La Couronne de Cuivre

Astrée fouilla ensuite dans leurs provisions pour trouver un peu de fromage et quelques fruits en guise de dessert.
La bonne humeur de Reynald était contagieuse, ou peut-être était-ce simplement sa présence qui avait un effet euphorisant sur son moral, toujours est-il qu'elle arborait un large sourire, écoutant en rêvassant les mélodies qu'il chantonnait. L'altercation avec les enfants avait été remisée quelque part au fond de son esprit : il n'était pas nécessaire de s'en préoccuper tout de suite, ils ne pourraient de toute façon rien faire avant le lendemain, et le sortilège de Reynald les protégerait contre tout risque nocturne. Elle se sentait donc parfaitement détendue, heureuse de bivouaquer avec eux, heureuse, surtout, d'être auprès de lui pour cette nuit.
" Je crois qu'il est temps d'aller dormir", fit-elle avec un sourire en voyant Byron bailler à nouveau.
La terre battue était dure, malgré les couvertures qu'elle y avait entassées. Ils allaient sûrement regretter le lit confortable de Goran, mais l'essentiel était qu'elle serait auprès du Sorlyn, blottie contre lui, même si la présence de Byron ne permettait guère d'oser aller plus loin que quelques baisers. Elle ne dormait jamais aussi bien que dans ses bras...

Reynald prit la jeune femme dans ses bras et ils se couchèrent près du feu. Byron s'était écarté dans un coin, avait déplié une couverture au-dessus de son corps et reposait à moitié couché sur son sac, ce qui ne semblait pas une position très idéale. Astrée entendit cependant son souffle devenir régulier assez rapidement et elle devina qu'il dormait. Le Sorlyn, par contre, était encore éveillé et dessinait des arabesques sur la peau de son dos, la main glissée sous sa tunique. Il faisait frais mais la chaleur qu'ils dégageaient suffisait à rendre le repaire de leur couche des plus agréables. Le clerc ne pouvait s'empêcher de fredonner alors même qu'Astrée le sentait glisser vers le sommeil. Ce qu'il fit... avant elle.

Astrée sourit, amusée, en entendant sa mélodie cesser d'un coup sur une note inachevée. Elle bougea légèrement, levant la tête pour deviner dans l'obscurité son visage endormi, et déposa un léger baiser sur ses lèvres. C'était bon de dormir dans ses bras. Le reste, l'avenir, le passé, n'avait pas vraiment d'importance. Leur mission même, ou les incidents de la ferme voisine, passaient à l'arrière plan de son esprit. Elle se sentait simplement bien, en paix avec elle-même, et en sécurité. Elle savait qu'il y avait aussi, quelque part, le refus de s'interroger sur l'avenir de leur relation. Mais elle était bien décidée à ne pas gâcher ces quelques journées de bonheur par des questionnements existentiels. Juste profiter de sa présence, de ses chansons, de son bavardage incessant, de sa bonne humeur, et surtout de son amour qui lui réchauffait le coeur et l'âme. Les interrogations attendrait bien... quelques veilles, ou même quelques mois.
Elle s'endormit à son tour, un sourire heureux aux lèvres.

La nuit se déroula tranquillement jusqu'à un certain point. Dans les ténèbres, il y eut soudain un cri de surprise et Astrée sentit qu'à côté d'elle, Reynald se levait. Les braises de leur feu étaient encore visibles, rousses dans la nuit. Elle entendit le clerc incanter et le bâton de lumière retrouva son éclat. Il se déplaça vers la sortie de leur étable et elle distingua alors, dans la brume de son sommeil éventré, deux petites silhouettes immobiles, plus ou moins à l'endroit où le Sorlyn avait tracé son glyphe un peu plus tôt. Byron s'était levé, déjà, mais restait en retrait, comme s'il hésitait sur la marche à suivre.

La vue des deux silhouettes acheva de tirer Astrée du sommeil.
Ils avaient vraiment bien fait de poser des glyphes de garde. Mais pourquoi donc le sortilège avait-il arrêté les enfants ? Dans son souvenir, il ne s'en prenait qu'aux êtres mauvais. Ces enfants étaient-ils devenus mauvais ? Était-ce autre chose ? Ou peut-être qu'elle se souvenait mal...
Ce furent les pensées qui lui traversèrent l'esprit alors qu'elle jaillissait brusquement de leur couche, dans un réflexe instinctif, et s'approchait de l'entrée à la suite de Reynald.

Reynald était très calme et il lui décocha un sourire apaisant en la voyant approcher. Deux enfants, une fillette d'une douzaine d'années et un gamin plus jeune, peut-être huit ou neuf ans, étaient paralysés dans l'ouverture de l'étable, stupéfaits.
" Pas de panique, ma belle, lui dit le Sorlyn. J'ai tendu mon piège et ils sont tombés dedans, rien d'imprévu."
Il retourna son sourire aux deux enfants.
" Le sortilège va se lever d'ici quelques minutes. Mais vous ne devrez pas m'expliquer pourquoi vous avez essayé de venir jusqu'ici... Ça se voit tout de suite."
Il se permit de toucher le bras du petit garçon.
" Vous crevez de faim, n'est-ce pas ? Nous allons arranger ça dès que vous serez libérés."

Astrée sourit à son tour. Les enfants étaient maigres, l'idée du Sorlyn était donc probablement la bonne.
" Vous seriez venus plus tôt, vous auriez partagé notre dîner, fit-elle remarquer. Mais il reste de quoi manger, ne vous en faites pas. Je vais ranimer le feu", ajouta-t-elle en se dirigeant vers les braises encore rouges.
Comment diable ces gosses faisaient-ils pour survivre ? Il n'y avait plus de bétail apparemment, et il était peu probable qu'ils aient su s'organiser davantage pour cultiver quoi que ce soit. Dans ces circonstances, la présence de voyageurs endormis était effectivement tentante.

" Ne t'embête pas, dit Reynald. Nous allons descendre à la ferme avec ceux deux-ci et je vais leur conjurer de quoi manger pour tous. A mon avis, ils sont bien six ou sept, et avec la faim qui les taraude, ils auront tôt fait de dévaliser l'intégralité de ce que nous avons emporté."
Il se mit à siffloter en attendant que le sortilège touche à sa fin, puis saisit les deux enfants par le bras, si bien qu'au moment où leur paralysie prit fin, ils ne purent pas s'enfuir.
" On allait rien faire de mal ! s'exclama la fillette.
— On voulait juste regarder !" s'insurgea le gamin.

Astrée ne put s'empêcher de rire.
" Regarder ? Dans le noir complet ? Ça ne tient pas vraiment la route, comme explication..."
Elle secoua la tête.
" N'empêche que vous deviez avoir rudement faim pour prendre un risque pareil... Vous espériez trouver de l'argent, peut-être, aussi ? Ou juste de quoi manger ?"
L'idée de laisser l'essentiel de leurs provisions aux gosses ne la dérangeait pas plus que ça. Elle pourrait toujours chasser, et ils rachèteraient ce qui manquait. Mais cela ne changeait rien au fait que leur fournir un repas ne réglerait pas durablement leur problème. Il allait falloir en savoir plus sur leur situation, et pour cela qu'ils acceptent de leur faire confiance. Après un an de méfiance, ça n'était pas gagné. Mais le charisme naturel de Reynald, et peut-être la présence intrigante de Byron, aideraient sans doute à lever un peu leur défiance.

Mais Byron n'avait pas décidé de s'approcher, demeurant dans l'ombre, au bout de l'étable.
" On voulait juste voir ! répéta la fillette en se controsionnant.
— Ça suffit, dit Reynald. On va descendre à la ferme, maintenant."
Il se tourna vers Astrée et lui tendit le bras de la petite fille.
" Voilà pour toi."
La gamine se débattit comme un beau diable et elle ne manquait pas de force.
" Je suis clerc, dit alors Reynald. Je peux vous donner à manger et vous soigner. Parce que je devine qu'il y a quelqu'un de malade, dans votre maison."
Le petit garçon se mit à gémir.
" Dis rien ! C'est des menteurs !" glapit la gamine.
Mais le sorlyn chargea le gosse sur son épaule et entreprit de regagner le corps de ferme.

Astrée avait saisi fermement le bras de la gamine et chercha à l'entraîner à son tour en direction de la ferme, après un dernier regard en direction de Byron. Elle ne pouvait la charger sur son épaule, elle était trop lourde pour ça. Mais elle n'allait tout de même pas chercher à demeurer en arrière alors que Reynald partait vers la ferme avec son petit frère.
" On n'est pas des menteurs, répliqua-t-elle en l'entraînant à la suite du Sorlyn, agrippant fermement son bras. Il est vraiment clerc, sinon comment tu crois qu'il aurait pu poser ce genre de sortilège de garde ou illuminer son bâton ? C'est un prêtre de Milil. Et un prêtre de Milil ne ment pas."
Bien sûr, elle ne la croirait pas. Pas tant que Reynald ne se serait pas exécuté, en tout cas. Encore fallait-il qu'ils le laissent faire...
Elle se demandait comment il avait pu deviner qu'il y avait quelqu'un de malade dans la maison. Peut-être comme explication au refus de les laisser approcher ?

Elle entendit Reynald glousser tandis qu'il ralentissait pour qu'elle le rejoigne.
" Un clerc de Milil ne ment pas, lui souffla-t-il au creux de l'oreille. Pour qui me prends-tu, Astrée ? Pour un paladin ?"
Toujours gloussant, il longea la barrière jusqu'à trouver le portail, cette fois, qui était grand ouvert, et s'engagea sur le chemin de terre qui menait au bâtiment. La petite fille avait cessé de se débattre mais marchait en bougonnant.
" Bon, j'espère que ton frère ne va pas nous recevoir d'un carreau d'arbalète, cette fois..."

Non, il ne mentait pas. Pas sur les choses importantes en tout cas. Il se vantait assez d'être clerc et pas barde... Et puis, elle voulait juste convaincre la gamine... Et lui, ça le faisait rire bien sûr...
Elle finit par hausser les épaules, et prêta à peine attention à sa remarque sur l'arbalète.
" Ça m'étonnerait, en pleine nuit... Mais tu peux éteindre ton bâton si tu veux limiter le risque", répliqua-t-elle simplement.
De toute façon, vu le manque d'adresse du garçon à l'arbalète et son incapacité à recharger rapidement son arme, elle pourrait sûrement le désarmer avant qu'il ne parvienne à blesser sérieusement l'un d'eux. Il suffisait qu'elle se tienne prête à intervenir, au cas où.
Elle accéléra le pas pour ne pas se laisser distancer, se demandant si les deux enfants avaient agi de leur propre chef ou si tous les autres étaient au courant et éveillés.

Astrée vit rapidement que la ferme était bien éclairée et elle aperçut les silhouettes de toute la marmaille réunie aux fenêtres. Toutes ces ombres chinoises se mirent en mouvement au moment où la lumière du bâton s'approchait par le chemin, révélant l'étrange équipage.
" Comment s'appelle ton grand frère, mon garçon ?
— Simon...
— Simon ! Baisse donc ton arbalète ! Le festin arrive !"
La porte s'ouvrit sur une avalanche de gamins.
" Ne les touchez pas ! Leur faites pas de mal ! On se rend ! glapirent les voix.
— Ah, bon sang d'bon soir." fit le clerc en lâchant sa victime.
Ce dernier demeura coi.
" Je crois qu'ils veulent nous donner à manger."
Reynald ne leur laissa pas le temps de rétorquer quoi que ce soit et se mit à incanter. Une marmite prit forme sur le sol, gigantesque, et dégageant un parfum de soupe aux pois, tandis que plusieurs pains surgissaient de rien en une belle pile ordonnée.
" A la bouffe !" annonça-t-il en soulevant la marmite et se dirigeant vers la porte.

Astrée prit la pile de pains, en donna d'autorité un à la gosse qu'elle venait de lâcher et un autre à son jeune frère, et s'avança à la suite de Reynald, distribuant d'autres pains aux enfants les plus proches.
Elle était décidée à garder, par prudence, un oeil sur Simon, et à vérifier également que d'autres ne se mettent pas en tête de sortir un couteau ou quelque arme que ce soit. Bien sûr, ils devaient être un peu estomaqués par le retournement de situation, et c'était pour le moment la surprise qui l'emportait. Elle espérait que la soupe, bien réelle, suffirait à les convaincre qu'ils n'avaient aucune intention hostile. Et peut-être serait-ce suffisant pour qu'ils osent enfin raconter ce qui se passait ici.

Ils pénétrèrent dans une cuisine obscure, mais Reynald continua sa route et trouva, derrière une porte, la salle de séjour qu'il cherchait. Elle était très propre, bien rangée, et un feu agréable y brûlait. Il eut un temps d'arrêt en réalisant qu'il n'y avait pas six ou sept enfants, mais bien dix. Le plus âgé était le Simon en question, environ quinze ans, et le plus jeune devait avoir trois ans, un gosse blond et bouclé dont il aurait été bien hasardeux de déterminer le sexe. Entre les deux s'échelonnait le reste de la fratrie, mais Astrée put supputer qu'il y avait un groupe de triplés d'environ neuf-dix ans. Tous étaient vêtus proprement mais tous étaient maigres, et leurs habits étaient usés. Quand Reynald posa la marmite sur la table, la plus âgée des filles donna des ordres brefs et des bols firent leur apparition, ainsi que des cuillères. Les enfants qui avaient reçu les pains (et les avaient entamés sans demander leur reste) consentirent à les partager, et la fillette qui avait pris les choses en main servit de copieuses rations de soupe aux pois et aux lardons à ses frères et soeurs. Une minute plus tard, ils mangeaient dans un silence religieux.
" Bon sang d'bon sang." lâcha simplement Reynald.

Astrée sourit à Reynald, un brin amusée par le brusque revirement d'humeur de leurs... "hôtes", si on pouvait dire. Elle s'était attendue à ce que la méfiance pousse certains à refuser de manger, à décréter la soupe empoisonnée. Mais la faim était visiblement plus forte que tout. Sans compter que la soupe fournie magiquement était certainement délicieuse...
" Belle tablée", commenta-t-elle simplement. Elle eût une pensée pour l'orphelinat de Sire Artwin, à Luménis. Ça devait y ressembler un peu, au moment des repas.
Tout de même... Dix gosses. Mais comment dix gosses arrivaient à survivre dans une ferme quasi abandonnée, sans adulte ? Et bien... ils survivaient à peine, sans doute. Mais le temps des questions viendrait plus tard, lorsque tout le monde aurait l'estomac plein.

Les enfants mangèrent, se resservirent, mangèrent à nouveau et se resservirent encore jusqu'à ce que la marmite soit complètement vide et qu'il ne reste plus une goutte de pain. Deux des plus jeunes s'endormirent ensuite sur la table, trois autres se faufilèrent en dessous pour tenir un conciliabule, et les cinq plus âgés demeurèrent interdits, vaseux et rassasiés. Reynald paraissait toujours un peu incrédule.
" Je crois que demain matin, je vais rester ici, pendant que Byron et toi continuez votre route. Nous nous retrouverons plus loin. Si vous marchez, que nous louons des chevaux... Nous pouvons nous donner un point de rendez-vous, aussi."
La plus grande des filles donna à nouveau des ordres et deux des gosses restants se saisirent de la marmite pour aller la nettoyer.

Astrée observait la scène d'un oeil attendri. Depuis combien de temps ces gosses n'avaient-ils rien avalé pour avoir une faim pareille ? Et elle n'oubliait pas non plus l'hypothèse du Sorlyn au sujet d'un éventuel malade dans la maison.
Sa suggestion la laissa un instant sans voix. D'autant qu'elle n'en voyait pas vraiment la nécessité. Pourquoi voulait-il rester seul ici ? Byron et elle-même ne pourraient-ils pas l'aider, quoi qu'il compte faire ?
" On peut aussi rester avec toi et t'aider..., fit-elle remarquer. Enfin, il faut voir ce que Byron en pense. Et tout dépend ce que tu veux faire, pour combien de temps tu en as..."

" Astrée, vous ne pouvez pas perdre de temps. Il y a la harde... et je n'ai aucune idée du temps que cela me prendra, ici, je dois dire. En même temps, je suis clerc... Je ne peux pas laisser cette famille dans le besoin. Mais tu n'as pas ces obligations... et tu en as d'autres. Si tu demandes son avis à Byron, il ira forcément dans ton sens, parce qu'il ne voudra pas t'insulter et il est déjà immensément reconnaissant de ce que tu fais pour lui. Mais il ignore ce que les siens sont en train de vivre. Nous avons assez traîné à Bortheias. Il est nécessaire d'atteindre Luménis, désormais. Cela doit être votre unique objectif."
Les enfants les observaient.
" Peut-être qu'il peut soigner maman, s'il est prêtre, dit l'un des enfants.
— Maman va mieux. Elle n'a pas besoin de clerc, répondit l'aîné.
— Moi j'aimerais bien pouvoir aller la voir, si elle va mieux.
— Pas assez mieux."

Astrée grimaça. Ses arguments étaient fondés, en un sens. Bien sûr, ils avaient perdu quelques jours à Bortheïas, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Mais d'un autre côté, la téléportation leur avait fait gagner bien plus que ce qu'ils avaient perdu... Et bien sûr, il fallait faire vite, aussi vite que possible. Mais l'aide de Reynald, là-bas, serait tellement utile pour justement faire les bonnes démarches, se faire entendre, remuer les choses. Il avait un don pour convaincre les gens, qu'elle n'avait pas. Il saurait sûrement leur faire gagner du temps. Ils avaient besoin de lui. Et puis, elle aussi avait envie d'aider, ici. Ça n'était pas uniquement une envie égoïste de profiter au maximum de sa présence... ni la trouille de devoir affronter seule les démarches qui les attendaient. Il y avait un peu de tout ça, c'était vrai. Mais pas seulement.... Et même si la mission de Byron était prioritaire, peut-être qu'il n'en aurait pas pour tant de temps que ça, ici ?

L'intervention des enfants la ramena au présent. Elle se tourna vers l'aîné.
" Bien sûr qu'il peut soigner votre mère, répliqua-t-elle. Même si elle va déjà mieux..."
Bon, leur mère était vivante. Ça, au moins, c'était une bonne nouvelle. Enfin, si elle n'était pas décédée sans que les plus jeunes ne soient mis au courant ? Non, il ne leur aurait pas dit qu'elle allait mieux si ça avait été le cas...
" On discutera tout à l'heure..., souffla-t-elle à Reynald. Tu devrais aller voir peut-être..."

Le Sorlyn fit mine de se lever, mais une lueur d'alarme passa dans le regard des deux plus âgés et il se rassit.
" Elle dort, expliqua le plus grand, Simon. Ce serait dommage de la réveiller.
— Et elle va vraiment mieux. Le clerc de Verte-Cascade, il disait toujours que c'est mieux de laisser faire la nature, que c'est plus... doux, ajouta la gamine.
— Donc faut pas vous déranger. La nourriture, c'était déjà très gentil.
— On en veut plus ! On en veut plus !" glapirent les triplés sous la table.
Reynald opina du chef.
" Je propose qu'on mette toute cette bande au lit... et puis qu'on rediscute."

Astrée se demandait si c'était uniquement parce qu'elle dormait que les deux aînés ne voulaient pas les laisser se rendre au chevet de la malade. Ils semblaient vraiment vouloir éviter que le Sorlyn ne la voie. Ce pouvait être une méfiance vis-à-vis des sortilèges, simplement. Ou autre chose. Il serait bon d'avoir une discussion avec les deux aînés, sans la présence des plus jeunes. Tout de suite idéalement, une fois les petits au lit... Sauf s'ils étaient trop fatigués, eux aussi.
Elle réprima un soupir, et se tourna vers Reynald.
- Tu as raison, il est grand temps pour eux de dormir.... Et ne vous en faites pas, ajouta-t-elle à l'attention des conspirateurs sous la table, le sortilège de Reynald vous procurera sûrement un bon petit déjeuner demain...
Elle laissa son regard errer sur la pièce, et observa les deux plus jeunes, endormis.
- Vous voulez que je vous aide à les porter dans leur lit ?, proposa-t-elle avec douceur.

" Non, non, ça ira..." dit la plus grande.
Elle claqua dans les mains et toute la marmaille émergea, petits regards brumeux, têtes hirsutes hors de la cuisine, silhouettes sous la table.
" Au lit ! s'exclama-t-elle. Il y aura du petit déjeuner demain !"
La ribambelle de demi-portions s'époumona pour saluer la bonne nouvelle, puis, tel une colonie de souris, ils quittèrent la pièce en file indienne, se carapatant vers les escaliers, dans lesquels Astrée et Reynald les entendirent grimper en tapant des pieds, puis courir sur les planchers au-dessus de leur tête. Ne resta plus que le frère aîné, manifestement très mal à l'aise, qui n'osait cependant pas quitter sa place sur le banc. Reynald l'observa sans rien dire, pensif, et serra doucement sa main sous la table.

Astrée sourit en voyant la bande bruyante d'enfants s'égayer dans l'escalier. S'occuper de toute cette tribu était une rude charge pour les deux aînés. Et ils étaient bien jeunes pour la porter...
Elle regarda Simon, songeuse, serrant doucement la main de Reynald. L'adolescent était mal à l'aise, c'était visible. Elle hésitait à parler, pour rompre le silence et pour faire éclater son malaise visible. Maintenant qu'il était seul, sans la présence de ses frères et soeurs qu'il devait préserver, il serait peut-être moins sur la défensive, et pourrait enfin se livrer. A condition, sans doute, de ne pas le brusquer.
Elle lui sourit, avec toute la douceur possible, et attendit en silence, sa main dans celle de Reynald. Il finirait par parler de lui-même, probablement. Et sinon, Reynald ou elle-même essaieraient de l'y encourager.

Mais le gamin ne dit rien, se contentant de leur décocher des souvenirs embarrassés.
" C'était gentil. Très gentil. Vous ne devez pas vous en faire pour le petit déjeuner... On a de quoi... Je veux dire. Il y a les poules et puis on peut faire du pain. On en a."
Reynald ne put empêcher ses doutes d'apparaître sur son visage.
" Vous étiez affamés, Simon, finit-il par dire. Vous pesez tous plusieurs livres de moins que ce que vous devriez. Il n'y a plus eu de vache dans l'étable que nous occupons depuis des lustres... Vous avez sûrement mangé votre dernière poule il y a un certain temps."
Le gosse se renfrogna.
" C'est pas vrai."
Au-dessus d'eux, la cavalcade avait décru. On entendait encore quelques menues trottes, mais pas davantage.

Astrée réprima un soupir. Ce garçon avait sa fierté et ne voulait pas admettre qu'ils avaient besoin d'aide. Etait-ce seulement par fierté, ou ne voulait-il pas se fier à des inconnus ? Ou avait-il peur des conséquences ?
Elle intervint à son tour, avec douceur.
- Vous avez bien du courage, ta soeur et toi, de tout gérer ici à vous deux. C'est une lourde charge. Mais dis-moi... Ça fait longtemps que votre mère est... malade ?
Et à quel point est-ce grave ? faillit-elle ajouter.

" Leur mère est morte, dit Reynald. N'est-ce pas ?
— Pas du tout !
— Oh si. On ne fait pas autant de boucan dans la maison d'une femme alitée. Mais les petits ne le savent pas. Et il ne faudrait surtout pas que des étrangers en soient informés, n'est-ce pas ? Parce que sinon, vous fileriez tous à l'orphelinat."
Le gosse s'empourpra spectaculairement. Le clerc poussa un soupir.
" Quel âge as-tu ?"
Il ne répondit rien, furieux, puis se leva et détala vers les étages.
" Je crains le retour de l'arbalète..." dit le Sorlyn avec un soupir.

Donc sa mère était bel et bien morte. Exactement ce qu'elle avait craint. La situation était décidément bien complexe.
" Il lui faut un peu de temps pour admettre qu'ils ont besoin d'aide..." murmura-t-elle avec une légère grimace.
Non, il n'y aurait pas d'arbalète. Mais il fallait trouver une issue à leur situation, tout de même.
" Tu crois qu'ils iraient forcément à l'orphelinat ? Il y a peut-être une autre solution... Ils ont peut-être de la famille, des voisins, qui pourraient les aider..."
Elle soupira.
" Enfin, sans doute que non, sans ça ils l'auraient déjà fait..."
L'orphelinat n'était pas forcément une si mauvaise solution, en attendant que les deux plus grands soient capables de s'occuper de toute la famille.
" Mais il y a aussi des orphelinats très accueillants. Celui du Seigneur Artwin, à Luménis, est vraiment bien... Enfin, aussi bien que peut l'être un orphelinat", conclut-elle avec une grimace, se souvenant que Reynald connaissait hélas très bien ce qu'était la vie d'un orphelin. Elle leva les yeux vers lui, lui serrant doucement la main.

" Le problème d'un orphelinat, outre le fait que ces gosses sont habitués à la campagne, est que la fratrie sera obligatoirement éclatée. Simon, déjà, à quinze ans, ne devrait plus y trouver de place. Il a l'âge de travailler. Sa grande soeur aussi. Mais à deux, avec une ferme à moitié en ruines, ils ne savent pas gérer. Non seulement, ils crèvent de faim, mais ils sont à la merci d'âmes grises qui voudraient en profiter."
Il posa le doigt sur son nez.
" Et tu sens, cette odeur ? C'est la mère. Elle est quelque part en haut. Ils attendent peut-être le miracle d'un clerc plus puissant que moi."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne