La Couronne de Cuivre

Ce n'était pas l'aïeule, c'était Colin en personne. Il s'était changé, avait rangé la pièce et lorsque Chandara survint, il lui jeta un regard plein d'espoir et lui sourit, radieux.
" C'est vous." remarqua-t-il assez inutilement, planté comme un poireau devant elle.

Par la déesse, ce que c'était difficile de le voir sourire de cette façon, de savoir que c'était uniquement parce qu'il avait mal interprété sa présence, à cause de sa promesse et ce qu'elle lui avait donné à espérer... Pourquoi fallait-il qu'elle soit obligée de détruire tous ces espérances qu'elle avait réveillées en lui ?

La grimace désolée qu'elle ne put s'empêcher d'arborer à cette pensée devait être éloquente pour lui apprendre qu'elle ne revenait pas avec de très bonnes nouvelles. Mais elle ajouta tout de même d'un ton calme :

- Colin, y a-t-il un endroit où l'on puisse s'asseoir ?

Il ne parut pas réaliser le moins du monde, et lui désigna le lit où il s'empressa de s'asseoir. Il poussa un profond soupir, sourit nerveusement, puis la dévisagea à nouveau.
" Elle a refusé de venir, n'est-ce pas ?" demanda-t-il alors, d'un ton maîtrisé.

Chandara n'hésita pas un instant avant de prendre place à ses côtés, se tournant à demi vers lui pour ne surtout pas se laisser surprendre par une saute d'humeur comme celle qui avait vu le jeune-homme se précipiter vers le port. Il semblait étonnamment calme et elle ne savait pas, après tout, si c'était parce qu'il avait pris du recul sur son amour perdu ou s'il ne réalisait pas encore. Elle chercha ses mots avant de répondre d'une voix douce :

- Elle a préféré ne pas venir, en effet. Mais je crois qu'elle aurait voulu vous dire au revoir plus dignement. Elle m'a d'ailleurs laissé un message à votre intention.

Il acquiesça, les lèvres pincées, puis la regarda droit dans les yeux.
" Chandara. Vous êtes envoyée par Sunie, n'est-ce pas ? J'ai enfin compris pourquoi. Mon amour avec Victoria... C'était une affaire de jeunesse. Une erreur, peut-être. Une passade inutile."
Il lui saisit brusquement les mains.
" Mais vous... vous m'êtes envoyée par les dieux ! Vous êtes radieuse, aimante, généreuse, formidable ! Chandara ! Ce jour est béni, car nous nous sommes rencontrés !"

Chandara écarquilla les yeux de surprise alors que la compréhension de ce que signifiaient les paroles de Colin faisait jour dans son esprit. Par la déesse, se pouvait-il que le jeune-homme se soit épris d’elle ?

Décidément, le chemin qu’elle avait emprunté était de plus en plus épineux et glissant… La déclaration de Colin - même si elle était mal inspirée – était bien compréhensible et venait du fond de son cœur. Elle tenait à l’aider pour le potentiel qu’elle avait détecté en lui et ce n’était pas en entretenant cette nouvelle flamme à laquelle elle ne pouvait répondre qu’elle y parviendrait.
Elle répondit donc avec douceur et sans chercher à dégager ses mains :

- Je suis sincèrement flattée par vos compliments, Colin. Et je me réjouis de l’affection que votre cœur est capable d’exprimer. La Sunite qui est en moi ne peut que vous y encourager mais vous devez prendre aussi un peu de temps pour remettre de l’ordre dans vos pensées. Vous avez subi un grand chagrin mais votre expérience n’était certainement pas une erreur ou inutile : elle vous aidera à donner à nouveau votre cœur et à aimer une personne qui saura vous le rendre en retour.

Elle esquissa une moue contrite avant de reprendre avec un peu plus de gravité :

- Vous êtes très avenant et passionné et ce sont des qualités indéniables mais vous devez aussi vous montrer patient : j’ai peur que vous me portiez des sentiments à cause du vide qu’a laissé votre rupture. Si Sunie m’a envoyé à vous, c’est pour vous aider à passer ce cap, à accepter cette déception pour que votre cœur soit prêt à saisir les autres chances qu’elle aura ménagé pour vous. Mais j’ai bien peur de ne pas être l’une de ces chances. Ce ne serait pas juste envers toutes les femmes radieuses, aimantes et généreuses qui n’attendent que de vous rencontrer !

Le jeune homme n'entendait pas être éconduit par de belles paroles.
" Vous avez peur, mais vous vous trompez. Je sais que vous êtes celle qu'il me faut ! Jamais personne ne s'est montrée plus... attentionnée envers moi. Pas même Victoria aux plus beaux moments de notre amour. Mais vous... vous êtes grâce, beauté, douceur, abnégation, vous êtes le soleil qui brille dans les rues grises de la ville, vous avez ravi mon coeur par votre... bonté surnaturelle... Jamais je ne pourrais trouver quelqu'un de votre valeur... Vous avez peur de ne pas être pour moi, mais c'est une erreur. Vous êtes la flamme qui embrase mon coeur..."

Chandara comprenait bien comment Victoria avait pu tomber amoureuse du jeune pécheur : il était vraiment beau parleur et son physique avantageux ne gâchait certainement rien. Peut-être même, se dit-elle, que ces paroles auraient suffi à embraser son cœur à elle si elle n'avait déjà trouvé un être lumineux, doux et bon. Un être qui lui avait tendu la main au cœur de la tourmente. Comment pouvait-elle en vouloir à Colin de succomber comme elle-même l'avait fait alors. Elle avait eu de la chance - une chance insolente - que son coup de foudre ait trouvé un écho favorable, un cœur libre à prendre. Mais comment parvenir à éconduire le jeune-homme sans le blesser, lui qui lui apparaissait si fragile ? Comment parvenir à le pousser vers sa destinée alors qu'elle ne pouvait la porter elle-même ? Par l'honnêteté et la sincérité peut-être...

- Ma bonté, mon aide et même mon amitié vous sont toutes acquises, Colin. Vous les méritez amplement. Mais je ne puis vous offrir plus que cela. Je ne peux vous accorder mes sentiments car je les ai déjà offert à un autre.

" Un autre... Oui, je sais, ce paladin... Mais Chandara... Ne vous fourvoyez pas avec un paladin. Ils ne sont pas fiables. Ils font toujours passer leurs idéaux d'abord, ils ne savent pas... aimer comme je pourrais vous aimer !"
Il lui serra les mains, doucement, mais avec ferveur.
" Laissez-moi... me mesurer à lui. Je pourrais l'affronter en duel. Gagner votre coeur."

La jeune-femme esquissa un sourire à la fois ironique et compatissant et répliqua aussitôt avec honnêteté :

- Je ne doute pas que vous sauriez m'aimer : vous n'avez rien à prouver en la matière ! Mais je ne saurais pas vous le rendre en retour : mon devoir et mes idéaux passent avant tout : je suis paladine, moi aussi. Ou en tous cas je l'étais. Et mon devoir est de vous aider à trouver la bonne personne. Avec discernement.

La révélation de la profession antérieure — et peut-être à venir — de la jeune femme laissa Colin complètement incrédule.
" Vous êtes paladine ? dit-il. Mais si vous êtes paladine... Vous aviez le droit de vous introduire chez Victoria en vous faisant passer pour quelqu'un d'autre ?"

Cette fois, la réponse de Chandara ne se fit pas attendre, ingénue mais sûre d'elle-même :

- Je n'ai peut-être pas été parfaitement honnête dans le sens où je n'ai pas décliné mon identité complète d'emblée mais je ne me suis jamais faite passer pour quelqu'un d'autre : ce sont les employés de la maisonnée de Victoria qui ont fait leurs propres déductions à mon sujet ! Et vous aider - vous comme Victoria - valait bien cette menue entorse...

Il paraissait toujours sceptique, mais la petite flamme un peu folle qui avait animé son regard jusque là s'était amoindrie.
" Hum. Une paladine. Vous n'êtes pas vraiment mon amie, alors, en fait. J'étais... plutôt une mission."

Tant que le jeune-homme ne retombait pas dans le désespoir consécutif à sa rupture, qu’il la considère un peu moins comme une amante potentielle soulageait quelque peu Chandara : elle n’était pas prête à le suivre sur ce terrain et elle ne pouvait donc rien bâtir sur ce qui ne serait qu’une illusion ou même un mensonge. En revanche, elle réagit avec sa passion coutumière à sa dernière sortie :

- Vous n’êtes pas seulement une mission : vous êtes plus que cela, vous êtes une personne que Sunie a placée sur mon chemin et que j’ai choisi d’aider. En tous cas d’essayer. Et si vous voulez me considérer comme une amie, j’en serai sincèrement très honorée, indépendamment de tout le reste.

Elle esquissa un petit sourire qu’elle espérait encourageant sans pour autant que ce soit une invitation à davantage.

Colin était franchement sceptique, maintenant. Sans doute était-il assez naturel qu'une personne de son extraction considère les paladins avec méfiance.
" Mais vous ne pouvez pas être mon amie. L'amitié, c'est pas comme l'amour, ça ne fonctionne pas par coup de foudre."
Il fronça les sourcils.
" Je dois vous payer, en fait, maintenant ? Ou vous faire une obole ?"

Chandara se retint d'éclater de rire en entendant les préjugés du luménien sur ses pairs. Mais elle ne voulait pas risquer de le vexer aussi se contenta-t-elle de récupérer ses mains et de répondre d'un ton amical :

- Par la déesse, non ! Vous ne me devez rien. Si vous vous sentez le cœur de lui adresser une prière, je vous y encourage mais ce n'est pas non plus une obligation : vous devez en avoir envie sinon ça n'a pas beaucoup de valeur...

Elle marqua une pause, croisa son regard et ajouta d'un ton plus solennel :

- Mais ce qui est de loin le plus important pour moi est que vous ouvriez les yeux, Colin : c'est une mission que je vous confie. Vous devez prendre conscience de votre charme et être ouvert aux opportunités que la vie mettra sur votre chemin. C'est la seule chose que j'ai envie de vous demander. Comme un service.

" Hum. J'imagine que je peux vous rendre ce service." dit le jeune homme d'un ton un peu emprunté.
Il paraissait toujours très sceptique, comme s'il s'attendait à quelque coup fourré.
" Vous êtes une drôle de personne. Je crois que vous me faites même un peu peur." ajouta-t-il, finalement.

Cette fois, Chandara rit franchement et c'est avec gaieté qu'elle répondit au jeune marin déboussolé :

- Ne vous en faites pas pour ça : je crois que je fais un peu peur à tous ceux qui me côtoient. Même à mon paladin, c'est dire !

Elle esquissa un sourire, se leva et reprit sans lui laisser le loisir de réagir :

- Je vais devoir vous laisser pour aujourd'hui mais n'oubliez pas que nous avons rendez-vous demain. Je compte sur vous pour ne pas me faire faux bond !

Les paroles de la paladine, ainsi que ses grandes exclamations de joie, ne parurent pas rassurer le jeune homme le moins du monde et il la regarda avec une incrédulité renouvelée.
" Demain ? Mais demain pour quoi faire ?"

Se pouvait-il qu'elle l'intimide tellement qu'il en ait oublié l'incident du port ? Elle s'en voulait de le lui rappeler avec tout ce que cela comportait comme risque de rechute mais elle n'hésita qu'un instant avant de répondre :

- Pour l'audience auprès du tribunal maritime, vous vous souvenez ? J'espère que l'on ne risque pas grand chose mais j'entend bien assumer l'incident...

" Ah oui, zut. Oui, oui, je serai là, vous en faites pas."
Il soupira.
" Oh, on risque pas grand chose. Y'a des crimes plus graves, c'est juste pour marquer le coup."

Guère au fait de la conduite à tenir, la jeune-femme décida de se laisser guider par son instinct et se pencha pour esquisser une accolade amicale puis se dirigea vers la porte avant de se retourner une dernière fois :

- A demain alors, Colin. Et n'oubliez pas le service que vous devez vous rendre à vous-même !

En sortant, elle déposa un petit cabas contenant les vêtements que le pécheur lui avait prêtés et le tissu sur lequel Victoria avait laissé son mot. Colin ne semblait plus s'en soucier mais il serait peut-être heureux de le retrouver un jour et de laisser quelqu'un le lui lire.

Chandara put donc regagner la rue sans que le jeune homme ne la prenne en chasse, avec la promesse de se présenter au tribunal le lendemain. Il lui restait cependant à définir ce qu'elle ferait ensuite : rentrer à la commanderie ou partir à la recherche d'Arthur, dans la botte de foin qu'était Luménis... En tout cas, vu l'heure et le quartier où elle se trouvait, elle avait probablement intérêt à ne pas trop s'éterniser... ni à avoir l'air complètement perdue...

Peut-être que, quelques mois plus tôt, elle se serait fiée à son instinct voulant retrouver Arthur au plus vite. Mais elle avait un peu gagné en sagesse au contact du luménien et en frôlant plusieurs fois la mort : son paladin savait se défendre et n'avait rien à craindre : il serait en outre bientôt de retour à la commanderie, elle en était persuadé : c'était là qu'il avait le plus de chances de la retrouver après tout. Et si ce n'était pas le cas, mieux valait tout de même s'y rendre et solliciter l'aide de quelques preux pour le retrouver en ville. C'est donc d'une démarche décidée qu'elle reprit le chemin des beaux quartiers, se dirigeant au plus vite vers une rue fréquentée pour ne pas demeurer trop isolée.

Venant de la rue, Baptiste et Taliesin entrèrent donc dans la chapellerie, une petite boutique encombrée, fraîche en comparaison de la température au dehors, dont tous les espaces disponibles, tables, présentoirs, mannequins, murs, semblaient couverts de chapeaux de toutes sortes. Derrière le comptoir, fredonnant, une femme d'une trentaine d'années, les cheveux châtains tombant en boucles sur ses épaules, fabriquait un chapeau de paille : elle en était à la bordure extérieure et repliait adroitement les brins, un par un, pour obtenir un contour parfait. Elle ne les interpela pas, trop concentrée, ou attendant simplement qu'ils aient fait leur choix.

Le barde la salua puis entreprit ses recherches.
Il n'avait pas d'idée préconçue : il fallait juste que les chapeaux soient de bonne qualité sans être trop chers et sans jurer avec les vêtements qu'ils portaient d'ordinaire.
Dans l'idéal, il en faudrait un pour chacun d'entre eux : Victor n'étant pas là, ils ne pourraient pas lui faire essayer immédiatement le sien, mais peut-être serait-il possible de le changer si, une fois procédé au fameux essai, il s'avérait ne pas convenir.

Des chapeaux, il y en avait de toutes sortes, des grands et des petits, en feutre, en paille, en toile, des très chics, pour les grandes occasions, des beaucoup plus simples, certains qui semblaient renvoyer à des corporations particulières.
" Les chapeaux pour elfes sont sur votre gauche, dit la chapelière, sans lever les yeux de son travail. Les chapeaux pour enfants sur la table près de la vitrine. Si vous avez besoin d'un coup de main, prévenez-moi."

-Très bien. Merci pour les indications.
Ainsi orientés, il espérait bien que Baptiste et lui parviennent à faire leur choix. Cependant, la diversité était telle qu'il n'était pas impossible qu'ils finissent par demander conseil à la commerçante. D'autant qu'en ce qui le concernait, il ne voulait pas consacrer des heures à ces achats certes utiles mais non cruciaux.

Il y avait toutes sortes de chapeaux, et tant Baptiste que Taliesin purent aisément trouver quelque chose à leur goût et leur offrant une protection contre le soleil. Les chapeaux de paille avaient des bords de divers tailles et les chapeaux pour elfes — petit détail critique — avaient des trous discrets pour le passage des oreilles, leur évitant ainsi d'être compressées contre le crâne. La paille était généralement couleur naturelle, mais certains des couvre-chefs étaient teints en blanc, en brun ou en bleu. Baptiste en choisit un, bleu clair, qui pouvait s'attacher sous le menton avec une cordelette. Le prix était modique, il te testa devant un miroir, puis l'estima parfait.

Après avoir opté pour un chapeau de couleur naturelle, Taliesin en prit un blanc pour Victor : le gosse n'étant pas là, il dut faire au jugé quant aux dimensions. Il pensait ne pas avoir commis de trop grande erreur mais, au cas où, il s'assura auprès de la commerçante, au moment de payer, qu'il soit possible de revenir le changer pour un autre si d'aventure il ne convenait pas.
Une fois la transaction réglée, il entraînerait Baptiste en direction de l'Ombre de l'Arbre, où son frère les attendait peut-être - mais il en doutait fort, à dire la vérité.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les habitations du Quartier Ouest