à voir le résultat... qui était plutôt stupéfiant. L’ombre d’un sourire se peignit sur son beau visage. Et dans ses yeux brilla la flamme de la convoitise. Cependant, elle était tout sauf naïve. La magie, en ce bas monde, pouvait également permettre de mettre sur pieds des arnaques confondantes. Et la riche commerçante devait le savoir.

« Ma foi, voilà une démonstration fort instructive », dit-elle.

Elle fit signe au garde qui surveillait de s’approcher.

« Pourriez-vous la refaire sur cette personne ? Si le résultat est aussi spectaculaire, je vous offrirai un très bon prix pour vos baumes, car ils le méritent. »

Le garde, un solide gaillard, aurait préféré resté à sa place, en retrait. Il regardait déjà le prétendu baume avec méfiance.

La dame était méfiante ; qui pouvait l'en blâmer, sinon eux deux, qui cherchaient surtout à parvenir à l'assassiner sans provoquer de remous dans la propriété et dans son voisinage ? Kededric répondit par un sourire et se tourna vers le garde, dont le visage hurlait qu'il n'avait rien moins envie que de subir cette épreuve.

L'assassin évalua ses chances. Lancer un sortilège demanderait de la rapidité et du calme. Le garde ne le laisserait pas faire, et Orchandelle ne se mêlerait sûrement pas de l'affaire. Ah... Rowan était une alliée autrement plus utile que ce dandy prétentieux ! Kededric ne pouvait pas modifier l'apparence du garde sans sortilège adéquat, et il n'en disposait pas. Il n'aurait pas le temps de l'inciter à essayer de se détendre pour prendre des atours plus jeunes, et le résultat serait au mieux aléatoire, au pire nul. Non, cette fois, il était acculé, et il ne restait qu'une seule possibilité.

S'approchant tranquillement du garde, le pot de peinture en main, il fit mine d'y tremper les doigts pour pratiquer à nouveau l'opération, puis il balança violemment le contenu du flacon au visage du garde, visant les yeux. Le flacon n'eut que le temps de tomber que l'assassin sortit sa dague de l'étui à son mollet, et il la pointa dans la gorge de sa victime. Pas le temps de s'assurer que le coup porterait !

Kededric ---> sommeil ---> Dame Beau-Saba

Inutile de lui laisser trop de temps pour hurler son désarroi...

Et effectivement, cette fois, rien ne la protégea. Le coup adroit de Kededric fit mouche et la maîtresse des lieux s’immobilisa, inerte. Orchandelle se releva tout en époussetant ses vêtements quelques peu froissés par cette empoignades acharnées.
« Et bien, ce n’est pas trop tôt ! bougonna-t-il à l’intention de son collègue. Heureusement que vous m’avez dit être un assassin car sans ça, voyez-vous, je ne l’aurais pas deviné ! »
La désormais connue bonhomie de l’artiste refaisait surface maintenant qu’il n’y avait apparemment plus d’obstacle entre lui et son futur ouvrage.
« Quand je pense que vous avez souillé une de mes plus belles couleurs ! » ajouta-t-il en se dirigeant vers sa mallette ouverte.
Il s’immobilisa soudainement. Des pas s’approchaient, des pas pressés. Il devait s’agir d’un garde ou d’un domestique qui avait entendu des choses suspectes. Cette personne allait franchir d’ici peu le seuil du salon, probablement pour y jeter un coup d’œil. Pas d’éclat de voix, pas d’arme dégainée, l’alerte n’était pas encore donnée.

La dame était étendue pour le coup. Une bonne chose de faite, car elle semblait bien capable de se défendre furieusement. Malheureusement, ils n'avaient guère le temps de s'affairer à la mise en scène du futur meurtre, car, non loin, des bruits de pas semblaient se rapprocher. Kededric se contenta de hausser les épaules à la remarque acerbe d'Orchandelle, puis alla se poster non loin de la porte du salon : il faudrait agir vite, cette fois, et éviter que l'alerte ne soit donnée dans toute la maison.

"Je me charge des inopportuns. Disposez donc de cette chère Irène Beau-Saba, je vous en prie", fit-il avec un air légèrement dédaigneux à l'adresse du peintre.

Il rangea soigneusement sa dague, non sans en avoir essuyé la lame. Il faudrait ruser, et non tuer tout ce qui passait. Les gardes de Melandis finiraient par être alertés, sinon. Et là...

« Vous plaisantez ? s’offusqua l’artiste, avec assez de bon sens toutefois pour parler bas. Pour exercer mon art, j’ai besoin de calme ! J’ai besoin de vous accessoirement, aussi. »

L’homme se baissa et tira le corps inerte derrière la table, sans doute pour éviter qu’il ne soit vu depuis la porte où devrait apparaître l’importun. Les pas de ce dernier se précisaient. Kededric aperçut bientôt un domestique à l’air soucieux et à la mise impeccable. Il semblait désireux de jeter un coup d’œil au salon, mais discrètement, comme il avait dû en recevoir l’ordre d’Irène. Si l’assassin voulait l’intercepter, c’était maintenant, sans quoi le domestique se rendrait au moins compte de l’absence de sa maîtresse dans la pièce.

Orchandelle avait au moins le mérite de n'être pas totalement stupide. Il déplaça promptement et habilement la dame pour la dissimuler auprès d'éventuels visiteurs, et il se contenta de rouspéter sans crier comme à son habitude. Néanmoins, Kededric ne lui passait pas facilement ses sautes d'humeur assorties du dédain habituel dont il faisait si souvent montre...

Pendant ce temps-là, un domestique apparut dans le champ de vision de Kededric. Il était temps d'agir pour se donner du temps sans éveiller les soupçons.

Kededric ---> charme-personne ---> domestique

Il ne restait plus qu'à convaincre l'homme de rebrousser chemin, tout en l'assurant que sa maîtresse se portait comme un charme et qu'ils avaient actuellement une négociation importante quant aux tarifs des baumes que les deux "marchands" étaient venus lui présenter.

"Dame Beau-Saba vous fera appeler si elle a besoin de votre service, mon ami. Vous pouvez disposer", ajouta-t-il sans brusquer le domestique.

Le sortilège fonctionna et les quelques mots de l’assassin firent le reste. Le domestique, rassuré, s’excusa poliment d’avoir dérangé, et s’en retourna à ses affaires, laissant le sinistre duo accomplir les siennes. Orchandelle, sitôt assuré d’avoir le champ libre, se perdit dans ses sordides réflexions en fixant tour à tour la dame au sol, la bête exotique empaillée et Kededric. Il se recula de quelques pas, sembla chercher un angle de vue parfait, puis farfouilla dans sa mallette en quête de son matériel. Curieusement, il ne prit pas de peinture ou de pinceau, mais uniquement une plume et un encrier, ainsi qu’un parchemin de qualité supérieure.
« Oui... oui ce sera bien comme cela... » dit-il en un souffle exalté, pour lui-même.
Son regard était devenu étrange. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’artiste faisait maintenant presque peur. Une inspiration démente l’habitait, faisant de lui ce génie terrible qui avait retenu l’attention du Capitaine Griscieux.
« La scène sera cocasse... Une mort drôle et légère... presque tendre... »
Il se tourna vers son collègue.
« Faites-là chevaucher l’animal empaillé. Mais dans le sens inverse. Qu’elle fasse face à l’arrière. Soyez délicat, n’abimez pas cette fragile créature. Ordonnez ces cheveux et sa robe. Puis étranglez-là. Je ne veux pas de sang. Une mort propre. »

Kededric aurait voulu pouvoir profiter du travail de l'artiste en le contemplant pendant qu'il grattait sa toile, mais il devait s'assurer qu'aucun fauteur de troubles ne viendrait les déranger durant leur affaire. De toute façon, dame Beau-Saba était morte, et intervenir ne l'aiderait plus. Autant les laisser faire jusqu'au bout, non ?

L'assassin se demanda à quoi ressemblerait la toile une fois terminée. Sans doute aurait-il l'occasion de la voir dans la cabine du capitaine, d'ici quelques semaines...

Orchandelle s'extirpa enfin de sa transe. Il avait l'air de celui qu'on vient de réveiller en sursaut d'un bon rêve, et qui n'était pas forcément de bonne humeur. Kededric préféra l'aborder calmement.

"Si vous êtes d'accord, je pense qu'il vaut mieux que nous ne traînions pas. Les gardes de la maison vont vraiment finir par se poser des questions..."

Il allait déjà falloir trouver une raison pour qu'ils leur donnassent le temps de partir sans qu'ils découvrissent le corps sans vie de leur maîtresse avant qu'eux deux ne fussent sortis de la maison.

Orchandelle ne fit pas de difficulté. Il se contenta de hocher la tête et de prendre ses affaires, l’air toujours un peu absent. Le duo quitta donc le salon. La chance leur sourit car ils tombèrent rapidement sur le domestique toujours charmé. Celui-ci fut enchanté de les reconduire dehors, ce qui se fit sans difficulté. Voilà donc le peintre et l’assassin dans les rues de Melandis, en train de s’éloigner, l’air de rien, du théâtre du premier meurtre. Subitement, Orchandelle sembla se réveiller tout à fait. Il s’immobilisa, regarda autour de lui. Les deux hommes s’étaient déjà assez éloignés pour ne pas craindre les gardes de la défuntes. Le guet serait sans doute averti, mais cela allait prendre encore un temps précieux, largement de quoi disparaitre.
« Bon. C’est assez pour aujourd’hui. Je retourne chez moi. Revenez demain matin pour notre prochaine tâche. »
Et sur ce, il tourna les talons. Si Kededric ne le retenait pas, il allait s’en aller.

Si les complications s'étaient présenté face à eux au début de leur tentative, la suite était plus heureuse. Ils cheminaient maintenant tranquillement dans la rue comme deux badauds, et personne ne paraissait leur accorder la moindre importance. Le temps que l'alerte fût donnée, ils seraient loin. Et insaisissables.

Orchandelle déclara alors son envie de rentrer chez lui. Ce ne serait pas lui qui le retiendrait ! La perspective de le retrouver le lendemain le fit cependant grimacer, mais un contrat était un contrat, et il ne souhaitait guère déplaire au capitaine.

"Fort bien. Dans ce cas, je vous retrouverai aux aurores. Reposez-vous bien, messire." Ce qui devait tourner dans la tête de l'artiste était sans doute effrayant, en ce moment. Kededric préféra songer à la bonne pinte qui savourerait en écoutant des chants de marins, ce soir. Quelque chose de plus tangible.

Ils se séparèrent donc là-dessus.

« Très bien, aux aurores. Ne soyez pas en retard. »
Le peintre s’en alla donc, replongeant presque aussitôt dans ses pensées. Kededric le vit manquer de percuter un passant et formuler des excuses machinales. Son art l’obsédait. Oui, mieux valait ne pas se demander ce à quoi il songeait en cet instant. Bientôt, il disparût au coin de la rue. L’assassin était libre de vaquer à ses occupations. Enfin, presque...
« Bonsoir messire assassin », fit une voix juvénile dans le dos du concerné.
Derrière lui se tenait un mioche crasseux que Kededric reconnu : Guilem, le rat-garou à la botte de Griscieux, celui-là même qu’il avait dû torturer en guise de test. Le môme ne semblait pas lui en porter grief.
« J’ai l’impression que vous vous en sortez bien. L’capitaine va être ravi. »

Ainsi s'en fut Orchandelle jusqu'à sa masure d'artiste. L'homme n'était pas fou. Lunatique, colérique et obsédé par son art, oui. Mais fou ? Non point. C'était sans doute le plus effrayant chez lui. Toujours était-il que Kededric était quelque peu soulagé de pouvoir enfin disposer d'un peu de temps sans ce type dont rien n'indiquait qu'il ne comptait pas l'ajouter, lui, à son projet de tableau morbide...

Il allait repartir d'un pas plus léger lorsque la voix du mousse qu'il avait malmené la veille parvint à ses oreilles. Ainsi donc, il était surveillé. Et de près, sans doute. Ce n'était pas tellement surprenant si on considérait les connaissances que le capitaine Griscieux avait de Melandis. Il avait sans doute déployé son réseau d'espions dans tous les recoins de la cité. En revanche, le fait de n'avoir pas repéré Guilem plus tôt contraria Kededric, avant de se rappeler que les rats-garou pouvaient bien entendu prendre la forme d'un rat. Quoi de plus pratique pour espionner sans être remarqué ?

"Vraiment ? Je suis ravi que nous soyons d'accord sur ce point. Espérons que nos actions futures soient aussi fructueuses." Il ne le précisa pas, mais son envie était surtout de se débarrasser de la présence d'Orchandelle au plus vite. Et cela passait par une bonne exécution de leur mission.

"Je vois que vous vous êtes rapidement rétabli de vos... écorchures." fit-il, un léger sourire en coin.

hrp : Kededric reprend enfin du service ! désolé pour les longues "vacances"...

Guilem eut un large sourire.
« Oui. Avec la magie, tout repousse, c’est pratique. Mais quoi qu’il en soit, il y a du nouveau vous concernant. Votre cible située dans le Noyau Occulte doit être la prochaine, impérativement. Sinon, vous devrez probablement la traquer dans une autre ville, voir un autre continent, et je doute que le peintre vous suivra si loin. »
Visiblement, le mioche adorait donner des instructions. Il était aisé de supposer que d’habitude, c’était lui qui les recevait, lui qui devait les appliquer.
« Il ce trouve que cette fameuse cible a appris le retour du capitaine à Melandis. Elle se sait menacée et désire aller voir ailleurs si elle y est. Son départ pourrait avoir lieu très prochainement. Le capitaine tient vraiment à avoir son tableau. »
Nouveau sourire, plein de sadisme celui-là.

Ah, la magie... et la lycanthropie qui devait y être pour quelque chose également. L'univers était plein de ressources, et ce gamin également, d'ailleurs.

"Un changement de programme. Bien, bien. J'espère que notre ami le peintre n'y verra pas d'inconvénient. Je dois le retrouver demain, dès l'aurore. Pensez-vous que ce délai sera possible pour notre prochaine affaire ?"

Si le temps pressait réellement, il faudrait peut-être revoir l'ordre des choses plus en profondeur. Orchandelle risquait de s'en offusquer...

« Demain ça devrait aller, enfin j’pense, déclara Guilem, traversé d’un doute soudain. De toute façon, j’vous ai dit tout ce qu’on m’a dit d’vous dire, à vous de faire au mieux. »
Il ne souhaitait visiblement pas risquer de prendre la moindre responsabilité si les choses devaient mal se passer.
« En tout cas, j’présume que demain mâtin, c’est mieux que demain après midi », ajouta-t-il tout de même.
Il faillit tourner les talons sur l’instant mais, le regard curieux, il demanda, à mi-voix :
« Hum, au fait... Vous avez pu voir les tableaux du peintre ? Il sont biens ? »
Cela ne faisait plus partie de sa mission. Mais il restait un gosse.