La Couronne de Cuivre

-C'était un plaisir de vous répondre, et vous ne devez pas hésiter à revenir, si vous avez d'autre questions. Quant à sir Robert, je pense qu'il est dans ses quartiers. Allez sur la place, prenez la grande allée qui s'ouvre sur son côté droit, et suivez-la jusqu'au bout. Sa tente est la dernière de la rangée de gauche : il tenait à être installé à proximité immédiatement du terrain d'entraînement. Si d'aventure il n'était pas présent, son écuyer le sera sans doute, et il pourra vous en dire davantage.

Hubert et Albérich prirent donc congé puis retournèrent à l'extérieur. Le crépuscule était sombre et des torches commençaient à émailler les allées du campement. Ils observèrent un moment le ballet des futurs colons vaquant à leurs occupations.
" Bon, je vais aller voir ce Sire Robert. Ensuite, nous rentrerons à l'auberge. Veux-tu en profiter pour aller rencontrer la prêtresse ?
— Sûrement pas."
Le paladin rit.
" Bon... Alors je vais te laisser à tes cogitations... Je ferai vite. Nous parlerons ensuite.
— Deux veilles de plonge. J'ai déjà dit oui.
— Très bien. Mais je veux être sûr que nos vies sont entre les mains d'un homme capable. Et moi, je n'ai pas l'intention de passer deux veilles à la plonge.
— Le contraire m'aurait surpris."
Hubert le gratifia d'une tape amicale sur l'épaule, puis détala dans la direction que lui avait indiquée Dame Marthe, à la recherche du chevalier ou de son écuyer.

Parvenu à l'extrémité du camp, Hubert observa un vaste pré dont l'utilisation comme terrain d'entraînement était attestée par la présence de cibles destinées au tir à l'arc et par l'herbe entièrement foulée, signe de multiples déplacements. Lorsque, debout devant la tente qu'on lui avait indiquée, il demanda la permission d'entrer, elle lui fut accordée par une voix grave et posée. A l'intérieur, le paladin découvrit, assis à même le sol de part et d'autre des nombreux éléments démontés d'une armure de plates, un gamin et un homme de forte stature, au visage tanné, aux cheveux et à la barbe poivre et sel soigneusement coupés.
-Messire,fit Robert en se levant et en saluant courtoisement son visiteur.

Hubert serra amicalement la main du chevalier.
" Vous me voyez confus de vous déranger en plein travail, dit le paladin. Je peux revenir demain, si cela vous agrée davantage. Je ne voudrais pas empêcher une leçon cruciale d'avoir lieu."
Il en profita pour sourire au gamin, avec une pensée un brin nostalgique pour le novice qui lui avait servi d'écuyer, dix ans plus tôt, et qu'il avait abandonné, avec tout le reste, en quittant Luménis.

L'écuyer lui répondit en s'inclinant, signe que son maître avait déjà commencé à lui enseigner les bonnes manièrs qui convenaient à un futur chevalier.
-Oh, vous ne me dérangez point, et Alban sait parfaitement ce qu'il a à faire, répondit Robert. Ma tente étant quelque peu encombrée, seriez-vous d'accord pour que nous discutions à l'extérieur ? En arpentant le champ d'entraînement, peut-être ? A moins que vous ne préfériez l'atmosphère plus chaude de la salle commune ?
Il se tourna vers le gamin.
-Bon, à mon retour, je compte sur toi pour que tout ça brille comme un sou neuf !
L'intéressé acquiesça.

" A votre convenance, messire, dit le paladin. Mais peut-être aurai-je davantage de chance de conserver votre attention pour moi seul si nous restons à bonne distance de trop grands rassemblements ? J'imagine que vous devez être souvent sollicité, compte tenu des responsabilités qui vous incombent."
Il avait dit cela sur un ton léger, et salua le jeune Alban d'un signe de tête, avant de tenir le pan de la tente ouverte pour permettre au chevalier de sortir.

-Pour parler franc, depuis que je les astreint chaque jour à des entraînements matinaux, les membres de la communauté ont plutôt tendance à me fuir, par peur, sans doute, que je leur donne des exercices supplémentaires, répondit le chevalier en quittant la tente. Pour le reste, la zone est sûre, les gardes connaissent et respectent leurs horaires de faction... Bref, je ne suis guère sollicité et, hormis le matin, donc, mon travail est plutôt léger. Bien sûr, il en ira tout autrement quand nous serons dans les Landes.
Il le conduisit dans le pré et fit quelques pas, silencieux, respirant l'air marin.
-J'imagine que vous souhaitez me poser des questions quant aux aspects "militaires" de notre expédition ? dit-il enfin.

" Entre autres, oui, fit Hubert. Je dois dire que tout m'intéresse... Votre organisation pratique, votre point de vue sur la route à venir et les dangers qui la jalonnent... Mais aussi la manière dont vous vous êtes retrouvé impliqué dans cette aventure, si ce n'est pas chose indiscrète. J'ai entendu beaucoup de choses très inspirantes sur cette entreprise, mais je dois dire que compte tenu de la destination... et du nombre de colons impliqués... de leur nature... les aspects sécuritaires me semblent primordiaux... et à part quelques chiffres, je n'en ai encore qu'une très vague idée."
Il jeta un coup d'oeil circulaire sur le terrain d'entraînement.
" Au fait... Est-ce que cette cité a un nom, déjà ?"

-Non, nous ne l'avons point encore baptisée. Des idées ont déjà circulé, certes, mais nous avons préféré ne pas mettre la charrue avant les bœufs, attendre d'avoir vu la cité et de s'y être installés pour lui donner un nom qui lui convienne.
Il se pencha, ramassa une flèche abandonnée, secoua la tête d'un air désapprobateur et glissa l'objet à sa ceinture.
-Quant à vos autres questions, et bien, autant commencer par le tout début. J'ai énormément perdu, durant la guerre contre Nwalk, et je ne savais plus trop où j'en étais. J'ai donc erré de ci, de là, tentant de faire mon métier mais sans réel élan. Et puis, j'ai croisé l'expédition, et ses membres m'ont touché. J'ai aimé leurs valeurs, leurs idéaux. Leur projet, aussi, quoiqu'il m'ait d'emblée paru dangereux. Certes, ils comptaient déjà dans leurs rangs les soldats du sieur d'Argencourt et des autres jeunes nobles. Ils avaient déjà, aussi, engagé cette compagnie de mercenaires. Cependant, pour s'aventurer dans un lieu aussi hostile que les Landes, au sujet desquels j'avais entendu bien des rumeurs inquiétantes, cela m'a semblé... léger, pour le moins. Alors, je me suis dit que mon concours pourrait leur être utile, que c'était peut-être là la mission que j'avais longtemps cherché sans la trouver : soutenir ces gens afin qu'ils réussissent à accomplir leur rêve, les préparer aux dangers qu'ils devraient affronter, me servir de ce que j'avais appris au cours de mes propres expéditions en groupe et en territoire hostile pour les aider à mieux s'organiser, les défendre de ma lame, évidemment... Enfin voilà, j'ai signé. Et je ne le regrette pas.

Hubert acquiesça. Il devinait que les vétérans de l'aventure devaient tous avoir plus ou moins la même histoire, avec chacun les nuances de leur profession.
" J'imagine que votre expérience doit, effectivement, apporter énormément à cette initiative, et c'est une bonne chose si vous y trouvez vous aussi votre compte... Puis-je m'enquérir de la manière dont vous avez organisé tout ce beau monde ? Et la manière dont vous comptez, dans les faits, organiser le périple ? Mais peut-être est-ce là prématuré, dans l'attente du retour des éclaireurs..."

-Et bien, pour l'heure, les gardes se relaient pour faire le guet autour du camp : non que ce soit réellement nécessaire, mais c'est un moyen pour qu'ils prennent le pli. Les autres membres de l'expédition, hommes, femmes et enfants assez vieux pour cela, s'entraînent chaque matin au maniement des armes : ils forment des groupes placés sous ma supervision, sous celle des autres chevaliers que compte la communauté et des soldats qui ne sont pas de faction et qui ont une certaine expérience en matière de formation. Malgré tout, le nombre des "apprentis" reste trop important par rapport à celui des formateurs. Pour l'expédition proprement dite, comme nous souhaitons partir au plus vite, nous avons déjà globalement réfléchi à la question, tout en restant prêts à amender nos plans, en cas de besoin. Les éclaireurs, placés sous la direction de Frida, seront divisés en quatre petites unités : l'une, en avant, sera chargée d'ouvrir la voie et de repérer des lieux de bivouac ; les trois autres couvriront les flancs et les arrières de la colonne, pour repérer l'approche éventuelle de monstres ou de Paludiers hostiles. Ladite colonne sera protégée par les soldats et les mercenaires, répartis par petits groupes sur toute sa longueur. Des hommes à cheval la remonteront et la descendront en permanence, pour vérifier que tout se passe bien, assurer les communications et sonner l'alarme en cas de problème. Ils devront couvrir beaucoup de terrain, et je regrette que nous ne soyons pas davantage de combattants. Enfin, la vie m'a rendu tellement prudent que je serais sans doute encore insatisfait, même avec cinquante hommes de plus. Ils feraient beaucoup de bien, cependant, surtout quand nous serons installés dans la ville et que plusieurs membres nous quitteront pour regagner la civilisation. Heureusement, nous aurons des murs derrière lesquels nous réfugier, alors.

Hubert avait écouté les paroles du chevalier avec intérêt. Il était plutôt satisfait de ce qu'il avait appris : il y avait de bonnes chances qu'on ne l'affecte pas à la plonge s'il décidait de tenter l'aventure. Bon, il n'avait plus été sous les ordres de personne depuis six ans, sur le plan strictement militaire, mais si Sir Robert se montrait raisonnable, il parviendrait probablement à se plier à ses directives. Néanmoins, il faudrait qu'il lui explique qu'il avait été exilé pour insubordination et tentative de meurtre. Ce n'était pas la meilleure carte de visite du monde, mais il ne l'avait jamais caché à Béranger, il ne voyait pas pourquoi il le cacherait à ces gens. Il était prêt à parier que parmi ces colons idéalistes se trouvaient bien des gens qui avaient commis des actes répréhensibles et espéraient prendre un nouveau départ. Lui-même n'en était pas là.
" Cela me semble une organisation raisonnable... Disposez-vous de clercs et de magiciens dans vos troupes ? Ce qui traîne dans les Landes n'a pas toujours la réputation d'être sensible à l'acier..."

-Trois clercs, quatre mages et un ensorceleur nous ont rejoints. Malheureusement, à deux exceptions près, ils sont tous très jeunes. Plein de bonne volonté, évidemment, et dévoués. Mais.. inexpérimentés, il faut être objectif. Pour le reste, certains d'entre nous possèdent des armes enchantées, un renfort bienvenu, donc. Voilà à quoi se résument nos forces magiques et, là encore, cela fait trop peu. A mon humble avis.

" Ce n'est effectivement pas énorme, mais la motivation et l'usage intelligent des compétences de chacun pallieront ce faible nombre, j'en suis sûr." dit Hubert avec un sourire tranquille, laissant sous-entendre qu'il estimait le chevalier parfaitement capable d'obtenir le meilleur de ses hommes.
Ils avaient atteint le bout du terrain et Hubert s'immobilisa un instant, contemplant la nuit qui avait avalé la campagne. Il se sentait étrangement calme, comme si la décision qu'il s'apprêtait à prendre, qu'il avait sans doute déjà prise, était simple et anodine. C'était sans doute la douce quiétude des lieux qui lui inspirait ce sentiment déplacé. Il ne s'en inquiéta pas.
" Il me reste une question concernant le passé de cette ville sans nom... Savez-vous pourquoi elle a été abandonnée ? Quelle catastrophe, invasion, épidémie, a présidé à son trépas ? Et ne craignez-vous pas que les richesses qu'elle abrite prétendument n'aient déjà été récupérées par d'autres êtres, pas forcément humains ?"

-Il ait tout à fait possible que le trésor ait été emporté, mais, dans ce cas, il restera les mines. Et si elles sont envahies par des créatures que nous ne sommes pas en mesure de chasser... Et bien, à moins qu'il ne soit possible de les y enfermer et de profiter d'autres ressources offertes par la ville, cela signifiera que nous rebrousserons chemin. J'espère qu'il n'en sera rien, cependant : tant de gens ont placé tous leurs espoirs dans ce projet, ce serait dramatique qu'il n'aboutisse pas...
Il soupira.
-Quant à ce qui a causé la chute de cette cité, de ses consœurs et de toute les Landes... C'est un mystère. Les textes évoquent "la catastrophe" sans rien en dire. Personnellement, je n'ai pas la moindre idée de ce qui a pu à ce point transformer une région autrefois prospère. Mais tant de temps s'est écoulé, depuis, sans compter les Paludiers qui vivent fort bien dans ces parages... Ce ne serait pas la première fois qu'une zone sinistrée est reconquise.

" Ce n'est pas faux, fit Hubert. Mais donc ces mines constituent quand même la source de revenus principale de la ville... Cela donnera fatalement une certaine orientation à la vie sur place. C'est bon à savoir."
Il se tourna vers les zones plus animées du campement. Se réhabituer à la vie communautaire était un défi qu'il était nettement moins sûr de parvenir à relever. Les créatures du marais lui semblaient moins effrayantes qu'une bande de soldats ronflants.
" Comment s'organise le... logement, dans cette communauté ?" demanda-t-il, d'une voix incertaine.

-Chacun fait à sa guise. En général, les membres se rassemblent par famille ou par affinités. On encourage les célibataires à se regrouper au moins à deux, pour éviter que le camp ne s'étende trop, mais ça n'est en rien une obligation. Les choses seront peut-être différentes durant le trajet jusqu'à la cité : si l'espace fait cruellement défaut, il n'est pas impossible que nous demandions davantage de cohabitation. Néanmoins, je pense que la plupart des gens dormiront dans les chariots, les tentes étant réservées à ceux qui n'en disposent pas ou aux activités collectives. Monter chaque soir un tel bivouac, en plein cœur des marécages, cela me paraît peu réaliste.

Hubert opina du chef, songeur. Il pouvait signer ce contrat. La charte était solide, bien pensée, balisait les libertés du conseil et de l'assemblée. Et il se connaissait suffisamment bien pour savoir que si les décisions du groupe entraient subitement en opposition franche avec ses valeurs, il ne les respecterait pas. Il s'était voué à Lathandre et la loi de son dieu primerait toujours sur les règles que les hommes devaient s'inventer pour vivre ensemble. Deux veilles, ce n'était pas grand chose. Il avait envie de voir les Landes et c'était une belle opportunité de rendre service à des gens décents. Albérich... Albérich y trouverait son compte, d'une manière ou d'une autre, il en était persuadé.
Il sourit au chevalier.
" Il se fait tard et je vais vous laisser rejoindre votre écuyer. Je vous remercie de m'avoir éclairé sur votre organisation. Je suis heureux de voir que cette communauté est entre de bonnes mains."

-Je prie chaque jour les dieux pour qu'ils m'aident à être à la hauteur de la confiance que m'a accordé la communauté. Il m'est parfois arrivé de diriger la petite garde d'un castel ou d'un hameau menacé par des monstres ; en deux occasion, j'ai même fait partie de l'état-major d'expéditions armées de quelque importance. Mais assurer la sécurité d'un tel groupe, c'est pour moi une nouveauté. Enfin, nul n'est seul, ici : l'entraide est de rigueur, les qualités de l'un pallient au défauts de l'autre, et inversement. J'ai donc bon espoir de ne pas faillir.
Il sourit.
-Quoi qu'il en soit, je vous remercie. Comme vous le savez, pour un chevalier, avoir l'estime de ses pairs est chose précieuse.

" Je suis certain que vous vous en sortirez très bien." dit Hubert.
Il avait à moitié envie de lui dire qu'il servirait sous ses ordres dès que les deux jours de réflexion imposés par leur organisation seraient écoulés, mais cela aurait été malhonnête envers Albérich. Même si le Luménien semblait avoir accepté le principe de se ranger à son avis, il devait lui laisser une dernière opportunité de refuser, quitte à polémiquer avec lui pendant toute la nuit... Mais Hubert sentait que l'ancien clerc cèderait rapidement.
Il salua une dernière fois le chevalier, lui souhaitant la bonne nuit, puis remit le cap sur l'endroit où il avait laissé le Luménien.

Sur la place, Albérich avait eu tout loisir d'observer l'agitation qui précédait le repas du soir : des membres de l'expédition, de tous âges et des deux sexes, entraient dans l'intendance et en ressortaient les bras chargés de vivres. De la tente voisine, la cuisine assurément, provenaient d'appétissants fumets et un tumulte ou se mêlaient conversations et bruis variés. Les membres de l'expédition qui n'étaient pas impliqués dans la préparation du dîner flânaient, discutaient mais, insensiblement, se rapprochait des lieux où l'on ferait bombance. Tous saluaient amicalement Albérich lorsqu'ils le croisaient, sans pour autant s'arrêter ou lui poser de questions. Enfin, à une exception près.
-Un visiteur si tard le soir ? Voilà qui n'est pas commun. A moins que vous ne vous soyez engagé et que je n'en sache encore rien ?
La voix, mélodieuse, était celle d'une grande et belle jeune femme, une rousse aux yeux verts, qui l'observait sans la moindre once de timidité.

Le Luménien était un rien embarrassé de se trouver là, intrus au milieu de ce campement en effervescence, et il regrettait de ne pas avoir donné rendez-vous à Hubert directement à l'auberge. Il avait envie d'exhumer l'exemplaire de l'ancienne charte des droits helonniens que lui avait offert Gaspard, à Solarcis, et de s'amuser à comparer les droits d'hier et les droits d'aujourd'hui. De plus, s'il avait pu s'y adonner avant le retour d'Hubert, il aurait évité les sarcasmes qui ne manqueraient pas de fleurir dès que le paladin réaliserait à quoi il aimait passer son temps libre. Le chevalier ne serait pas surpris, sans doute, mais il rirait.
Aussi ne vit-il pas approcher la jeune femme avant qu'elle soit juste à côté de lui. Il lui sourit alors amicalement.
" Bonsoir. Je ne suis pas un nouvel engagé, non."
Il jeta un oeil sur le ciel noir.
" Je suis venu me renseigner sur votre aventure avec un ami. La nuit tombe tôt en cette saison, nous avons été surpris par le crépuscule."
Il espéra que les portes de Grand Estuaire restaient ouvertes jusqu'à une certaine heure. Il ne manquerait plus qu'ils restent coincés dans la campagne.
" Mais vous devez avoir une excellente mémoire, pour parvenir à vous souvenir du visage de tous vos compagnons."

-Sincèrement, je n'ai guère de mérite. D'abord, je suis dans le groupe depuis assez longtemps, et c'est comme lorsque l'on vit dans un village : on finit par connaître tout le monde, ou presque. Ensuite, même si j'étais une petite nouvelle, j'aurais vu d'emblée que vous ne faisiez pas encore partie de la communauté : vous étiez debout, seul, perdu dans vos pensées, au milieu de la ruche en ébullition...
Elle lui sourit.
-Si ce n'est pas indiscret, puis-je vous demander ce qui amène un Luménien si loin dans le nord ? Et depuis déjà un certain temps ? Votre accent ne trompe pas, mais on sent qu'il a commencé à s'aténuer...

" Ah..."
Il ne pouvait pas vraiment s'offusquer de la question : ce n'était pas la première fois qu'on la lui posait, pas la dernière non plus. Mais s'il devait intégrer cette communauté, il faudrait qu'il s'en tienne à une seule version...
" Des raisons personnelles m'ont amené à quitter la capitale, et depuis je voyage... un peu au gré du hasard, je suppose. Je suis resté à Solarcis ces trois derniers mois et nous étions en train de descendre vers le sud quand nous avons entendu parler de votre rassemblement..."
C'était flou, pour dire le moins. En même temps, que pouvait-il dire d'autre à une inconnue ?

Elle lui lança un regard pénétrant.
-Si je puis me permettre, au cas où vous décidiez finalement de nous rejoindre, il vaudrait mieux préparer une réponse un tantinet plus... consistante. Rester aussi évasif est le meilleur moyen pour que les gens se posent des questions... et vous harcèlent avec ! Mais... Me direz-vous au moins votre nom ? Moi, c'est Roxane, barde de son état, pour vous servir.
Et de lui tendre la main.

Albérich fronça les sourcils.
" Pourtant, vous devez être bien placée pour voyager au gré du hasard, vu votre profession ! s'exclama-t-il avec un sourire, avant de lui serrer la main. Enfin, plus maintenant, je suppose... Je m'appelle Albérich. Et je ne suis pas barde, non. Etes-vous la chroniqueuse officielle de cette expédition ?"

Nouveau regard aigu.
-Oubliez ce que j'ai dit à l'instant, conseiller : les membres de l'expédition ne vous harcèleront pas de questions, si vous ralliez leurs rangs. La curiosité est une chose, l'indiscrétion une autre, et la bienveillance est de mise, parmi nous. En tout cas, c'est un plaisir, et un honneur, de faire votre connaissance.
La gravité dont elle s'était un instant parée disparut presqu'aussitôt, pour être remplacée par sa prime bonhommie.
-Pour en revenir à ce que vous me demandiez, écrire la récit officiel de ce grand projet ne me déplairait pas. C'est même tout le contraire. Mais le statut de chroniqueur officiel est disputé, puisque nous sommes trois bardes au sein de la communauté. J'espère bien l'emporter, mais si ce n'est pas le cas, tant pis, je me fendrai d'une histoire officieuse ! Et puis, les Landes abondent en légendes, en lieux mystérieux... De quoi faire une infinités de chansons. Quoi qu'il advienne, je n'aurais donc pas à me plaindre.

Que la barde sache parfaitement qui il était était une déception, mais pas une surprise. Il se demandait ce qui avait filtré des causes de son départ de Luménis, au fil de mois. Il n'ignorait pas que les autorités avaient cherché à taire le rôle des adeptes de Shar dans sa disparition, dans le but d'éviter que la population ne s'inquiète de la présence de forces maléfiques entre leurs murs si rapidement après la chute de Nwalk. Mais l'information avait circulé via les temples, il l'avait constaté avec Thibault qui n'était même pas Lathandrite, et avec Pernille, bien sûr. Alors un an plus tard... Que restait-il de cette tentative de dissimuler les événements ? Il ne doutait pas qu'il le saurait bien assez tôt.
Il sourit à la jeune femme. Hésita à lui dire qu'il n'était plus conseiller depuis longtemps. Renonça. Il était embarrassé, en réalité.
" Je suis sûr qu'un récit à plusieurs voix reflètera davantage la réalité de cette aventure qu'une chronique unique, dit-il finalement. Mais vous devez donc souhaiter que le trajet sera émaillé de rebondissements là où la majeure partie de vos compagnons espèrent probablement que les monstres des marais choisiront de les ignorer..."

Roxane, elle, ne semblait en rien embarrassée par l'identité de son interlocuteur.
-Oh non, loin de moi de telles idées. Certes, les attaques de monstres donnent matière à des œuvres épiques du plus bel effet, mais je suis membre à part entière de cette expédition et souhaite autant que les autres qu'elle atteigne ses objectifs avec le moins de drames possible. Et puis, nul besoin de péripéties spectaculaires pour faire une bonne chanson : on peut jouer sur l'ambiance, l'atmosphère... Plus difficile, bien sûr. Plus subtil, surtout. C'est de loin ce que je préfère.

Albérich n'y entendait absolument rien en art bardique. Et ses deux derniers contacts avec des membres de cette confrérie n'avaient pas été exactement des plus agréables : il avait été enlevé en revenant d'une représentation donnée par l'elfe Taliesin et son demi-frère avait abrité l'âme d'un clerc sharite. Il était presque surpris de ne pas se défier d'emblée de la demoiselle. Son charme n'y était bien évidemment pas étranger : c'était la marque de la profession.
" Je gage que vous serez rudement mise à contribution pendant les veilles à venir... Il faudra soutenir le moral des troupes durant ce long périple. J'imagine que dans un premier temps, vous proposerez davantage de chants ensoleillés que d'atmosphères lugubres..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil