La Couronne de Cuivre

« Je vous le promets. » dit-il simplement.
C’était suffisant. Il se connaissait, il ne reviendrait pas sur ce serment. Il était conscient d’avoir refermé la porte de sortie qu’il s’était dessinée quelques heures auparavant, mais s’il parvenait à éviter la colère de Marcus d’ici à son départ, il aurait la force de prendre une autre direction. La culpabilité le poursuivrait, mais il ferait face.
« Merci. »

-Non, ne me remerciez pas... C'est bien peu de choses, en réalité. Et puis, c'est moi qui devrais vous remercier : je me sens vraiment plus serein, à présent.
Il se leva. Lorgna en direction de la porte. Hésita, à nouveau.
-Si... Si vous ne savez pas où aller, une fois quitté le temple, si vous n'avez pas la moindre idée de destination... N'hésitez pas à me demander. Je pourrai vous indiquer un endroit. Juste une première étape.

« Je m’en souviendrai. » fit l’aubemestre en le saluant d’un geste de la tête.
Il regarda la porte se fermer, le visiteur disparaître, et il lui sembla soudain que la température avait chuté de plusieurs degrés dans la pièce et que les ténèbres se pressaient autour de la table, et de la maigre chandelle qui y brûlait. La nuit était tombée sans les prévenir, ils ne l’avaient pas remarquée, et Albérich espéra qu’Alaric trouverait de quoi souper.
Il hésita une seconde, faillit demeurer assis, mais se leva et passa dans le bureau. Il s’installa devant la table de travail, sortit un parchemin vierge, tailla lentement une nouvelle plume, et rédigea le courrier nécessaire. Il ne se perdit pas en vaines convenances, en paraphrases pompeuses. Il ne s’excusa pas plus que requis. Ne les flatta pas plus qu’approprié. Il s’efforça d’être fidèle à lui-même, sans mentir à personne. Il relut deux fois sa missive, la laissa sécher, puis la glissa dans une enveloppe qu’il scella du symbole de Lathandre, avant de l’adresser au Conseil Luménien. Il déposa la lettre bien en évidence sur son bureau, puis regagna sa chambre.
Il s’y dévêtit lentement, déjà concentré sur l’épreuve du lendemain, puis se coucha. Il s’endormit en esquissant son discours, en répétant les mots mille fois, jusqu’à ce qu’ils deviennent automatiques et imperméables à l’angoisse qui ne manquerait pas de s’inviter.

Avant l’aube, il gagna le Sanctuaire, reprit sa place sur le banc latéral, et attendit.

Comme la fois précédente, dans un ordre exactement identique, les novices, les acolytes, les clercs, tous les habitants du temple pénétrèrent peu à peu dans le grand sanctuaire. Mais, contrairement à la fois précédente, l'ambiance n'était pas détendue, loin s'en fallait. Davantage de personnes semblaient manquer de sommeil, et aucun banquet, aucune réjouissance ne pouvait être responsable de leur état vaseux.
Tous remarquèrent Albérich. La plupart le saluèrent. Il n'y eut guère de sourires, cependant en dehors de ceux de Tallad, d'Alaric et de Blaise. Guère de sourires, mais beaucoup de regards fuyants, de murmures inquiets. La nouvelle s'était sans doute déjà rependue, bien que celui qui était encore,aubemestre pour quelques instants ne put savoir dans quelle mesure exactement.
Ce furent ensuite les hymnes, dès que l'aube commença à rougeoyer. Vibrants, frénétiques, presque. Comme si chacun, en ces heures sombres, en appelait à Lathandre pour maintenir l'espoir...
Le silence, enfin. Pesant, Ecrasant. Marcus avait fait signe à chacun de s'assoir; Puis s'était assis à son tour. Sans un regard pour Albérich.

Albérich prit une profonde inspiration et se leva. Il se plaça dos aux jardins, dos à la lumière grise d’une aube sans soleil. Sans promesses.
Il s’efforça de faire le vide dans son esprit, de ne pas s’attarder sur les visages, sur tout ce qu’il y lisait, de regrets, de fureur, d’incompréhension.
« Je vous remercie de prendre le temps de m’écouter. Je ne serai pas long. Comme vous le savez, j’ai été récemment enlevé par un groupe d’adeptes de Shar. Je ne sais pas quelles rumeurs courent dans les couloirs, ce que vous savez, ce que vous pensez savoir... Disons simplement que ce que j’ai subi entre leurs mains n’est probablement pas pire que ce que d’autres connaissent, aux quatre coins de Toril, lorsque les forces du mal s’ingénient à briser les servants de la lumière. »
Il pinça les lèvres.
« Mais même si je suis aujourd’hui devant vous, vivant, j’ai été profondément affecté par ce que j’ai vécu. Je sais que vous voudriez que rien n’ait changé, et j’en suis touché, mais ce serait vous mentir que de prétendre que je suis pareil à l’homme que vous avez connu et respecté, hier. Je n’ai plus la force et l’énergie de servir Lathandre et Luménis, de vous servir, comme le devrait l’Aubemestre de ce Temple. Je pourrais vous dire que je retrouverai cette force. Bien sûr. Nous savons tous de quoi sont faits les lendemains. Mais je ne sais pas quand. Je pense malhonnête de m’accrocher à cette fonction en vous promettant un retour qui aura lieu dans un jour, dans un an, dans dix, peut-être, en y plaçant une personne qui ne serait que mon remplaçant, forcée de quêter mon approbation à la moindre décision d’envergure. Le Temple a besoin d’un homme, ou d’une femme, aux mains libres, à l’esprit libre, quelqu’un qui puisse se livrer, s'exprimer, imprimer sa vision, sans réserve, sans inquiétudes. Je sais que vous le trouverez. Vous avez l’embarras du choix. »
Il reprit sa respiration, rapide.
« Certains s’indignent sans doute que nous perdions, avec mon départ, une place au conseil luménien. Je voudrais vous dire ceci, à ce sujet. Servir Luménis n’a rien à voir avec le conseil. Chaque jour, chacun d’entre nous, d’entre vous, peut faire la différence dans cette cité. Nous nous y sommes toujours efforcés. Et il y a beaucoup de travail, encore. Que je siège dans une assemblée ou qu’un militaire quelconque m’y remplace ne doit pas avoir d’importance. C’est votre cœur qui doit aller à Luménis. Votre sueur. Votre enthousiasme. Et nous avons construit une ville démocratique sur les ruines de la dictature. Allez faire entendre votre voix, allez revendiquer, défendre. Et souvenez-vous de ceci… D’autres élections viendront. Rien n’est perdu. Rien n’est jamais perdu. »
Il sourit doucement.
« Quant à moi, je ne resterai pas au Temple. J’espère vous revenir un jour, si vous m’avez gardé une place, mais je comprends la rancœur que certains portent en eux et je comprendrais que vous me considéreriez comme indésirable, désormais. Je ne veux blesser, menacer, personne. Je partirai sans doute demain matin. Si d’ici là, n’importe lequel d’entre vous a le désir de venir me parler. Même si c’est pour m’insulter sans réserve. Même si c’est au milieu de la nuit. Ma porte vous est ouverte. »
Il se sentait vidé, l’émotion tambourinait à toutes les portes de son âme.
« Merci de m’avoir écouté. Que Lathandre veille sur vous et vous illumine, chaque jour. »
Puis il baissa les yeux et s'écarta, prenant lentement, mesuré, la direction de ses appartements.

Personne ne le retint. Personne ne s'interposa. N'osa même effectuer le moindre mouvement. Le silence, seulement. Si profond que les pas du clerc semblaient tonitruants, sur les dalles du sanctuaires, se répercutant en échos tout au long des couloirs. Sombres augures de sombres jours à venir.
Pourtant, dès qu'il eut quitté le sanctuaire, le silence vola en éclat tandis que s'élevait un indescriptible brouhaha. Son de bancs que l'on repousse, d'hommes sautant sur leurs pieds. Protestations véhémentes, cris indignés, ordres réclamant que l'on ramène les novices à leur dortoir. Appels au calme, aussi. Une voix grave tonnait en ce sens. Celle d'Alaric, peut-être...
Le vacarme accompagna l'ancien aubemestre un long moment. Parut je suivre jusque dans ses appartements.
Il ne croisa âme qui vive, cependant. Le temple était désert. Sinistre dans la lueur sale de ce matin couvert.

L’émotion lui coupa les jambes dès qu’il eut atteint son refuge et refermé la porte. Il s’assit par terre et éclata en sanglots silencieux. Il n’avait jamais voulu être aubemestre, jamais voulu être conseiller, il était libéré, quelque part, de ce poids contre-nature qu’il avait porté sur ses épaules depuis des mois. Mais la tension et le renoncement… la déception inexorable… Il se purgea de ses regrets en les laissant couler sur le sol. Alaric avait raison, c’était une aube nouvelle, potentielle, s’il parvenait seulement à trouver la lumière quelque part.
Il se releva, vacillant, à jeun depuis trop longtemps, et alla ouvrir la fenêtre. Mais le ciel était sombre, sans concessions. Il sourit malgré lui. Le contraire aurait presque été une insulte. Il devait maintenant préparer ses affaires. Il ne possédait rien. Tout appartenait au Temple, rien à lui. Il n’avait pas un sou, pas un manteau, pas une paire de bottes. Il savait qu’on ne l’empêcherait pas d’emporter le strict nécessaire, que même Marcus, malgré sa colère, ne l’humilierait pas en le sommant de se débrouiller autrement. Mais c’était une sensation curieuse, de devoir se dépouiller de tout, de prendre conscience qu’on n’avait d’existence qu’au sein d’une communauté. Il n’avait pas la moindre idée de qui il était, en réalité. Presque trente ans de sa vie. Mais tout cela avait semblé bon. Juste. Intégré au flux du temps.
Il jeta sur le lit, pêle-mêle, les quelques objets qu’il avait l’intention d’empaqueter : une tenue anonyme, son manteau, pas d’aube, rien de lié au Temple, juste son journal. Le brûler était tentant. Mais il avait l’impression confuse qu’il recommencerait à écrire, tôt ou tard. Et que le passé ne pouvait pas être rejeté de la sorte. Qu’il fallait l’affronter, affronter cet autre qui avait été lui.

On frappa à la porte, de manière si inattendue que le clerc, plongé dans son rangement, ne put réprimer un sursaut. A son invite, le visiteur entra. C'était Blaise, sa silhouette rebondie engoncée dans son aube pourtant large. Il se tint un moment sur le seuil, silencieux, les mains derrière le dos, mimant sans s'en rendre compte l'attitude empruntée des petits novices qu'il prenait en faute.
-Hum... Bonjour... fit-il après avoir manifestement rassemblé tout son courage. Je... Voilà, comme nous n'avons pas vraiment pu parler depuis votre retour, à part cette fois où je vous ai malencontreusement surpris dans la salle d'eau, je me suis dit que... Enfin...
Il grimaça. Farfouilla dans l'une de ses poches. En tira une bouteille de verre sombre, finement ouvragée, scellée d'un cachet de cire aux motifs tarabiscotés.
-C'est un des novices qui me l'a offerte. Enfin, il a été ordonné prêtre depuis au moins une paire d'années, mais quand il était novice, c'était un garçon des plus turbulents, et j'ai dû plus souvent qu'à mon tour le remettre sur le droit chemin... Il faut croire qu'il ne m'en a pas tenu rigueur puisqu'il m'a ramené ceci de son dernier voyage. C'est un cordial elfe vieux de plus de trois cent ans. Avec des tas de vertus dont j'ai oublié la majeure partie. Je voulais la garder pour une grande occasion, mais... J'ai pensé... Je voudrais vous l'offrir, si vous acceptez.
Il s'empourpra, ce qui ne lui était sans doute pas arrivé depuis des lustres. A part, évidemment, sous l'effet des libations pour lesquelles il avait un attrait notoire.
-Ce n'est pas pour fêter votre départ, ne vous y trompez pas... C'est juste... Je me dis que si un jour... Vous avez envie de... Enfin voilà, de boire quelque chose de bon, de... vous réjouir pour quelque chose ou... Enfin, vous verrez. C'est surtout symbolique et j'espère qu'à l'occasion, vous pourrez me dire ce que vous en avez pensé...
Il déposa la bouteille sur la table. Recula de deux pas.
-Bon, je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps... Je vous souhaite bonne route, en tout cas. Et je vous dis à bientôt...

La démarche de Blaise émut Albérich. En d’autres circonstances, il aurait refusé son offre, bien qu’il soit amateur de bons crus, s’estimant indigne du sacrifice d’un tel nectar, mais il comprenait que le geste avait beaucoup d’importance pour le clerc, et lui-même en était profondément touché. Il aurait aimé dire quelque chose pour désamorcer l’étrangeté de leur échange, mais Blaise avait manifestement envie de sortir, et toute tentative de conversation n’aurait été qu’un emplâtre artificiel sur le moment de vérité contenu dans cette humble visite.
« Merci beaucoup. » fit Albérich. « Je le conserverai pour le bon moment, je vous le promets. »

Blaise sourit.
-J'espère que vous y trouverez du plaisir.... Bonne route, encore une fois. Et, je l'espère, à très bientôt !
Le clerc s'esquiva, refermant la porte derrière lui. Le bruit de ses pas dans le couloir ne tarda guère à s'atténuer, à disparaître, et ce fut à nouveau le silence.
Celui-ci se prolongea une bonne heure. Toutefois, Albérich finit par percevoir une nouvelle approche. Lente, hésitante. il eut même l'impression que le visiteur avait manqué faire demi tour.
On finit par toquer, néanmoins. Tout doucement.
Ce n'est qu'à sa deuxième invitation que le battant pivota. Que pénétra sur le seuil un adolescent roux, dégingandé, qui se mit à lorgner le bout de ses souliers dès qu'il l'eut aperçu.
Tybert fut parcouru d'un grand frisson. Parut vouloir détaler sur le champ. Crispa la main sur le chambranle de la porte.
-Je... Je voulais... murmura-t-il.
Il s'interrompit brutalement. Fut parcouru d'un nouveau frisson. Crispa les poings et, après un soupir déchirant, poursuivit, à toute vitesse, comme s'il craignait de ne pas pouvoir terminer s'il se ménageait la moindre respiration.
-Je voulais vous souhaiter bonne chance. Vous demander pardon pour ce qui est arrivé. Vous dire que j'étais désolé, que je regrette.
Déjà, il tournait les talons, s'apprêtait à fuir dans le couloir.

« Une seconde… » lâcha Albérich, avant même de savoir ce qu’il allait dire au jeune homme.
Mais il semblait impossible que les choses en restent là, qu’il parte sans prendre le temps de soulager un minimum celui qui avait été son secrétaire, un adolescent un peu distrait, mais plein de bonne volonté. Qui avait trop pris sur lui ces dernières veilles. Auquel il avait à peine pensé.
La souffrance nous rend terriblement égoïstes, songea-t-il.
Il n’espérait pas que Tybert s’asseye, mais le novice s’immobilisa dans l’embrasure de la porte, comme un lapin surpris par la lueur d’une torche.
« Tu n’es responsable de rien, Tybert. » dit-il finalement. « Ne porte pas ce poids inutile. Tu es à l’aube de ton service à Lathandre. Il a besoin du meilleur de toi-même, ne te charge pas de quelque chose qui t’échappe. »
Tu peux parler, tiens.
Il s’efforça de lui adresser un sourire encourageant.
« Qui reprend ton apprentissage, le sais-tu déjà ? »

Tybert secoua négativement la tête.
-P... Pour l'instant, Marcus s'occupe de moi... Il me donne des choses à faire quand je suis en état. Mais... Mais je crois pas que je vais rester... Je crois que je vais rentrer chez moi. Parce q-que..
Il se crispa tout entier.
-Parce que c'est moi qui ait dit aux Sharites où vous étiez... Q-quand la v-vieille est venue, je lui ai dit que vous étiez à la B-Bienveillance... Vous... Vous saviez ça ?
Sur les derniers mots, sa voix était brutalement montée dans les aigus. On sentait sourdre la colère. Mais celle-ci n'était pas dirigée contre le clerc, évidemment.

« Assieds-toi. » dit Albérich, avec une once de son autorité d’autrefois, qui suffit à plier l’adolescent et l’envoyer se caler sur la chaise la plus proche.
Il poussa un profond soupir.
« Je sais, Tybert, et ça ne change rien, je ne t'en veux pas, pourquoi t'en voudrais-je ? Tu n’avais aucune raison d’être suspicieux et je t’ai toujours encouragé à m’envoyer les gens dans le besoin. Je n’ai jamais eu le désir d’être un conseiller inaccessible. Mais j’étais mal protégé. Pas à cause de toi, à cause de moi, de ma propre inconscience. Si nous étions à nouveau ce soir-là, je ne voudrais pas que tu agisses autrement… Aider, servir, ce sont nos credo, ils ne perdent pas de leur valeur parce que soudain, une pomme pourrie se glisse dans le cageot. »
Il dévisagea l’adolescent, y vit le reflet de sa propre flétrissure, de ses doutes, et il était si jeune, encore. S’il avait été convaincu de la qualité de Tybert, il aurait essayé de le retenir. Mais il avait toujours craint que le jeune homme ne soit pas taillé pour l’aube, et s’il était blessé, intimement, comme il l’était lui-même, il aurait été hypocrite de le forcer à s’enfermer dans une vocation qui ne lui était manifestement pas évidente.
« Ne pars pas sur un échec, je te le demande. Parles-en avec quelqu’un de confiance. Avec Blaise, avec Alaric, avec Céleste. Ils te guideront, je le sais, avec la plus grande bienveillance. Quitte le Temple s'il le faut. Mais que ce soit un choix, pas une fuite. »
Moi je fuis, mais j’ai vécu. Toi tu n’es qu’un adolescent, ne perds pas tes illusions, pas déjà.
Mais il lui semblait que Tybert les avait perdues, irrémédiablement. Et peut-être était-ce une bonne chose, cette lucidité précoce, peut-être ne se fourvoierait-il pas en route, comme tant d’autres avant lui…
Albérich eut un étrange goût de bile dans la bouche, alors qu’il réalisait qu’une partie de lui-même avait la sensation claire de sauver le gamin en l’arrachant au Temple et à Lathandre.
Il se détourna brusquement.
Non, la vraie raison était que Tybert n’était pas fait pour ce métier, il l’avait pensé depuis toujours, tout en gardant l’espoir de lui faire entrevoir la lumière.
L’un n’empêche pas l’autre, lui souffla une petite voix caustique, la sienne, et il serra les poings.
« Parles-en avant de prendre ta décision. » souffla-t-il sans plus regarder le jeune homme. « Je te demande juste ça. »

-Parler, je l'ai déjà fait. Beaucoup. murmura le jeune homme. Et ça n'a rien changé... Ils disent tous que je ne suis pas responsable, mais si j'avais été à ma place, ici, j'aurais senti qu'il y avait quelque chose de mauvais chez la vieille femme. J'aurais dû le sentir. Mais je suis demeuré aveugle.
Il poussa un soupir tremblant.
-Mais j'en reparlerai une dernière fois avec Marcus, oui. Je voulais d'abord vous voir. Je n'avais pas pu... pas osé jusqu'ici. Mais aujourd'hui... Je me suis dit que c'était aujourd'hui ou jamais.
Il se releva.
-Je... Je crois que je vais y aller... Bonne chance pour la suite, monsieur. Vraiment.

Albérich se retourna lentement, tenta de sourire.
« Tybert… Même un clerc de mon expérience ne devine pas le mal s’il ne le traque pas. Et nous sommes… »
Nous étions…
« … des serviteurs de la lumière. Le doute ne nous sied pas. Nous cherchions le bien en l’homme, souviens-toi. »
Il s’en voulut d’avoir parlé au passé, mais ils n’étaient pas dupes, ni l’un ni l’autre.
« Tu peux faire de grandes choses hors du Temple. Je le sais. Même si tu t’en vas, donne-toi la chance de ça… »
Mais l’adolescent ne l’écoutait plus vraiment, s’était dérobé, et il réprima un léger soupir.
« Bonne chance à toi aussi. »
Et Lathandre aux orties, pour le bien qu’il nous a fait.
Il regarda la porte se refermer empli d’un sourde amertume. Tybert ne méritait pas ça. Il aurait fait un piètre clerc, mais il ne méritait pas de s’être brisé si jeune.

Il n'y eut pas de nouvelle visite, cet après-midi là, soit que les clercs n'aient pas osé venir, soit qu'ils n'en aient pas eu l'envie. Cependant, en tout début de soirée, un novice très mal à l'aise vint apporter son repas à l'ancien aubemestre. Sur le plateau, outre la nourriture, se trouvait un pli cacheté de cire. Il s'agissait d'un mot du conseiller Longuehune, apporté quelques minutes plus tôt par un homme portant l'uniforme de la marine, qui invitait Albérich à le rencontrer, le lendemain matin, pour une petite entrevue. Pas à la Capitainerie, cependant. A une adresse du quartier ouest que le clerc ne connaissait pas.

Avant que le novice ne se retire, Albérich lui demanda s’il pouvait prévenir Alaric qu’il désirait le voir, quand il aurait un peu de temps, peut-être plus tard dans la soirée ou le lendemain avant l’aube. Cela fait, il s’attabla, décidé à manger en dépit de l’état de son estomac. S’il entendait voyager, il était impératif qu’il ait un minimum d’énergie. Ou il s’écroulerait sous un arbre, dans la neige, et gèlerait sur pied. Glorieuse chute, en vérité.
Le pli de Longuehune le troublait, mais il ne pouvait pas vraiment se défiler. Il avait craint qu’on ne le laisse pas filer en douce, les choses se confirmaient. Il préférait cependant de loin rencontrer Longuehune en privé, discrètement, que de devoir se présenter, misérable, devant le conseil réuni. Il faudrait qu’il se montre fort. Encore quelques heures. Ensuite, il pourrait devenir autre. N’avoir plus rien à défendre, plus rien à prouver. La délivrance semblait presque inaccessible, mais elle ne l’était pas. L’affaire de quelques heures. Il mangea tant bien que mal.

Alaric se présenta moins d'une demi heure plus tard. Il avait les traits tirés, la mine fatiguée, et Albérich ne put que constater que son confrère n'avait pas chaumé, ce jour-là. Quelles qu'aient été ses occupations.
-Pas mécontent de me poser un peu ! fit-il, souriant, en prenant place à la table. J'ai plus parlé en quelques heures qu'en... vingt-cinq ans. Et je commence à me demander si je ne vais pas regretter mes vœux...
Son sourire s'élargit.
-Mais pour vous, je veux bien discourir tant et plus.

La bonhomie de son collègue, de son ami, lui arracha un sourire. Il se sentait dans un état second, vaguement dissocié de lui-même, comme s’il s’était efforcé de se plier à une pantomime pendant toute la journée. Alaric lui permettait de redevenir lui-même, de baisser sa garde, avec tout le danger que cela représentait.
« Merci d’être venu. » murmura-t-il. « Et désolé de vous avoir forcé à tant de paroles. »
Il soupira doucement. Il n’était pas certain de pouvoir garder sa contenance pendant tout leur entretien, mais ça n’avait pas de réelle importance. La nuit était tombée, le plus dur était derrière lui, il allait petit à petit glisser dans une zone grise… protégée parce qu’anonyme. Il avait promis de puiser en lui-même.
« Je voudrais vous demander deux choses. Les deux dernières. » continua-t-il.
Il croisa son regard une seconde, détourna les yeux.
« La première est de parler encore. Avec Tybert. Vous avez… »
L’émotion lui brisa la voix.
« Vous m’avez sauvé la vie, Alaric. Je sais que vous minimisez le pouvoir que vous avez, mais c’est une richesse inestimable. Sans vos mots… »
Il se leva, alla jusqu’à la fenêtre, regarda la nuit.
« Je veux que vous parliez à Tybert. Il est jeune et blessé, il a besoin de quelqu’un pour lui donner cette petite impulsion… Il n’a rien à faire au Temple, ses parents l’ont mal compris, mal dirigé… Mais dans l’état dans lequel il est, aujourd’hui… Il ne fera rien de bon nulle part. Je voudrais juste que vous lui parliez. »
Il frissonna.

-Ah, Tybert... L'escamoteur de fleurs. L'invisible coupable que Garance cherche encore...
Son humeur badine changea cependant, comme ses sourcils se fronçaient. Mais il ne tarda pas à retrouver une mine avenante.
-Je lui parlerai. Avec plaisir, même. Je ne peux pas vous promettre de réussir quoi que ce soit. Mais lui parler, ça, je peux m'y engager. Tant qu'il le faudra. Tant qu'il le voudra. C'est un bon garçon qui n'a pas eu de chances... Et sans doute jamais, non plus, sa place au temple. Remarquez, je suis assez mal placé pour en juger. Un ours guerrier chez les adorateurs de l'aube, qui aurait parié que je tiendrai si longtemps ?

Albérich sourit et vint se rasseoir.
« Vous auriez peut-être été un clerc déplorable dans votre jeunesse, qui sait… Certains ont besoin du poids de la vie et de l’expérience pour se révéler. » dit-il non sans humour. « Tybert reviendra peut-être un jour, je n’en sais rien… Mais toute cette hargne… Je la connais. Elle ne lui apportera rien de bon. »
Il se tut et demeura silencieux, quelques secondes, se massant les yeux du bout des doigts. Il finit par rouvrir les paupières et serra les lèvres.
« Vous avez parlé d’un endroit où je pourrais me rendre. » murmura-t-il. « J’en ai besoin. »

Le colosse acquiesça.
-J'espère ne pas avoir fait naître de trop grands espoirs en vous... commença-t-il. Ce n'est pas le havre parfait, pas le lieu idéal... Par bien des points. Mais s'il peut vous convenir, au moins temporairement...
Il se carra sur son siège.
-Je possède une maison. Rien de bien exceptionnel... Enfin, je ne sais pas, je n'y ai jamais mis les pieds, à vrai dire. Elle se situe dans le sud de la vallée du Nirvana. Près d'un petit village appelé Combeloup. Je l'ai hérité voilà six ans, d'un cousin... Étrangement, je n'ai pas songé à la vendre. Je ne peux pas ressortir le vieux truc du guerrier à la retraite qui fond son épée pour en faire un soc de charrue, pourtant. Je ne suis plus guerrier, et je n'ai jamais envisagé de quitter le temple... Enfin, peu importe, je ne l'ai pas vendue. Alors, si vous désirez vous éloigner de Luménis, trouver un coin tranquille où vous poser... Cela pourrait peut-être faire l'affaire.

Albérich acquiesça. La Vallée du Nirvana. Passage obligé par Eredhùn. Le destin forçait bien les choses. A moins qu’il ne contourne la cité pour ne s’y rendre que lorsqu’il serait prêt. Il verrait bien, demain la route s’ouvrirait, mille possibles, mille destinations.
« Je pense que je vais accepter votre offre. Je vous promets de ne pas y mettre le feu et je prendrai les poussières. » fit-il, avec un léger sourire. « Je ne promets pas d’y rester, cependant. »
Il se tut, brusquement accablé. N’était-ce pas la pire chose à faire, aller s’exiler au milieu de nulle part, avec la solitude comme seule compagne, invitant les souvenirs, tous les souvenirs, à venir le miner ? Ne risquait-il pas folie et désespoir ?
Ils sont là, ici aussi.
Il releva les yeux.
« Merci pour votre aide. J’espère pouvoir vous rendre la pareille, un jour. »

Alaric secoua la tête.
-Allons, ne songez pas à ça. Vous me faites un immense plaisir en me permettant de vous aider. Pour ma part, je suis déjà comblé.
Il se leva.
-Je vais aller vous chercher les clefs... Et la lettre indiquant comment s'y rendre. Apparemment, la maison aura été entretenue par quelqu'un du village... Et grâce à la proximité de celui-ci, vous ne manquerez de rien. Ni de nourriture, ni de compagnie, si vous en ressentez le besoin.
Il jeta un coup d'œil en direction de la porte.
-Voulez-vous que je vous ramène cela tout de suite ? Ou préférez-vous que j'attende demain ? Je ne voudrais pas vous forcer à veiller...

Albérich hésita. Un instant, il songea à proposer à Alaric d’assister à son départ, le lendemain. Mais il se morigéna aussitôt. C’était chose bien trop risquée, le déchirement serait déjà terrible, il ne devait pas miner ses propres forces alors qu’il savait à peine jusqu’où il aurait le courage d’aller.
« Vous ne m’obligerez à rien. Il est encore tôt, je n’ai pas fini de préparer mes affaires. Je vous attendrai. »

Alaric acquiesça.
-Très bien, je reviens dans l'instant...
Il s'immobilisa, la main sur la poignée de la porte.
-Dites... Je sais que vous n'allez sans doute pas vouloir, mais... Je vous le propose quand même... Blaise et Tallad trainent dans les parages et n'ont pas envie de dormir. Alors, je pourrais ramener des cartes, des dés, que sais-je. Et... Enfin, vous voyez ce que ça pourrait donner.

La proposition d’Alaric le prit complètement au dépourvu et il demeura muet, la bouche entrouverte, pendant une seconde.
« Je… Heu… » bafouilla-t-il.
Un peu de chaleur humaine, de quoi détourner son esprit des ombres, juste quelques heures. Un dernier instant de partage.
Les ténèbres et la solitude. Il fallait qu’il s’y fasse.
« C’est gentil mais je ne pense pas… que j’en sois capable. » murmura-t-il finalement, un petit sourire embarrassé sur les traits. « Je vais essayer de dormir un peu en prévision de demain. »

Le colosse ne put totalement masquer sa déception. Sans doute l'hésitation d'Albérich lui avait-elle laissé espérer, un instant... Mais il ne se départit pas de son sourire, acquiesça et quitta la pièce. Il revint une dizaine de minutes plus tard, porteur d'un trousseau et d'un parchemin décacheté. Il s'agissait d'une lettre du bourgmestre de Combeloup, informant Alaric du edécès de son cousin et de l'héritage qui s'ensuivait. Les indications pour rejoindre le village étaient claires : l'ancien aubemestre ne courrait pas le risque de s'égarer.
Puis l'Ours prit congé, et les appartements d'Albérich retrouvèrent le silence. Lequel semblait avoir gagné le temple tout entier.

Albérich demeura assis un long moment, un peu assommé, s’imprégnant du silence. Le départ du lendemain lui semblait trouble, comme une illusion, un projet à peine esquissé. Pourtant son sac était pratiquement prêt, et chaque minute qui s’écoulait le rapprochait de l’instant où il franchirait à jamais ces portes. Il aurait aimé dire quelque chose de plus à Alaric. Il aurait aimé le quitter sur une note positive plutôt que sur une énième déception. Mais c’était là l’homme qu’il était devenu.
Il avait froid.
Mais il avait été plus stoïque qu’il ne l’aurait cru. Mettre les choses au clair, malgré leur portée, leur poids, avait été utile.
Il jeta un œil vers la porte, soupira, se leva. Il fallait qu’il fasse un dernier tour de l’appartement, qu’il vérifie que tout était en place, que son sac était prêt. Il ajouta la bouteille de Blaise et les clefs d’Alaric aux quelques effets qu’il emportait. Puis il souffla la bougie et se déshabilla dans le noir. Il demeura longtemps debout dans les ténèbres de sa petite chambre, à respirer lentement. Il se mit au lit, resta longuement à fixer le vide, attendit quelque chose d’improbable qui ne se produisit pas.
Puis la grisaille d'avant l’aube survint, sans qu’il n’ait pris conscience du passage du temps et il repoussa les couvertures. Il se leva rapidement, se rafraîchit tout aussi vite, s’habilla et quitta ses appartements sans se laisser le temps d’y réfléchir. Il n’était pas certain d’être réveillé, pas certain de ne pas arpenter un rêve, il était mu par une impérieuse nécessité. Soutenu par le silence des couloirs. Le tambourinement du sang dans ses oreilles, sa poitrine… Mais il s’arrêta en pénétrant dans le sanctuaire, incontournable jalon de son existence.
Tu aurais pu prendre par derrière, lui souffla une petite voix moqueuse.
Il n’y prêta pas grande attention, traversa la salle jusqu’à l’autel central, sous le puits de lumière. Il était encore très tôt. Personne ne surviendrait avant longtemps, il n’avait pas l’intention d’être surpris. La grisaille glacée l’environnait, le vent soufflait de l’est, s’engouffrant dans le Temple. Il posa les mains sur la pierre, sans pour autant toucher le disque de quartz rose, impérieux, qui était posé au milieu.
Ultime révérence.
Il sentit la colère et la mélancolie l’envahir, la déception, le doute, la rancune, les regrets gigantesques.
Pourquoi m’as-tu fait ça ?
Le froid le saisit à nouveau, et tout ce vide, toute cette solitude imprévue, impossible à gérer, à dompter, à repousser.
Tu te fais du mal.
Il ferma les yeux, s’arracha à l’autel, fit un pas, puis un deuxième en arrière. Il faisait toujours si sombre.
Je t’aimais.
Toute sa carcasse fut secouée d’un frisson irrépressible et une brusque envie de courir le saisit.

En se retournant, Albérich manqua percuter quelqu'un. Une silhouette indistincte dans la pénombre.
C'était Marcus. Il était échevelé, pâle, la mine défaite. Il avait une dizaine de parchemins coincés sous le bras et faillit bien les lâcher. Les retint à grand peine.
-Je voudrais te parler, avant que tu ne partes... souffla-t-il. Enfin, si tu veux bien...
Embarrassé, il passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches.
-Mais peut-être dans un lieu plus approprié... Je ne suis pas très à l'aise ici, en ce moment.

La Couronne de Cuivre

[Temple] Le Sanctuaire de Lathandre

Quête : Brumes

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