La Couronne de Cuivre

-Oui oui. Au moment de la naissance et durant les veilles qui ont suivi, nous avons bénéficié de l'aide de clercs très dévoués, et de celle d'amis dont certains nous ont accompagnés durant le voyage... Nous n'avons donc pas été seuls, loin s'en faut, et c'est tant mieux : des jumeaux... ça n'est pas rien. Enfin, pour être honnête, ils n'ont jamais été très difficiles, et à présent, c'est encore plus simple...
Il jeta un regard aux intéressés, sourit.
-Et être père, c'est effectivement quelque chose. En fait, je ne sais pas si j'ai vraiment réalisé, si j'ai pris réellement conscience de tout ce que ça représente... Quand on y pense bien, ça donne le tournis.

" Je comprends. Mais tu verras, ça vient naturellement, tout compte fait. On assume."
Antoine s'était approché et il déposa deux verres devant le barde et son interlocuteur. Galathée demeurait le centre de l'attention, avec un nourrisson dans chaque bras. Victor revint vers Taliesin et s'assit à côté de lui. Guillhem en profita pour se lever et aller rejoindre sa marmaille. Sans doute espérait-il lancer un mouvement vers les hauteurs.
" Ça a été, alors, à Mélandis ?" demanda-t-il.

Il lui adressa un sourire chaleureux.
-Il y a eu de sacrées péripéties que je te raconterai sans doute à l'occasion. Mais j'ai pu compter sur l'aide d'alliés précieux et comme tu le vois, au final, tout s'est bien terminé.
Il but une gorgée, soupira d'aise.
-Et de ton côté ? L'attente n'a pas été trop rude ? Guilhem m'a dit à quel point tu avais été courageux...

" Courageux ? Parce que j'ai attendu que vous rentriez ? Moi j'appelle pas ça être courageux. J'ai juste... suivi le train-train. C'était pas difficile. On a beaucoup joué, on a un peu travaillé... Ça n'a rien de très fantastique."
Il haussa les épaules.
" J'aurais préféré venir avec toi. Apparemment, y'avait des enfants, je vois."

Le sujet n'avait pas tardé à arriver sur la table. Mais ça n'était pas forcément une mauvaise chose.
-Il faut beaucoup de courage pour affronter l'attente et l'incertitude, dit-il doucement. Je le sais d'autant mieux que j'ai énormément de mal à faire face à cela... Et je sais que tu aurais préféré venir. Mais, honnêtement, te savoir en sûreté m'a souvent aidé à continuer à aller de l'avant. Dans les pires moments, c'était même la seule pensée réconfortante qu'il me restait.
Il soupira.
-Sinon... Nous avons libéré un certain nombre de LUméniens et, effectivement, il y avait pas mal d'enfants parmi eux.

Victor ne dit rien pendant un moment.
" Je le connais, ce garçon-là. Il s'appelle Baptiste. C'était le fils d'une paladine de la commanderie."
Il paraissait incertain.
" Vous l'avez adopté ? Comme vous m'avez adopté moi ?"

Il s'était demandé si Victor l'avait reconnu. Il avait même failli poser la question un instant plus tôt. A présent, il était fixé sur ce point.
-Non, répondit-il, toujours d'un ton doux. Ç’aurait été prématuré, sans compter que nous n'aurions jamais pris une telle décision sans en discuter d'abord avec toi. Pour l'instant, il vient juste passer quelques temps ici. S'il se sent à l'aise parmi nous, si vous vous entendez bien, tous les deux, alors nous aviserons.
Il pensa en dire davantage, préféra s'abstenir, pour juger la réaction de l'enfant.

Victor pinça les lèvres.
" Sa mère, elle est morte pendant le coup d'état, évidemment." murmura-t-il.
Il jaugea le petit garçon un peu blême, qui ne semblait toujours pas exactement savoir où se mettre.
" On n'était pas exactement les meilleurs amis du monde, j'imagine qu'il te l'a dit."

Ce n'était pas tout à fait ce que l'elfe avait compris, mais il jugea préférable de garder cela pour lui.
-En tout cas, il avait conscience que tu ne serais peut-être pas ravi de le revoir, répondit-il. Mais... Les épreuves changent profondément les gens, et aujourd'hui... Honnêtement, je ne lui aurais pas proposé de venir si j'avais pensé que vous ne pourriez pas vous entendre, à présent.
Il observa Victor, très sérieux.
-Est-ce que tu serais d'accord pour lui laisser sa chance ? Sachant...
Il chercha ses mots.
-Sachant que si nous essayons et que ça ne marche vraiment pas, nous trouverons une autre solution pour lui ? D'ailleurs, si cela devait advenir, il serait le premier à le proposer : il a très peur de déranger, d'être une gêne...

Victor demeura silencieux quelques secondes avant de sourire.
" Bien sûr que je lui laisse sa chance." dit-il.
Il jeta un regard en coin avec Taliesin.
" J'imagine qu'il va vouloir dormir avec vous, ce soir. Vu qu'il connait personne, tout ça."
Il haussa les épaules, un peu bravache.
" On lui fera visiter demain."

Il ferma les yeux un instant, à la fois soulagé et ému.
-Merci beaucoup, bonhomme, c'est vraiment très gentil à toi, souffla-t-il, presque solennel.
Il ne put s'empêcher de lui serrer doucement l'épaule.
-Je pense qu'il préférera dormir avec nous cette nuit, oui. Et si tu veux venir aussi, tu le peux bien évidemment.
Il hésita et, cette fois, décida de se lancer.
-Je me doute que ce ne sera pas forcément facile pour toi, avec l'arrivée des jumeaux, celle de Baptiste... Mais je voudrais que tu saches qu'elles ne changent rien, et te dire que si, à un moment ou à un autre, il y a quelque chose que tu vis mal, ou qui t'inquiète, tu dois te sentir libre de venir nous en parler franchement.

Il hocha la tête.
" Bien sûr. Je te dirai."
Il le regarda à nouveau.
" Mais je crois que je vais pas venir dormir avec vous. Je veux dire... J'ai plus trop l'âge, si ? Et puis ça va faire du monde dans cette chambre. Et puis comme ça, si les bébés pleurent, je ne serai pas réveillé."
Il pinça les lèvres.
" Tu crois que je devrais quand même proposer à Baptiste de dormir avec nous ? Ou bien ça va le mettre mal à l'aise, il va pas oser dire non, alors qu'en fait, il a pas envie ?"

Il fronça les sourcils, pensif.
-Ce serait chouette si tu lui proposais, mais tu ne dois pas te forcer à le faire si tu ne le sens pas : comme je te le disais, je comprends parfaitement que la situation soit... particulière. Cependant, si tu fais cette démarche, j'irai ensuite lui parler pour lui expliquer que tu ne serais pas vexé s'il déclinait finalement.

Victor grimaça.
" Oui, c'est pas du tout compliqué comme solution. Je crois que j'ai une meilleure idée... Je vais demander à Benoît de lui demander. Ce sera moins gênant pour lui de dire non."
Il quitta son siège.
" Je suis content que vous soyez rentrés. C'est bien : tu vas avoir des histoires à nous raconter pour tous les mois à venir ! Même si j'imagine que Mélandis, c'est peut-être pas le thème le plus chouette pour faire de beaux rêves ensuite."
Il s'apprêtait à s'écarter quand il se ravisa.
" Je ne t'ai pas dit félicitation pour les bébés. Ils sont très mignons. Bon, moi je les aurais appelés Ragnar et Wilma, ou quelque chose comme ça, parce que ça fait plus barbare, mais j'imagine que je dois déjà être content que tu n'aies pas poussé pour un truc qui rime avec miel."

Il prit une mine faussement scandalisée.
-Tous les noms elfiques ne finissent pas de cette manière ! C'est un affreux stéréotype !
Il sourit largement.
-Mais merci, Victor. Et ça me fait penser... Malgré maintes péripéties, le petit renard en peluche que tu as acheté à Loth Imarhil est bien arrivé jusqu'à ses destinataires : il veille sur le sommeil de ta petite sœur et de ton petit frère depuis la nuit de leur naissance.

Victor ouvrit une bouche ronde de surprise, puis sourit.
" Ça, c'est drôlement incroyable ! Bon, j'imagine qu'ils vont le détruire plus efficacement que les pirates et les Mélandiens, à force de baver dessus... mais c'était son rôle. C'est chouette s'ils l'ont adopté ! Mais j'en avais pris qu'un... je me doutais pas qu'il y aurait deux bébés. Ça a dû vous faire un choc, quand vous les avez vus sortir... J'imagine que Galathée devait être énorme !"

Il ne put réprimer un sourire amusé en songeant à la manière dont la rôdeuse se qualifiait elle-même, à l'époque.
-Galathée a su avant la naissance qu'elle aurait des jumeaux. Et elle n'était pas si énorme que ça, parce que Tristan et Héloïse étaient vraiment minuscules. Tellement que j'osais à peine les toucher, tu aurais dû voir ça...
Il grimaça.
-Et nous aurions aimé que tu sois là pour les voir : ton absence a été la seule ombre au tableau. Mais à présent, nous sommes enfin tous réunis, et j'ai rarement été aussi heureux.

Victor lui sourit, un peu goguenard, puis se radoucit.
" Moi aussi, je suis heureux que vous soyez rentrés. Que vous alliez bien, tous. Je le savais, que vous iriez bien. Mais c'est toujours mieux de pouvoir le constater pour de vrai."
Il haussa les épaules, un peu embarrassé de ces grandes déclarations maladroites, et finit par s'éloigner, comme il l'avait prévu. Taliesin le vit parler avec Félix, le fils Merlu tout juste un peu plus âgé que Baptiste. Ce dernier l'écouta attentivement puis acquiesça et se dirigea, d'un air presque détaché, vers le nouveau venu. Ils s'entretinrent un moment à voix basse. Baptiste acquiesça, un sourire pincé sur les lèvres, puis jeta un coup d'oeil en direction du barde. Une seconde plus tard, il venait vers lui.
" Je crois... que je vais essayer de dormir avec les autres... si je peux... mais vous comptiez peut-être sur moi pour les bébés..."

Il le gratifia d'un sourire rassurant.
-Ne t'en fais pas pour ça : si tu veux aller dormir avec eux, n'hésite pas. Sache toutefois que si tu préfères rester avec nous, ou si la nuit s'avère difficile... Notre porte t'es grande ouverte. Bref, fais ce qu'il faut pour te sentir l'aise, c'est de loin le plus important.
Évidemment, si le gosse pouvait commencer à lier connaissance avec ses homologues, c'était de loin la meilleure solution. Cependant, il préférait lui énoncer clairement les autres options, pour qu'il ne se sente forcé à rien.

Baptiste regarda autour de lui avec une grimace.
" Bah... au pire, je viendrai vous rejoindre au milieu de la nuit... ou alors je ne dormirai pas du tout. Mais ce n'est pas grave. Je finirai bien par trouver un équilibre. Puis j'ai dormi avec les autres toutes ces dernières veilles... J'ai pris l'habitude. J'espère que le ronflement de Guéric ne me manquera pas trop, j'avais pris l'habitude, c'était un son rassurant, au milieu de la nuit..."
Il sourit.
" Sinon... Voilà. Je crois que je vais monter. Je vais juste aller mettre le crâne de mon faucon dehors. Je ne suis pas certain que les autres vont l'adorer."

-Oh, il pourrait suffire que tu préviennes les autres, à propos du faucon : il a fini par plaire à tout le monde, sur le bateau, il n'y a pas de raison que ça se passe différemment ici. Et puis, quand on débarque dans un cadre totalement nouveau, il est important de conserver des choses que l'on trouve rassurantes... Enfin, je dis ça mais tu dois agir comme tu le sens, sur ce point comme sur tous les autres.
Il lui dédia un sourire réconfortant.
-Courage, Baptiste. Je vois que c'est rude, pour l'instant, mais Galathée et moi ferons tout notre possible pour que tu te sentes rapidement à l'aise, et nous ne serons pas les seuls, tu peux m'en croire. Alors voilà, ne te forces pas à faire semblant que tout va bien, n'aies pas honte d'être perdu, troublé : tu es entouré de gens bienveillants et compréhensifs qui savent ce que sont les épreuves et qui non seulement ne te jugeront pas mais auront auront à cœur de t'écouter, de t'aider, de t'intégrer à notre petite communauté.

Baptiste acquiesça, manifestement embarrassé.
" Je ne doute pas de ça." finit-il par dire.
Il sourit doucement.
" Je vais garder le faucon pour demain, je crois. C'est déjà assez d'être le gamin bizarre que personne n'attendait."
Il fit mine de s'écarter.
" Mais si vous avez besoin d'aide avec les bébés, vous me dites, hein ? Je ne veux pas que tu penses que j'essaie déjà de me débiner, ou quoi."

Il faillit lever les yeux au ciel.
-Allons, je ne penserais jamais un truc pareil. Et puis, même si je sais que tu tiens à nous aider, ce n'est pas pour te faire travailler que je t'ai proposé de venir... Bon, après, vu le petit nombre d'adultes qu'il y a ici, vu la multitude de tâches à accomplir, tu seras parfois mis à contribution comme tous les autres enfants de la maison. Alors sois rassuré, tu auras bien des occasions de te rendre utile.

Baptiste sourit.
" D'accord. Bonne nuit alors... Je crois que je vais suivre le mouvement."
Mathilde et Guillhem avaient en effet réussi à convaincre la marmaille d'amorcer le mouvement vers les étages, malgré leurs récriminations. Antoine resta en arrière, assis sur un banc, près de Galathée qui portait les deux bébés. Elle fit signe à Taliesin de s'approcher.
" Si tu as le courage... je ne serais pas contre me délester de cette marmaille. Mathilde me dit qu'ils ont installé un berceau dans notre chambre... Je crois que Guillhem appréciera que nous redescendions, cependant..."

-De toute façon, je n'ai aucune envie de dormir pour l'instant, fit-il d'un ton léger. Je préfère de loin prendre le temps de réaliser que nous sommes bel et bien de retour, que ça n'est pas juste un beau rêve...
Il entreprit de récupérer les jumeaux.
-Ne bouge pas : je vais les mettre au lit et je reviens sitôt assuré qu'ils dorment paisiblement.

La rôdeuse ne protesta pas et le laissa filer vers les étages. Il se retrouva à la queue du grand groupe désordonné qui gravissait les marches et se disputait l'accès aux latrines. Le repérant, Mathilde se porta à son secours et le délesta d'un des nourrissons. Elle le précéda dans le couloir en exigeant que les plus jeunes s'écartent d'une voix de stentor, puis l'introduisit dans la chambre. Outre le grand lit aux draps frais, Taliesin repéra tout de suite le beau et vaste berceau de bois sombre qui y trônait.
" On l'a retrouvé dans les combles. Manifestement, il y a déjà eu des jumeaux chez les Desmoulins. C'est une chance qu'ils soient nés dans ce coin-ci d'Hélonna, j'imagine. Les gens de la Trouée disent qu'ils portent malheur et se débarrassent toujours de l'un des deux."
Elle rougit, réalisant que ses paroles pouvaient prêter à confusion.
" Je parle des jumeaux Desmoulins, bien sûr. Pas des tiens."

-N'essaie pas de te rattraper ! répliqua aussitôt l'elfe, sur le ton de la plaisanterie. J'ai bien compris que, craignant un surcroit de travail, tu songes déjà à éliminer l'un de mes enfants... Je vais donc me montrer particulièrement vigilant.
Se souvenant d'une discussion qu'il avait eue avec Galathée à propos de la jeune fille, il retrouva son sérieux.
-Blague à part... Je l'ai déjà dit à ton père, mais... Maintenant que je suis ici, j'ai la ferme intention de vous décharger un maximum, de me rendre le plus utile possible, que ce soit pour les travaux agricoles ou pour les tâches domestiques. Non seulement j'ai envie d'aider mais, de surcroit, je suis devenu totalement allergique à l'oisiveté. Bref, j'espère que notre retour te permettra de prendre un peu plus de temps pour toi. C'est important.

Mathilde, qui quittait doucement l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte, rit joyeusement.
" Tu es gentil, Taliesin, lui dit-elle. Mais il y a toujours à faire. Votre retour va juste nous permettre de relancer une partie de ce que nous avons dû mettre en suspends."
Elle haussa les épaules.
" Mais je donnerai un coup de main avec les bébés et en échange tu superviseras les ablutions de cette bande de sauvages, ce genre de choses. Pour le reste, ne t'inquiète pas pour moi. Je prends goût à certains aspects du travail... et je ne resterai pas ici éternellement, de toute façon, papa le sait bien."
Un sourire un peu mystérieux flotta un instant sur ses lèvres, mais elle n'en dit pas plus, et déposa Héloïse dans son berceau, avant de se glisser vers la porte.

Naturellement, sa curiosité fut piquée par les allusions de Mathilde, et il fut à deux doigts de lui demander de quoi il retournait, si elle avait de grands projets...
-Marché conclu, se contenta-t-il cependant de répondre, songeant que s'occuper des jumeaux lui permettrait de discuter avec Galathée, auprès de laquelle elle se confierait sans doute plus volontiers.
L'instant suivant, il installait Tristan aux côtés de sa sœur. Comme annoncé à la rôdeuse, il ne s'attarderait que le temps de vérifier qu'ils dormaient bien.

Le voyage semblait avoir assommé les deux enfants et ils s'assoupirent aisément, se blottissant vaguement l'un contre l'autre. Taliesin savait cependant, pour l'avoir observé maintes fois, qu'ils gigoteraient suffisamment pendant la nuit pour se retrouver dans des positions nettement moins orthodoxes assez rapidement.
Il put donc regagner la salle à manger où se trouvaient toujours Galathée et Antoine. Mathilde était en cuisine et elle reparut avec une théière fumante et cinq bols, ainsi qu'un plat rempli de petits biscuits. Seul Guillhem était encore dans les étages et on entendait sa voix tonitruer au travers du plancher, comme il essayait de remettre un peu d'ordre parmi la marmaille.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins