La Couronne de Cuivre

Taliesin lui sourit, reconnaissant sans doute possible Émeraude Mille-Visions, la voyante dont leur avait parlé Borgporkniel. Elle était aussi pittoresque qu'il l'avait laissé entendre, et l'elfe se dit que sa présence serait plutôt bienvenue dans la mesure où elle les distrairait par sa conversation, là où le commerçant manostien semblait devoir être plutôt taciturne et distant. Celui-ci, par contre, n'apprécierait peut-être pas beaucoup les bavardages de la vieille femme...
-Certainement, madame. Avec plaisir, répondit-il en s'inclinant, courtois, avant de se mettre en devoir de joindre le geste à la parole.

« Oh, et galant de surcroît. Quel bonheur. » s’extasia-t-elle alors que l’elfe l’aidait à monter dans le véhicule. Sous ses piles de nippes, elle devait être plutôt maigrichonne, car elle ne pesait presque rien.
Victor avait suivi leur échange avec une grimace qui révélait une tentative plus ou moins fructueuse de ne pas rire. Le Manostien s’était également approche. En effet, Nelson venait de sonner l’heure de l’embarquement.
Le coche était assez vaste pour accueillir huit personnes très serrées, six coincées et quatre à l’aise. Il était capitonné de sièges de cuir usé et ses fenêtres sans vitres s’ouvraient sur la campagne. Il était cependant possible de les refermer à l’aide de volets de bois, au risque de se retrouver dans le noir. Emeraude se laissa tomber dans le coin droit, face à la route, avec un soupir théâtral. Au moment où Taliesin allait se reculer, elle lui attrapa le bras, à nouveau, et le tira sur la banquette, à côté d'elle.
« Mon chéri, je suis certaine que tu vas tenir compagnie à une pauvre vieille femme comme moi. J’ai tellement peu l’habitude des voyages. Et je suis si vieille. Je sens que tu es un bon garçon, ça se voit dans ton aura, la place est libre ici, ça sera très bien. »
Victor, qui s’était hissé à leur suite, ne put cette fois retenir un large sourire goguenard, avant de s’asseoir en face de lui. Le Manostien prit la dernière place, nez à nez avec Emeraude, tout en balayant l’assemblée d’un regard froid. Il n’était apparemment pas complètement ravi de la compagnie.

Un bref instant, Taliesin se demanda si ce qu'il avait envisagé comme une distraction bienvenue n'allait pas se révéler une bien pesante compagnie. Mais pesante, agaçante ou tout ce que l'on voudra, elle l'empêcherait de broyer du noir, le détournerait de sombres anticipations quant au futur. Ce qui était toujours bon à prendre.
Alors, il s'exécuta de bonne grâce, adressant cependant à Victor un sourire entendu. Un sourire qui semblait dire "Rira bien qui rira le dernier, bonhomme. Ton tour viendra."

Nelson vint ensuite leur exposer le programme de la première demi-journée. Ils rouleraient en forêt sur une piste dégagée mais étroite et sinueuse, ce qui ne leur permettrait pas d’aller très loin. L’étape du soir aurait lieu dans un village de forestiers humains car il n’y avait pas d’auberge à proximité, mais il avait un arrangement avec eux depuis toujours, et si les conditions ne seraient pas dignes d’un établissement réputé, ils dormiraient au chaud et au sec. Après les recommandations d’usage, du genre de ne pas se pencher par les fenêtres ni d’ouvrir les portes pendant que le coche était en mouvement, qui parurent étrangement s’adresser avant tout à Victor, il leur souhaita bonne route et disparut. Quelques secondes plus tard, dans un craquement pittoresque, le véhicule s’arracha lentement à la neige, un cheval hennit, et ils se mirent en route. Victot sourit à Taliesin, non sans une pointe de tension dans le regard, tandis que la vieille Emeraude gloussait de plaisir comme une adolescente. Elle attrapa le bras de Taliesin.
« En avant pour l’aventure, mon chéri ! »
Le Manostien leva les yeux au ciel et s’abandonna dans une contemplation silencieuse des troncs qui défilaient autour d’eux.

Les heures passaient. A travers les fenêtres des portières, les arbres innombrables défilaient. Sur le chemin, étroit et sinueux, les chevaux louvoyaient. Et dans le coche brinquebalant, Émeraude Mille-Visions parlait, parlait, parlait.
Taliesin devait bien l'avouer : la vieille dame était encore plus bavarde qu'il ne l'avait imaginé. Elle caquetait sur tout et rien, intarissable, et Il l'écoutait tant bien que mal, parfois attentif, parfois distrait, la distraction gagnant de plus en plus de terrain au fur et à mesure que le temps s'écoulait. L'exercice était cependant périlleux : il devait se fendre de quelques remarques, de quelques commentaires, afin de prouver qu'il n'avait pas perdu le fil. Devait ne pas trop faire montre d'un enthousiasme feint, pour ne pas l'encourager à accélérer son débit... Ce dont elle n'avait pas vraiment besoin, en réalité.
Le Manostien, de son côté, n'avait pas desserré les lèvres, paraissant plus qu'agacé par l'incessant babillage. Victor, lui,occupait son temps entre la contemplation du paysage monotone et des phases de somnolence, ce que constatant, Taliesin se félicita de l'avoir tiré du lit aux aurores.
Les heures passaient. Les arbres défilaient de part et d'autre du chemin sinueux sur lequel les chevaux, infatigables, louvoyaient. Et, toujours, Emeraude Mille-Visions parlait, parlait, parlait...

Ils ralentirent alors que la nuit tombait et les voyageurs entendirent que le sol sous les roues de leur coche changeait de texture. Les sabots des chevaux se firent plus étouffés, et soudain des lumières apparurent sur leur gauche, dessinant petit à petit les contours d’un petit village sylvestre. Il n’avait cependant rien à voir avec les courbes naturelles de Loth Imharil : c’était un hameau humain, modeste, cabanons de bois disposés au petit bonheur la chance, en fonction de l’espace offert par les grands arbres et la clairière voisine. Les cheminées crachaient leur panache de fumée et ils décrivirent une volte pour entrer dans le campement, se glissant avec fracas entre les premières maisons. Leur arrivée suscita un certain tumulte, des portes s’ouvrirent, des gens sortirent, mais Taliesin ne vit nulle surprise sur le visage des chasseurs et des bûcherons. Deux hommes vinrent arrêter les chevaux, Nelson sauta de son siège avant de venir délivrer sa cargaison.
« Premier arrêt, le Camp aux Frênes. Vous allez loger dans la petite maison, là-bas. C’est une seule salle pour tout le monde, mais en général, ils tendent des peaux pour faire des alcôves. Rustique, vous verrez. »
Le Manostien ne dit rien et descendit le premier, suivi par un Victor ensommeillé qui étouffa un bâillement dans la paume de sa main. Bien évidemment, Emeraude attrapa le bras de son chevalier servant et se laissa guider jusqu’à leur abri.
Ils n’eurent en réalité que peu de contacts avec les habitants du village, ils étaient « rustres, pas rustiques, eux », selon Nelson. Comme ce dernier l’avait annoncé, ils pénétrèrent dans une cabane de terre battue dans laquelle on avait tendu un certain nombre de bâches de cuir, délimitant une demi-douzaine de chambrettes, contenant chacune sa couche sommaire mais propre. Un âtre brûlait dans l’espace central, à côté d’une table dressée simplement. Une adolescente timide vint s’enquérir de leur appétit puis disparut, les laissant dans la pénombre un peu odorante. Le Manostien s’était déjà arrogé une des alcôves, tandis qu’Emeraude dissertait avec entrain sur ces petites escapades romantiques comme dans sa jeunesse, le bonheur de vivre à la dure, et le fait qu’à son âge, vu ses rhumatismes, ce n’était peut-être pas idéal quand même…

En découvrant les lieux, Taliesin se dit que la promiscuité relative qui serait la leur ce soir-là l'empêcherait probablement de montrer son armure à Victor. Il espérait d'ailleurs que la "surprise" serait sortie de la tête du petit garçon, peut-être remplacée par les mille et un récits... passionnants... d' Émeraude. On pouvait toujours rêver.
Il jeta un regard à l'intéressé qui s'en alla crânement déposer ses affaires dans une alcôve libre. L'elfe haussa les épaules puis l'imita, choisissant la chambrette voisine. Il ne serait pas possible d'escamoter le semblant de cloison qui les séparait, mais ils ne seraient tout de même pas très loin. Et, au pire, si Victor changeait d'avis en cours de nuit, rien ne l'empêcherait de venir le rejoindre.

Une fois qu’ils furent tous installés, on servit le repas à table et ils se retrouvèrent tous rassemblés, sauf le cocher qui devait avoir son point de chute personnel au Camp, autour d’une soupe et d’un ragoût qui avaient meilleur goût qu’apparence. Emeraude semblait fatiguée, dodelinant de la tête tout en touchant à peine à son repas. Victor était silencieux mais manifestement amusé. C’est alors qu’il se produisit un changement imprévu dans l’attitude du Manostien. Il apporta en effet deux bouteilles de vin dorrandin à table, manifestement de sa réserve personnelle, et servit copieusement les convives, à l’exception de Victor, évidemment. Tandis que l’alcool rapprochait Emeraude des limbes, la langue du négociant se délia subitement. Il avait la descente rapide et décidée, il siffla une bouteille à lui tout seul avant même d’avoir terminé son repas. Taliesin apprit ainsi qu’il se nommait Hans Gerhartminschbrugern, qu’il était originaire de Manost même, qu’il avait très tôt créé sa petite société d’exportation de vins, et qu’il adorait la vie à Loth Imharil, surtout les petits alcools de noisette et de prune que concoctaient les elfes. Il se mit ensuite à déblatérer mille anecdotes, dont certaines étaient limites compte tenu de l’auditoire.

Taliesin, s'il surveilla sa consommation, n'en profita pas moins avec plaisir du vin généreusement offert. C'était un bon cru qui se buvait sans soif... ce qui rendait d'autant plus nécessaire une certaine vigilance. Il écouta courtoisement le négociant - ayant la vague impression de revivre ce qu'il avait connu au cours du trajet, avec Émeraude -, se fendant de quelques remarques quant aux productions elfiques ou dorrandines qu'il avait eu l'occasion de goûter, et jetant parfois un regard en direction de Victor, lorsque la conversation se faisait un peu trop crue. Il n'était pas particulièrement puritain, savait que le gamin n'était pas naïf en semblable domaine, qu'il avait déjà du en entendre des vertes et des pas mures... Mais tout de même, il interviendrait sans doute si leur compagnon de voyage, échauffé par le vin, dépassait dans son discours les limites de la grivoiserie inhérente à toute soirée dans une auberge, y compris dans les chansons des bardes, s'il y en avait.

Victor se leva le premier, les yeux papillonnants, pour aller se coucher. Emeraude profita de cette diversion pour se lever à son tour, mais se mit à vaciller dangereusement. Elle posa son regard un peu vitreux sur Taliesin et esquissa un sourire.
« Mon chéri, il va falloir que tu m’aides à aller me coucher, j’en ai peur… » marmonna-t-elle, peinant à garder les yeux ouverts.
Hans parut sortir d’un songe en voyant la table se dépeupler brusquement.
« Il est si tard ? » demanda-t-il d’un ton navré.

-Le temps file vite en bonne compagnie... fit l'elfe, souriant.
Quelque part, cette interruption le soulageait. Et pas seulement à cause des sujets de conversation : la fatigue, pour lui aussi, commençait à se faire sentir. De surcroît, il avait l'impression qu'il n'aurait pas pu entendre une phrase de plus sans attraper la migraine. Il était barde, certes, mais d'ordinaire, c'était lui qui parlait, les autres qui l'écoutaient... En l'instant, il pensait avoir entendu son content de mots pour un long moment
Doucement, il prit le bras de la vieille femme afin de l'accompagner jusqu'à son alcôve. Lorsque ce serait chose faite, il regagnerait son propre lit et... sombrerait. Mieux valait qu'il se repose pour affronter le jour suivant.

Emeraude s’endormit avant même de toucher son lit et Taliesin fut bon pour lui retirer ses chaussures et son chapeau, avant de la recouvrir d’une couverture. Lorsqu’il repassa dans la petite salle à manger, tout le monde avait disparu, il ne restait que les assiettes et couvertes, empilés bien proprement sur la table. Quelque part vers le fond, Hans sifflotait, guilleret. On n’entendait rien venir de l’alcôve de Victor, mais sa bougie était éteinte. Par contre, lorsque Taliesin regagna sa propre couche, il découvrit, sur son oreiller, une enveloppe qui lui était adressée. Son nom avait été tracé d’une patte très élégante, mais qu’il ne reconnut pas.

Le barde fronça les sourcils, comme une vague d'appréhension, diffuse mais indéniable, le parcourait. Que signifiait ce pli ? Qui l'avait déposé là ? Ce ne pouvait être quelqu'un de l'extérieur : ils auraient probablement entendu quiconque se serait glissé dans la cabane. Ce ne pouvait être Émeraude - et pour cause : il l'avait mise au lit - ni Victor dont il connaissait l'écriture. Restait le négociant... Qui, si c'était lui, aurait agi fort prestement. Aurait déjà rédigé la lettre plus tôt dans la journée. Il ne voyait pas quand.
Il grimaça, haussa les épaules puis entreprit d'ouvrir la lettre. Les réponses s'y trouveraient, de toute façon. Et ce ne devait pas être quelque chose de bien méchant... Il fallait qu'il arrête de voir le mal en tout.

Le papier était d'excellente qualité, et la missive disait ceci :

Très cher Taliesin,

A présent que vos pas vous entraînent loin de Loth Imharil, je peux me permettre de vous adresser ces mots, sans craindre qu’ils ne vous détournent, même en pensée, de la noble tâche qui est la vôtre et qui devrait, je le conçois aisément, être unique et ultime en votre âme. Je n’ai pas cherché à vous revoir, car je demeure persuadée que vous nous reviendrez dans un ou cent ans, et que les discussions que nous aurions pu avoir hier, entachées par l’urgence de votre mission, auront lieu plus tard, riches et sereines. Cependant, je ne puis vous laisser partir sans vous inciter à revenir. Je vous ai attendu toute une vie. Vous avoir entrevu, ces quelques minutes, aussi étranges ont-elles été, suffit pour me donner la patience et le courage d’attendre encore.

Comme vous le savez sans vouloir vous l’avouer, je suis votre sœur jumelle, et ma Cité Infernale est votre Cité Idéale. Notre père, que Corellon veille sur lui, a gardé toute sa vie une rancœur violente pour les derniers événements qui se sont déroulés en ces lieux, d’où l’appellation amère qu’il lui donnait. Il n’en a jamais beaucoup parlé, cependant, tentant de garder ses souvenirs sous clef, ses regrets sous cape, mais il lui arrivait de s’épancher brièvement. Ma mémoire en a conservé des bribes, j’étais alors si jeune. Je pense que la perte était pour lui trop extrême pour pouvoir encore regarder les choses sous un jour favorable. Après tout, il avait perdu sa ville, bien sûr, mais aussi l’amour de sa vie, notre mère, et vous, son fils. Il avait une lecture très cynique de la chute de la cité, de la manière dont des erreurs ont été commises, des responsabilités, enfin, de certaines des personnalités les plus fortes de la communauté. Tout cela est très ancien, et j’aurais beaucoup de mal à vous en parler : comme je le disais, je n’en connais pas grand chose, et je me suis toujours refusée à lire ce qu’il avait rédigé, tome après tome, les dernières années de sa vie. Le désespoir et le chagrin sont parfois contagieux, je ne me sentais pas la force de les toucher. Mais peut-être est-ce quelque chose que nous pourrons faire ensemble, un jour, qui sait.

Je ne désire pas votre retour pour vous plonger dans la nostalgie d’un temps révolu. Je désire votre retour parce que vous êtes mon frère, et même si je ne vous connais pas, immanquablement, j’aspire à le faire. Nous n’avons pas profité l’un de l’autre, mais nous sommes encore jeunes. J’aimerais vous écouter chanter, je pourrais vous apprendre quelques tours. Je suis sûre que vous pourriez me comprendre mieux que quiconque, car je me suis vue dans vos yeux, et je pense que le lien qui nous unit existe en dépit de tout ce qui nous a séparés.

Le destin a mené vos pas à Loth Imharil. J’attendrai que la roue tourne, que votre route vous ramène jusqu’ici. A bientôt,

Votre dévouée, Cerridwen

Une dernière chose : n’en veuillez pas à votre garçon pour le petit service qu’il m’a rendu. C’est un enfant loyal et bien intentionné, qui ne mérite pas vos foudres.

Taliesin garda les yeux rivés sur la lettre. Ne la relut pas, cependant : il n'en était nul besoin.
Il s'était demandé, en partie inconsciemment, pourquoi la jeune femme n'était pas revenue à la charge. Avait songé qu'elle s'était rendue à ce qu'il s'était érigé, à toute force, en évidence : cette histoire, aussi troublante fût-elle, n'était rien d'autre qu'une coïncidence. Il s'était dit, aussi, que son attitude l'avait peut-être échaudée : il s'était retiré en y mettant les formes, mais... Formes ou non, c'était une fuite brutale, un refus d'en entendre plus, ce qui n'avait pu lui échapper.
Il n'empêche : si elle était réellement convaincue qu'il était son frère, elle n'aurait pu manquer de lui faire signe à nouveau. Comment pouvait-on renoncer si vite, avec une telle conviction chevillée au corps ?
Désormais, il comprenait mieux son silence.
Comprenait mieux, aussi, comment Victor s'était procuré un si bel instrument. A Loth Imrahil, on ne se servait pas souvent d'argent. Un baiser pouvait faire l'affaire, avait dit Borgporkniel... Il voyait mal Victor procéder ainsi, mais avait choisi de ne pas s'interroger plus avant sur le sujet : c'était son secret.
Et, en l'instant, ses pensées dérivaient déjà loin de la harpe, loin de l'enfant.
Un ciel de nuit où se reflètent les lueurs d'un brasier. Un air chaud, suffoquant, lourd d'une âcre odeur de fumée.
Un visage, une voix. Une chanson patiemment répétée, pour l'endormir...
Il frissonna.
Serra les poings.
Non, il ne devait pas se laisser prendre. C'était une coïncidence. Rien qu'une coïncidence. Cette explication lui avait convenu, jusqu'ici. L'avait satisfait. Il était passé à autre chose, à l'avenir proche qui, seul, comptait. Que changeait cette lettre ? Rien ! Cerridwen n'apportait aucune preuve, aucun élément nouveau susceptible de lui démontrer l'erreur dans laquelle il s'enfermait. Elle se raccrochait à un espoir, le forgeait en certitude, voilà tout...
Le croyait-il réellement ?
Combien y avait-il eu, dans l'histoire, de cité idéale ravagée en un jour, une nuit ? Combien y avait-il eu de petits Taliesin emportés dans les bras de leur mère, loin du désastre ?
Combien y avait-il, dans le monde, de personnes lui ressemblant ainsi, quasiment trait pour trait ?
Bien sûr, les chances étaient infimes pour qu'il retrouve, à Loth Imarhil, si loin de la cité ruinée, une sœur rescapée...
Infimes, peut-être. Mais elles existaient bel et bien. Après tout, il avait trouvé des traces des siens à Manost. Savait que certains étaient partis pour Luménis. Que d'autres avaient été réduits en esclavage, traînés à Mélandis, enchaînés. D'eux, il avait même sauvé les derniers rescapés. Charis, Lorghar...
Des chances infimes. Bien réelles, pourtant.
Bien plus grandes, aussi, infiniment, que celles qu'il existât un autre Taliesin au destin si semblable, aux traits si proches...
Le barde replia la lettre, les mains tremblantes, ce qui fit naître chez lui un sursaut de colère. Il était en train de se laisser prendre.
Comment pouvait-il réellement douter, pourtant ?
Il était pris, ou peu s'en fallait.
Alors, il avait une sœur. Son père avait survécu, écrit des mémoires. Tome après tome. Renfermant les questions qu'il s'était toujours posées. Renfermant son nom, l'histoire des siens, l'histoire de ce peuple dont il avait, patiemment, des décennies durant, cherché les traces éparses, infimes, dispersées.
Dont il n'avait plus voulu entendre parlé. Dont il n'était pas sûr de vouloir, même à présent, évoquer la mémoire.
Des mémoires. Une sœur.
Un passé à découvrir. Des erreurs. Des traîtres, peut-être. Tant de douleur...
La gorge nouée, troublé bien plus qu'il n'aurait voulu l'être, Taliesin rangea la lettre dans son sac, soigneusement. Il avait beau s'en défendre, beau cabrer sa volonté, il savait que ceci le hanterait, désormais. Qu'il n'aurait de repos avant d'avoir éclairci ce mystère.
Avant de l'avoir revue. De lui avoir parlé.
Cela devrait attendre. Cela attendrait.
Mais cela viendrait, tôt ou tard. Dans un an, dans un siècle.
Il soupira. Referma les mains pour les empêcher de trembler.
Autour de lui, la cabane était silencieuse, comme était silencieuse l'alcôve voisine. Silencieuse et obscure.
Il pensa alors à Victor. L'enfant devait attendre sa réaction, tendu. A moins qu'il ne dorme déjà à poings fermés, fier de son œuvre.
Mais de cela, il doutait fortement.
-Juste au cas où tu ne dormes pas encore... murmura-t-il alors, la voix rauque. Je ne suis pas en colère, Victor.

« Quoi, tu dis quoi ? » fit la voix ensommeillée du petit garçon.
Victor souleva la bâche qui séparait leurs deux espaces et le regarda, d’un air chiffonné.
« En colère pour quoi ? » grommela-t-il.
Puis son expression changea.
« Oh… Elle a pas écrit des méchancetés, si ? Elle a dit qu’elle écrirait pas des méchancetés, moi je l’ai crue. Elle était tellement belle… »
Un sourire un peu béat flotta un instant sur ses traits, puis il se reprit.
« Je trouve qu’elle te ressemble pas tant que ça, d’abord. » se défendit-il alors.

Il lui adressa un sourire un peu flou.
-Tu es mieux placé que moi pour juger. Mais c'est aussi normal qu'elle ne me ressemble pas tout à fait : c'est une fille, ce que je ne suis pas, aux dernières nouvelles.
Il grimaça, culpabilisant soudain d'avoir arraché l'enfant au sommeil dans lequel il était manifestement en train de sombrer.
-Et elle n'a pas écrit de méchancetés. A juste confirmé qu'elle était ma soeur, que...
Il s'interrompit. Grimaça à nouveau : les mots lui avaient échappé.
-Mais ça n'a pas d'importance. Excuse-moi de t'avoir réveillé, bonhomme.

« Moi je savais bien que c’était ta sœur. Ça se voyait juste de la manière dont tu en as parlé. » dit Victor. « Mais elle voulait pas que tu lises la lettre avant qu’on soit partis. Elle me l’a demandé, j’ai dit d’accord. »
Il bâilla.
« Mais on retournera la voir… Moi j’aimerais bien avoir une sœur. » continua-t-il d’une voix ensommeillée.
Puis il se glissa sous la bâche, en tirant sa couverture derrière lui.
« Mais tout compte fait, je vais dormir là. » ajouta-t-il.
Et il poussa un peu Taliesin pour s’installer.
« Parce qu’il fait froid, rien d’autre. »

Le barde sourit, malgré son humeur troublée.
-Et comment qu'il fait froid ! Un seul feu pour réchauffer cette maison, ce n'est pas beaucoup. Et il y a des courants d'air glacés, aussi...
Il souffla sa chandelle, se changea rapidement, puis se glissa sous sa couverture, en se demandant bien s'il parviendrait à s'endormir. Ce ne serait pas évident, avec tout ce qui tourbillonnait sous son crâne...
-Bonne nuit, Victor, murmura-t-il malgré tout.

Victor demeura silencieux pendant quelques minutes, mais Taliesin devina qu’il ne dormait pas : aucun signe de relâchement, pas de respiration ample signalant qu’il avait sombré. Il finit par se retourner.
« Je suis désolé que ça t’ait tout chamboulé. » chuchota-t-il finalement. « Je savais bien que tu ne voulais pas la revoir… et que tu ne voulais pas que ce soit vrai. Mais elle avait l’air d’en avoir tellement envie… J’ai pas bien réfléchi. Elle a été très gentille avec moi, j’ai pensé que c’était quelqu’un de bien. Quelqu’un qu’on voudrait avoir dans sa famille. Surtout quand les choses sont compliquées, et tout ça… Je ne sais pas. Moi je me suis dit que si j’avais encore quelqu’un de ma famille… Même si je t’ai toi et que j’ai Galathée… J’aimerais quand même les connaître. »
Il soupira doucement.
« Puis on ne sait jamais. »

Le barde ouvrait déjà la bouche pour lui dire de ne pas être désolé, qu'il avait bien agi, que c'était normal que lui-même soit tout chamboulé mais qu'au final, c'était mieux ainsi, qu'il aurait le temps de se faire à cette idée... Mais la dernière remarque de l'enfant le laissa silencieux, un instant à court de mots.
-Que veux-tu dire par "on ne sait jamais" ? demanda-t-il finalement

L’enfant ne répondit pas immédiatement. Taliesin l’entendit s’agiter sous sa couverture, le gratifiant au passage d’un coup de coude dont il s’excusa à mi-voix. Quand il recommença à parler, la voix était altérée.
« Tout le monde est tellement fragile. » souffla-t-il. « On ne sait jamais ce qu’il y a sur la route, ce qui peut se passer… Quand on a une grande famille… On a toujours quelqu’un, même si… On n’est jamais seul. Quand on a une petite famille… »
Il ne continua pas sa phrase et l’elfe l’entendit frotter un œil humide de son poing.
« C’est tout. Je pense que Galathée va bien. Elle va sûrement bien. Si elle n’allait pas bien, on le sentirait, hein, et puis… »
Il se tut à nouveau.
« Si on ne la retrouvait pas, si jamais… si jamais il lui était arrivé quelque chose… Tu resterais quand même avec moi ? »

Taliesin se maudit d'avoir empêché Victor de s'endormir. S'il l'avait laissé tranquille, il dormirait maintenant du sommeil du juste, loin des tourments qui profitaient de l'éveil pour l'assaillir, loin de la tension qu'il avait entrevue chez lui, alors qu'ils quittaient Loth Imarhil et qui choisissait les heures sombres pour revenir à la charge...
Docement, il avança la main, lui toucha l'épaule.
-Galathée est vivante, bonhomme. Méli l'a dit. Et nous allons la retrouver. Je refuse d'imaginer qu'il puisse en être autrement.
Il n'avait pas répondu à sa question, cependant. Devait le faire, même si envisager le pire lui était douloureux. Sinon, Victor risquait de prendre son silence pour un non...
-Tu m'as dit, autrefois, que les adultes faisaient sans arrêt des promesses qu'ils ne peuvent pas tenir. Il y en a, cependant, que l'on peut respecter. Alors... Je te promets que si les choses devaient mal tourner, je resterais avec toi, Victor. Je t'en fais même le serment. Je le fais d'autant plus volontiers que, pour rien au monde, je n'aurais envie de t'abandonner. La seule question qui se pose, en la matière, c'est si, toi, tu auras envie de me supporter des années durant...

Victor soupira.
« Je sais pas comment ça ira, si on retrouve pas Galathée. » finit-il par dire. « Je sais pas comment ça ira. »
Il se pelotonna dans sa couverture.
« Je sais bien que je devrais pas y penser, mais ça me trotte tout le temps dans la tête. Ça fait des mois, déjà, tu sais. Le temps me paraît si long, c’est comme si… Je ne sais pas. Parfois, j’ai du mal à me souvenir de sa voix. Son visage, je le vois toujours, mais je ne me souviens pas de sa voix. C’est bizarre, quand même. Ça m’effraie un peu. »
Il se retourna.
« Si on la retrouve pas, je resterai avec toi. Je crois. Mais je veux pas y penser. »

Il lui serra l'épaule, à nouveau.
-J'y pense aussi, tu sais. Et je comprends vraiment ce que tu ressens. Tu peux me croire. Mais, même si c'est plus facile à dire qu'à faire, tu as raison : il vaut mieux ne pas imaginer le pire. Il vaut mieux... imaginer ce que ça sera, quand nous serons tous ensemble, à nouveau. Tous les trois. Ou... tous les quatre. Qui sait : il faudra peut-être peu de temps avant que tu aies, toi aussi, une sœur. Ou un frère.
Parler du bébé le mit mal à l'aise. Pourtant, son arrivée pouvait être une chose lumineuse, merveilleuse, qui serait comme une célébration de leurs retrouvailles.
Envisager le meilleur au lieu du pire.
Pas évident. Mais nécessaire, sans doute, pour continuer à avancer.

Victor acquiesça en silence, Taliesin sentit qu’il cherchait sa main, l’attrapait, puis il soupira.
« Oui. » dit-il.
Il renifla, mais il était apparemment sur la voie de l’apaisement.
« Je vais pas y penser. Je vais pas en rêver. On est repartis, à présent. On s’est bien reposés. »
Un fil de combativité apparut dans sa voix.
« Et on va retrouver Galathée. »
Sur ces belles paroles, il se roula en boule et se tut.

-Oui, on va la retrouver, dit l'elfe avec une calme assurance, avant de garder à son tour le silence.
Et pourquoi ne la retrouveraient-ils pas ? Méli avait laissé entendre que cela arriverait. De plus, à bien y regarder, les chances paraissaient plus élevées de parvenir à retrouver une compagne enlevée depuis quelques mois, par des personnes bien identifiées, dont on connaissait la résidence, que de croiser par le plus grand des hasards une sœur perdue depuis plus d'un siècle, dans un petit coin du monde à mille lieues de l'endroit où ils étaient nés. Ce qui était advenu, pourtant.
A côté de cela, rien ne pourrait jamais vraiment lui paraître impossible, songea-t-il.
Ne pas croire que c'était impossible, ce n'était pourtant pas se voiler la face, nier les difficultés, les épreuves qui les attendaient. Elles seraient nombreuses, nombreuses et douloureuses, pressentait-il. Mais il ne devait pas se focaliser là-dessus. Seules comptaient les retrouvailles à venir.
Ses pensées encore bien trop tumultueuses pour espérer trouver le repos, Taliesin écouta un moment la respiration de Victor, à côté de lui. Calme, profonde : il s'était endormir.
Une nouvelle fois, il prit conscience de ce qu'impliquait cette présence. De ce qu'elle changeait. Avec un enfant sur lequel veiller, on ne pouvait pas se laisser abattre, se laisser ronger par des idées noires, se renfermer sur celles-ci. On devait penser à quelqu'un d'autre qu'à soi-même, se détourner de ses propres souffrances pour songer aux siennes. Garder courage pour pouvoir en transmettre, un peu.
Quand l'on était seul, les choses étaient différentes, ô combien. Il pouvait en témoigner.
Mais il n'était plus seul. Espérait ne plus l'être, jamais.
Taliesin poussa un soupir, s'emmitoufla dans sa couverture. Lorgna le plafond obscur que n'éclairaient plus guère les braises mourantes du foyer.
Dormir, à présent. S'il le pouvait.

Au petit matin, Victor était aussi guilleret que si rien n’avait été échangé aux heures froides de la nuit. Il se refaufila sous la bâche et regagna son alcôve pour se changer. Le petit déjeuner se déroula dans un relatif silence : Emeraude semblait mal réveillée et Hans avait tous les symptômes de la gueule de bois. Ils repartirent rapidement. La seconde journée de voyage ressembla à la précédente : ils circulèrent en forêt, lentement, sur une piste souvent inégale, mais sans jamais devoir s’arrêter. Le Manostien avait retrouvé sa mine sévère, comme s’il avait été une autre personne pendant la journée, et petit à petit, alors qu’elle retrouvait des couleurs, Emeraude reprit son bavardage. Elle était très intéressée par les elfes du soleil et pressa Taliesin de mille questions sur leurs habitudes et culture, même après qu’il lui ait répété trois fois qu’il n’y connaissait pas grand chose. Victor s’endormit rapidement contre la paroi du coche, sa tête brinquebalant au rythme des cahots de la route sans que cela ne le dérange. Hans l’imita rapidement, emplissant la cabine de ses ronflements sonores, qui contrastaient avec sa mise impeccable. Emeraude se mit alors en tête de profiter de cette intimité pour donner des conseils à Taliesin sur son avenir. Elle lui promit richesse et succès, si seulement il voulait bien un peu arranger sa coupe de cheveux, lui annonça qu’il aurait de grandes chances de trouver son bonheur auprès d’une vieille veuve très riche, que s’habiller en rose lui porterait chance, qu’il se prendrait certainement un coup de sabot d’une jument mal embouchée avant la fin du voyage, que Victor, passé 12 ans, lui causerait beaucoup de soucis, et qu’il souffrirait d’un refroidissement avant l’été. Le tout déclamé dans le plus grand sérieux, après examen des lignes de sa main gauche, de l'intérieur de son oreille droite et de sa langue (la seule).

En fin de journée, ils arrivèrent enfin en bordure de la Lorien et se glissèrent sur les hauts plateaux qui entouraient la Trouée des Chevaux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Loth Imarhil

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