La Couronne de Cuivre

Astrée était sensible à l'embarras du centaure. Elle n'avait pas le cœur à lui faire des reproches. Mais elle ne pouvait pas non plus se charger de tout. Enfin, si, techniquement, elle l'aurait pu : le témoignage du centaure n'était pas indispensable. Mais c'était lui que Sheldon avait envoyé parler aux autorités au nom de la harde. Ça n'était pas vital, mais c'était ce que la harde attendait. Il fallait faire en sorte qu'il puisse remplir sa mission. Et ce n'était pas un sculpteur -même avec un charme fou- qui allait l'en empêcher.
Elle lui prit doucement la main, la serra brièvement.
" Ne t'en fais pas, Byron... Je ferai seule ce qu'il est possible de faire sans toi. Chercher un clerc de Lurue par exemple. Mais il faudra que tu viennes témoigner dès qu'on l'aura trouvé. Ce sera peut-être demain, peut-être après-demain, pas plus tard j'espère... "
S'ils n'en trouvaient pas dans un délai raisonnable, ils devraient y renoncer. Mais elle avait un peu de mal à estimer ce qu'était un délai raisonnable devant l'urgence de la situation de la harde.
" Il faudra, ensuite, que tu rencontres Dame Lathiriel ou l'un de ses collaborateurs. Et je me dis aussi... que ce serait peut-être mieux que ce soit toi qui annonce au fonctionnaire du Palais la décision de Sheldon, demain ? Bon, ça n'est pas indispensable, je ne sais pas ce que tu en penses... Peut-être, aussi, que tu souhaites être avec nous quand Reynald contactera ta mère ? On peut le faire d'ici sans doute..."

Le centaure acquiesça.
" Je voudrais voir Reynald pour lui transmettre le message, je pense. S'il sait venir ici, c'est l'idéal... Mais je comprendrais que vous hésitiez à... prendre ce risque. Les Sunites sont charmants, mais ils sont bizarres. Ils ont l'air d'avoir une certaine tolérance... au contact physique."
Il frissonna et sourit.
" Enfin, je connais mal les humains. Et je ne t'ai jamais vue que toute seule, ou presque..."

" Les sunites sont assez... particuliers, je pense. Et concernant Reynald, et bien il a un charme fou, et s'il met les pieds ici il est sûr de se retrouver avec une demi-douzaine de damoiselles énamourées autour de lui. Je n'apprécierais pas trop... lui non plus en fait... et je ne parierais pas sur sa capacité à résister à des avances trop bien menées. Cela dit, on y est entrés tout à l'heure, on cherchait justement à voir Soren pour emprunter une partie de l'argent... et on a survécu ! Mais il n'a pas voulu m'accompagner ce soir, il a dit qu'à cette heure c'était pire. Et ce serait quand même bien si on contactait la harde avant la nuit."
Elle sourit.
" Ecoute, ce qu'on peut faire, c'est préparer ensemble le message ? Et je rejoins ensuite Reynald pour qu'il le transmette... Enfin, sauf si tu tiens vraiment à être là, je peux aller le chercher après tout...Par contre, je pense qu'on viendra tous les deux ici demain matin pour être avec toi quand on recontactera Dymphéa pour avoir sa réponse... est-ce que ça t'irait ?"

" D'accord, fit le centaure en hochant la tête. Je peux demander à notre hôte de quoi écrire..."
Mais le Sunite avait disparu, les laissant en tête à tête dans l'atelier. Byron haussa les épaules.
" Il faudra que tu mémorises. Je ne sais pas comment fonctionne le sortilège. Je crois qu'il faut juste lui dire que les Luméniens demandent à la harde de respecter les lois humaines. C'est un peu ça, non, si je résume ?"

Astrée hocha la tête.
" Oui, c'est un peu ça... Il me semble que le fonctionnaire a parlé, aussi, d'accepter l'autorité de Luménis et son jugement sur l'ensemble du conflit. Je ne pense pas que cela soit vraiment un souci, cela dit. La nécessité de respecter les lois luméniennes me semble plus problématique. Mais d'abord, est-ce que tu penses que Sheldon comprendra exactement ce que ça implique, de respecter les lois luméniennes ? Ou est-ce que Dymphéa saurait lui expliquer ? La sortilège ne permet que de dire trente mots, et Reynald peut le lancer deux fois. Ca nous laisse de la marge, mais pas tant que ça..."

" Trente mots ? s'étonna le centaure. Ça ne fait pas beaucoup."
Il grimaça.
" Je vais devoir couper sur le protocole, je suppose. Mais je pense que lois humaines sera plus clair que lois luméniennes. Sheldon sait bien que certaines de nos pratiques choquent le coeur humain. Elles choquaient le coeur de ma mère, aussi, autrefois. Et probablement aujourd'hui encore. Je ne sais pas ce qu'en dira Sheldon, honnêtement. Je ne sais pas s'il estimera que la survie de la harde vaut ces concessions. Je pense que Neffen l'y poussera, cependant. Dymphéa aussi mais elle n'a pas voix au chapitre."
Il soupira.
" Le problème, c'est que c'est une victoire humaine, au final. Mais c'est réaliste, compte tenu de la situation."

Astrée hocha la tête.
" Je suis d'accord avec toi... et je trouve ça injuste. Compte tenu de la situation, Sheldon n'aura, à mon avis, pas d'autre choix que d'accepter pour sauver la harde. Mais n'empêche que ça n'est pas juste qu'on vous impose ça. Et je pense que tu dois t'autoriser à exprimer des réserves à ce sujet, au nom de ton peuple, si tu estimes que c'est excessif. Même si au final vous acceptez, tu dois faire entendre le sentiment de la harde."
Elle soupira.
" Et j'ai encore abordé le sujet avec le fonctionnaire, tout à l'heure. Je lui ai suggéré qu'on pourrait considérer l'intervention luménienne comme une aide à un peuple allié, sans que ça impose le moindre changement dans vos coutumes. Mais il n'en démord pas. Si j'ai bien compris son argumentaire, si on laisse chacun respecter ses propres coutumes, alors les villageois pourraient considérer que leurs traditions comprennent l'esclavagisme, et dans ce cas, au nom de quoi interviendraient-ils ? Pour que les autorités puisse intervenir efficacement il faut que toute la vallée soit considérée comme étant de leur juridiction. En fait... "
Elle fronça les sourcils, réfléchissant.
" En fait, il faudrait que Sheldon comprenne que ces lois sont sensées s'appliquer à tout le territoire Hélonnien, à l'exception de la Lorien et de quelques villages nains, et surtout à toutes les races, pas seulement aux humains. C'est pour cela que je te parlais de lois luméniennes, pas de lois humaines. Ce n'est pas une question de race, en fait. Ce sont des lois communes.... même si, au départ, elles ont été créées majoritairement par des humains. Cela dit, je trouve injuste qu'on vous oblige à abandonner les vôtres, et je comprends bien que Sheldon puisse être réticent... mais Reynald te dirait qu'il faut savoir accepter des compromis pour cohabiter. J'aurais voulu pouvoir expliquer tout ça à Sheldon, mais via un sortilège ça n'est pas possible... "

Byron la dévisagea, un peu interdit.
" Je crois que je vais te laisser décider de ce que tu demandes à Reynald de transmettre, dit-il finalement. Pour moi, les choses se résument très simplement à prévenir Sheldon qu'il doit accepter le compromis pour obtenir de l'aide. Toutes les réserves qu'on peut avoir par ailleurs... Je dépasserais mes prérogatives en émettant un jugement. Sheldon seul peut estimer ce qui est juste ou injuste, acceptable ou inacceptable. Si je me permettais... Non, je ne peux pas me le permettre. Il serait horriblement inquiet de la transformation qui s'opère en moi depuis que j'ai quitté la harde. Et si je perds sa confiance, je perds mon statut."

" Excuse-moi, je me suis mal exprimée je crois... Ni toi ni moi n'avons à interférer avec le jugement de Sheldon. En si peu de mots il est impossible que je lui donne un avis nuancé, et il se ficherait pas mal de mon opinion de toute façon. Et quand je dis que tu dois exprimer le sentiment de la harde, c'est bien sûr à Sheldon de te le dire pour que tu puisses le transmettre. Effectivement, si on n'avait pas de moyen de le contacter, il te faudrait jouer ton rôle d'ambassadeur en devinant seul ce qu'il souhaiterait que tu dises... Mais puisqu'on peut le contacter, il est évident que c'est lui qui dira clairement ce qu'il veut faire entendre aux autorités. Enfin, pour autant que ce soit possible en deux fois trente mots... "
Non, il n'était pas possible, en si peu de mots, de nuancer un jugement ou une acceptation. Et après tout, Sheldon ne donnait pas dans la nuance.
Elle soupira.
" Mais pour en revenir au choix des termes... c'est à toi de me dire, vraiment, ce qui sera le plus clair pour qu'il comprenne vraiment le choix qu'il a à faire et ne nous reproche pas de l'avoir mal informé. Tu veux parler de loi humaine, pas de loi luménienne ? Parce que tu considères que c'est une loi purement humaine, ce qui impliquerait donc pour lui une soumission aux humains... Est-ce qu'il sait que la majorité de l'île les respecte, y compris d'autres races que les humains, et même des centaures dans certaines régions, ou est-ce que je dois lui expliquer ? Cela dit, ça ne change pas forcément grand-chose, il va traduire cela comme une forme d'hégémonie humaine... "
Ce qui était parfaitement le cas, d'ailleurs.
" Et est-ce que tu veux que je lui explique tout de suite que l'ensemble du conflit va être jugé, qu'il y aura une enquête, qu'il devra sans doute rencontrer les personnes que Luménis va envoyer ?"
Soixante mots... Il allait vraiment falloir centrer sur l'essentiel.

" J'imagine que plus il en sait, mieux c'est, dit le centaure avec un haussement d'épaules. Donc oui. Mais il faut surtout lui transmettre les choses avec optimisme... Si les mots que tu utilises sont synonymes de défaite... Même si on perdra d'office quelque chose à la traduction, Sheldon parle bien le commun, mais ce n'est pas sa langue maternelle. Il ne faut pas lui parler directement de culture ou de rites perdus... Juste de justice, ça suffira. De toute façon, Neffen l'influencera dans un sens ou un autre et contre ça, nous n'avons aucun pouvoir. C'est lui le maître des rites."

" J'ai confiance en Neffen, répondit Astrée. Je pense qu'il acceptera l'évolution nécessaire. Mais laisse-moi réfléchir un moment à ce qu'on peut dire... Je voudrais avoir des nouvelles de la situation, aussi..."
Elle réfléchit un moment, comptant ses mots.
" On va commencer par dire qu'on vient prendre des nouvelles... Dymphéa va répondre... ensuite il faut annoncer que les démarches avancent bien, que Luménis va envoyer une délégation pour mettre fin à l'esclavage mais qu'ils demandent que Sheldon accepte de respecter certaines conditions. Puis expliquer que Luménis ne peut intervenir efficacement que si le secteur est considéré comme étant sous sa juridiction, donc s'engage à respecter leurs lois. Et qu'ils feront une enquête pour juger l'ensemble du conflit et... ah, non, flûte, je dépasse les soixante mots là... faudra que je sois plus courte sur la fin, juste dire qu'ils vont faire justice... ou parler d'enquête, je ne sais pas... Est-ce que ça te semble aller ?"

" Ça me semble bien, mais je ne crois pas que tu dois te perdre en circonvolutions langagières. Sheldon comprendra la teneur du message, et de toute façon, c'est Dymphéa qui le lui restituera. Si elle a des doutes sur certaines formulations, elle les adaptera à sa sauce. De moi, à toi, à elle, à Sheldon, le message sera de toute façon métamorphosé."
Il sourit.
" Le principal est qu'il sache que tout va bien, que les Luméniens nous ont entendu, mais qu'il y a une condition. Je te laisse choisir les soixante mots."

" Comme tu voudras. Je vais m'en occuper tout de suite, Reynald m'attend dans une taverne pas loin d'ici. Et je pense qu'on viendra demain matin te rejoindre pour que tu sois là lorsqu'on recontactera ta mère. Enfin, sauf si Reynald n'ose plus mettre les pieds dans ce temple..."
Elle observa un instant l'atelier, les bustes et autres statues inachevés.
" Et sinon... Tu te trouves bien ici ? Je veux dire... Je sais que les sunites t'ont bien accueilli, mais ils sont parfois un peu envahissants..."
Elle veilla à prononcer ces derniers mots à voix basse, vérifiant que personne ne les entendait.
" Donc n'hésite pas à revenir au Castel si cet endroit commence à te peser. Nous, on reste là-bas. Enfin, j'imagine que tu dois attendre que Soren ait fini sa sculpture, de toute façon."

Byron grimaça.
" Je ne suis plus trop certain d'avoir envie de retourner au Castel, je dois dire. Ici... les lieux sont très exotiques. En cela, je me sens plus protégé. Je veux dire... les chances que je sois séduit par cet endroit sont nulles. Tandis qu'au Castel... Même si je suis à l'abri du regard des humains... Je suis parmi des créatures qui ont choisi d'abandonner leur milieu originel pour partir découvrir d'autres choses... En cela... Non, le Castel est trop dangereux. Les Sunites sont envahissants et bizarres, il faut bien l'avouer, mais ça a quelque chose de gratifiant, aussi, d'être traité comme une merveille..."
Il eut un sourire embarrassé.
" Je pense que c'est très bien que je reste ici."

Au moins Byron était-il lucide sur sa fragilité. Pour sa part, le Castel lui semblait moins dangereux depuis que les deux sans-harde l'avaient quitté, mais elle comprenait son raisonnement, ses craintes. L'endroit gardait des relents d'aventure et de liberté auxquels il demeurait sensible.
C'était presque un comble, pour elle qui accordait une telle importance à la liberté, de vouloir protéger Byron de cette tentation. Mais il était centaure, pas humain. Elle ne devait jamais perdre de vue que ses priorités, ses valeurs, ses besoins, n'étaient pas les mêmes.
" C'est comme tu préfères, Byron, répondit-elle. A toi de voir ce qui est le mieux pour toi. J'essaierai de passer te voir de temps en temps... et j'espère que tu arriveras à négocier quelques sorties pour ne pas étouffer !"
Elle sourit.
" Bon, je vais devoir te laisser, Soren a parlé de dix minutes de pause... il va râler si on déborde trop. Mais avant que je ne rejoigne Reynald... Tu souhaites transmettre un message quelconque à ta mère, en plus de ce qu'on a déjà dit ? heu... rien qui soit trop long bien sûr..."

Le centaure pinça les lèvres puis haussa les épaules.
" Non, pas vraiment. Les mots... le commun... Ce n'est pas notre manière préférée d'échanger. Il manquera toujours les gestes et les odeurs. La communication des humains est imparfaite... Et ce que j'aurais à dire à ma mère... Je ne le transmettrais pas par autrui. Sans vouloir vous vexer, toi ou Reynald. Mais je pense que tu peux comprendre. Il est des choses que tu lui dirais que tu ne me confierais pas non plus."
Un sourire mutin était revenu sur son visage. Derrière eux, la porte s'ouvrit puis se referma : ils n'étaient plus seuls. Mais la personne qui venait d'entrer ne dit rien, pas plus qu'elle ne s'approcha. Sans doute pouvaient-ils bénéficier de quelques secondes d'intimité, encore, après quoi ils seraient interrompus.
" Merci d'être venue. Et encore désolé pour les émotions de la matinée. Mais tout est bien qui finit bien, je crois... en tout cas pour l'instant."

Astrée hocha la tête.
" Oui, tout s'est bien terminé... heureusement ! "
Il pouvait se vanter de lui avoir fait une peur bleue, en tout cas...
" Je reviendrai demain en fin de matinée, je pense... Peut-être avec Reynald, pour qu'on recontacte la harde d'ici. Ou sinon, au moins pour te transmettre la réponse de Sheldon. Et je me charge de te trouver un clerc de Lurue, aussi."
Elle sourit, et lui serra les deux mains en guise d'au revoir.
" Passe une bonne nuit, Byron ! A demain..."
Il ne lui restait plus qu'à retrouver la sortie de ce labyrinthe de couloir. Tâche qui s'annonçait passablement ardue... Elle espérait que son guide ne s'était pas volatilisé.

Astrée croisa le sculpteur en sortant de la pièce. Il lui adressa un regard un peu impatient mais sans agressivité. Il n'était pas plus habillé que quelques secondes plus tôt. Dans le couloir, le jeune Sunite qui l'avait accompagnée attendait, bras croisés sur sa poitrine à demi-nue. Il lui décocha un sourire rayonnant.
" Une petite visite, à présent ? Nous avons les thermes les plus réputées de la ville... Il n'est pas donné à n'importe qui d'aller y faire un tour. Mais en ma compagnie, vous seriez admise..."

hrp : c'est trop gentil à toi de poster, j'apprécie l'attention (complètement inattendue pour le coup...) !

Astrée lui rendit un sourire timide.
" Je... heu... c'est très gentil à vous, je vous remercie. Mais..."
Mais elle n'avait pas l'intention de s'attarder dans ce temple, elle avait autre chose à faire. Contacter la harde avant la nuit, notamment. Il lui semblait, cependant, que son interlocuteur risquait d'être totalement hermétique à ce genre d'argument.
" Mais mon amoureux m'attend dehors, et si je tarde trop il va se poser des questions, s'imaginer n'importe quoi... Donc, vraiment, il vaut mieux que je ressorte assez vite le rejoindre. Et puis on a d'autres projets pour la soirée..."

Le jeune Sunite haussa les épaules avec un soupir.
" Il aurait été le bienvenu, lui aussi... J'ai ouï dire qu'il n'était pas trop mal de sa personne..."
Son sourire devint malicieux, puis il repartit dans le couloir. Astrée put déterminer qu'il l'entraînait, effectivement, vers la sortie. Les couloirs bruissaient toujours des mêmes sons divers, enchanteurs et feutrés, tandis qu'elle suivait son guide.
" Mais si vous avez trouvé l'amour, finalement, Sunie vous a déjà touchée... Entre nous, vous devriez songer à lui rendre grâce. Nombreux sont ceux qui la prient pour rencontrer l'être aimé, mais plus rares sont ceux qui songent ensuite à la remercier... Or, si le vertige des premiers frôlements est souvent suave, pérenniser un élan sincère demande nettement plus de talent... et un coup de pouce divin n'est pas toujours superflu."

Astrée acquiesça.
" Oh, je vois tout à fait ce que vous voulez dire..."
Il faudrait au moins une intervention directe de Sunie pour que Reynald reste avec elle. Il aimait trop sa vie itinérante et libre pour laisser un amour quelconque l'en détourner, même un petit peu. Et surtout, il appréciait trop le feu ardent de la passion pour accepter de se satisfaire, ensuite, de la monotonie du quotidien.
" Mais je ne sais pas si Sunie daignerait nous accorder ce coup de pouce... ", murmura-t-elle, songeuse.
Si ça pouvait durer, ça serait merveilleux. Mais pour cela, il faudrait que leur amour reste toujours fort et passionné, sans quoi Reynald partirait. Était-ce seulement possible ? Et jusqu'à quel point était-ce souhaitable ? Lorsqu'elle s'efforçait de réfléchir froidement à la situation, elle avait parfaitement conscience de leurs énormes divergences de caractère et de goûts. Certes, la sagesse populaire voulait que les opposés s'attirent, elle l'avait déjà constaté autrefois avec Gwendal. Mais il fallait ensuite, de la part des deux amants, une bonne dose d'esprit de conciliation, de patience, de volonté, d'amour aussi, pour que les divergences ne mettent pas en péril le couple. Or Reynald avait l'air de considérer que c'était perdu d'avance... donc ça l'était : il fuirait à la première fissure sans chercher à la réparer, sans vouloir faire le moindre effort pour consolider leur union.

Elle haussa les épaules et sourit.
" J'imagine que je dois au moins lui être reconnaissante d'avoir fait naître une telle passion dans nos coeurs. C'était pour le moins imprévu ! J'aimerais que ça dure toujours, évidemment, c'est si beau et si fort, tellement merveilleux... Ce serait un bonheur inouï... mais vous avez raison, je devrais prier Sunie. De tout mon coeur."
Pour remercier, au moins... Reynald était convaincu qu'une passion éternelle était impossible. Et elle-même... et bien, elle savait qu'il fallait être deux à y croire pour avoir la moindre chance que cela dure. Et elle aurait beau prier Sunie, elle n'imaginait pas une seconde qu'une déesse quelconque ait la moindre volonté d'intervenir dans sa vie. Enfin... c'est ce qu'elle s'était répété depuis trois ans maintenant, jusqu'à ce que ce rêve étrange, dans le bosquet sacré près de la dryade, lui fasse paraître cette attitude bien puérile. Elle savait désormais qu'il y avait des situations où on pouvait espérer obtenir l'aide des dieux. Mais probablement pas pour garder indéfiniment le coeur d'un Sorlyn courant d'air. Parmi tous les couples qui se tournaient vers elle, pourquoi Sunie s'intéresserait-elle à eux ?

Ils étaient parvenus dans la grande salle, où trônait la statue de la déesse, à la fois magnifique et un peu inquiétante. Le couloir qui menait vers l'extérieur s'était fortement assombri, reflet de la nuit qui avait avalé Luménis. Il y avait quelques fidèles dans la pièce, certains enlacés, d'autres solitaires. Deux d'entre eux étaient devant la déesse, une femme agenouillée, un homme le visage dans les mains.
" N'hésitez pas, lui dit Romuald. Nous ne fermons pas avant plusieurs heures."
Puis, sur un sourire, il l'abandonna sans rien ajouter et repartit dans les replis du temple.

Astrée hésita un instant, son regard allant de la statue au couloir menant vers la sortie. On l'attendait dehors et il n'était vraiment pas dans ses habitudes de s'éterniser dans un temple. Mais après tout, le clerc n'avait pas tort. Elle pouvait au moins remercier Sunie...
Elle s'arrêta donc devant la statue, levant un regard hésitant vers le visage sculpté. Soren était décidément très doué pour rendre les expressions. La déesse avait presque l'air vivante... Elle se surprit à baisser timidement les yeux, rosissant légèrement, se demandant s'il était bien raisonnable de remercier pour quelque chose qui avait fichu en l'air sa vie et ses projets ? Hum... Sunie n'était certainement pas une déesse raisonnable. Donc elle comprendrait.

Alors elle laissa parler son coeur en un immense merci silencieux, merci pour cette rencontre inattendue, pour ce sentiment si fort qui l'avait éblouie et avait transformé sa vie, merci pour tout ce que Reynald avait réveillé en elle, pour la passion, pour le bonheur partagé, pour ces moments magiques et inoubliables. Puis, quitte à rester déraisonnable, elle demanda que cette passion dure aussi longtemps que possible, que ce bonheur inouï se prolonge. Et quand il s'éteindrait -s'il s'éteignait un jour, si la vie venait à les séparer... mais elle savait que ça viendrait bien assez tôt-, qu'elle leur donne à tous deux la force de traverser une rupture sans trop de souffrance ni de rancune, de ne garder de tout cela que le positif pour savoir, plus tard, aimer à nouveau. Mais avant... avant, elle devait la remercier, à l'avance, pour tous les jours qu'il leur restait à partager, pour tout l'amour qui les unissait.

Et puis, lentement, après un dernier regard à la déesse, elle sortit du temple, l'esprit ailleurs. Elle aurait préféré ne pas avoir à réfléchir à son avenir, mais elle ne pouvait pas indéfiniment vivre au jour le jour. Oui, tout ça aurait une fin, elle le savait. Mais ça n'était pas tout de suite. Donc en attendant, elle avait bien l'intention de passer une soirée fort agréable... une fois qu'ils en auraient terminé avec leurs obligations.
Elle cligna des yeux, revenant à la réalité, jetant un regard un peu perdu aux jardins autour d'elle. Puis elle se dirigea d'un pas plus assuré vers la sortie et la taverne des Lueurs de l'Aube où les deux clercs l'attendaient sans doute déjà.

Revenant de la Bienveillance, Alchem et Valentine atteignirent les grilles du Temple de Sunie au moment où deux cavaliers passaient dans la rue. Ils montaient des destriers imposants, l'un roux, l'autre blanc, et portaient des armures rutilantes. Le premier avait une trentaine d'années, le cheveu noir et l'oeil très clair, le second était un peu plus jeune, châtain et le sourire facile. Ils dégageaient l'un et l'autre quelque chose d'imperceptible, peut-être simplement l'éclat de la jeunesse et un sentiment presque palpable de confiance en soi. Valentine les regarda passer, une expression mutine sur les traits, et soudain, glissa deux doigts dans sa bouche et siffla avec bruit.
Même pour un gnome, le message était sans équivoque.
Le plus jeune des deux paladins s'empourpra spectaculairement tandis que son aîné faisait volter son destrier et prenait le petit galop, droit dans leur direction. Valentine attrapa Alchem par le coude et se réfugia rapidement à l'intérieur des grilles du Temple, gloussant avec bonheur.

S’il y avait bien quelque chose qui déroutait Alchem, c’était cette insouciance, cette joie si librement exprimée. Non qu’Ornegemme, sa cité natale, soit sinistre. La tour de lumière de la grande mystificatrice, les illusions fabuleuses, les petites fêtes si touchantes à l’intérieur des logis, le sentiment de sécurité et de paix dans les rues souterraines... une ville merveilleuse que celle qu’il avait quitté. Mais elle paraissait tellement austère par rapport à Lumenis. Ici, c’était un peu comme si les dangers n’existaient pas. Une apparence, le gnome le savait, cependant une apparence immersive, presque enivrante. Allait-on seulement le croire lorsqu’il ferait le récit de son voyage ?

Pour l’heure, il suivait le mouvement. Après avoir considéré les cavaliers, si grands, si rutilants, le voilà qui courait de son pas léger et, par la force de l’habitude, presque silencieux. Quelle image donnait-il de sa propre personne, ainsi tenu par Valentine ? Quelle attitude adopter dans cette situation... assez inédite ? Réagir face à un monstre, il savait faire. Mais là... Il préféra ne rien dire et continuer de se laisser conduire. Après, il verrait bien.

Le cavalier pila juste devant la grille et leva le poing.
" Valentine de Fortin, vous allez me le payer, un de ces jours ! s'exclama-t-il. Je vais vous attraper, vous jeter en travers de la selle de mon cheval...
— Oh oui ! Racontez-moi ! Que ferez-vous ensuite, Messire Geoffroy ? Je brûle de le savoir !"
Le chevalier se tut, les yeux écarquillés de stupeur.
" Maudite, petite... écervelée !
— Allons ! Vous alliez me raconter !"
Mais l'homme grommela des invectives à mi-voix, fit tourner son cheval et rejoignit son jeune compagnon qui n'avait pas bougé. Quelques secondes plus tard, ils étaient repartis. Valentine poussa un soupir.
" Des dégonflés, je vous dis, messire Alchem. Mais venez donc ! Il n'est pas si tard ! Nous allons sûrement trouver quelqu'un pour vous confier une mission."
Et elle l'entraîna à nouveau vers le Temple.

« Qui était-ce ? » s’enquit Alchem.
Après un dernier regard en direction des cavaliers, il suivit Valentine. Il connaissait désormais son nom de famille, mais ce n’était pas le plus important. Il n’avait pas spécialement aimé cet échange. L’homme qui était allé jusqu’à la grille ne paraissait pas rigoler. Affaire de cœur ? Sa présence avait-elle eu une influence ? La prêtresse était-elle trop insouciante ? Se pausait-il trop de question ? Il n’y pouvait rien, il était ainsi. Il voulait tout comprendre et, d’une certaine façon, tout prévoir.

« C’était Messire Geoffroy de Tendrevigne, un paladin de l’Aster, accompagné de Messire Walter, qui fut son écuyer et a été adoubé à l’automne passé. Leur commanderie est un peu plus loin, à côté du Temple de Lathandre. »
Elle sourit devant sa mine renfrognée.
« Vous avez l’air contrarié. Ne le soyez pas ! Siffler les paladins est une activité ancestrale en ces lieux. Je veux dire… pourquoi sont-ils si beaux, si c’est pour s’offusquer d’un peu d’admiration ? Ils n’oseraient jamais franchir les limites du Temple sans y être invités, de toute façon. D’autant que nos propres preux les en bouteraient aussitôt. Ce serait spectaculaire, cela dit. Tant de lumière, tant de faste, ces corps superbes s’arc-boutant sous leurs armures pour protéger notre sanctuaire…. Je crois que ça me plairait… »
Elle l’entraîna sur le sentier de sable blond vers l’entrée du temple. Un jeune homme était assis sur les marches du perron, peignant ses longs cheveux sombres. Il les regarda approcher avec une grimace.
« Dieux, Valentine, mais qu’est-ce que tu promènes ? s’exclama-t-il d’un ton vaguement dégoûté.
— Anatole, je te présente Messire Alchem. Sois poli.
— Tu ne vas pas entrer avec ça dans le Temple, quand même !
— Sunie a dit : Soyez bons avec ceux qui n’ont pas la chance de…
— Je ne crois pas que Sunie ait jamais dit une chose pareille. Tu es sûre que ce n’est pas contagieux ? »

Alchem songeait encore à la réponse de Valentine lorsque le dénommé Anatole prit la parole. Des répliques pleines de mépris qui forcément ne faisait pas plaisir. Pour autant, rien de très surprenant, surtout qu’en venant ici, le svirfnebelin s’y exposait particulièrement. Il parvint à conserver tout son calme. Une chance qu’il ne s’enflamme pas facilement.
« Non, je ne suis pas contagieux. Aucune inquiétude à vous faire », dit-il poliment.
Sur ce, il claqua des doigts.

Alchem --> Déguisement --> Alchem

Le voilà devenu un gnome plus conventionnel. Certes, on ne pouvait toujours pas le qualifier de beau, mais au moins il avait une couleur de peau classique ainsi qu’une barbe et des cheveux bruns. Le recours à ce pouvoir magique inné était, selon lui, devenu une nécessité. Il avait déjà sous-entendu à la prêtresse qu’il disposait d’illusions et il ne tenait vraiment pas à horrifier la totalité des gens qu’il allait croiser à l’intérieur.
« Je présume que cette apparence vous choquera moins. »

Le Sunite le dévisagea avec inquiétude.
" C'est moins... extrême. Mais quelle est la vraie apparence ? La moche ou la quelconque ?"
Valentine se pencha sur son collègue, mécontente.
" Veux-tu arrêter d'être désagréable, Anatole ?
— C'est quoi, le truc, ici ? Un jeu ? Moïra t'a mise au défi de ramener la créature la plus hideuse de la ville ?
— Alchem n'est peut-être pas très beau, mais toi, c'est à l'intérieur que tu es répugnant."
Elle entraîna le gnome sur les marches du perron, le remorquant avec humeur. Quelques secondes plus tard, ils étaient dans un couloir coiffé de nombreux vitraux et de miroirs multiples, qui renvoyaient leurs reflets colorés dans toutes les directions.
" Je suis désolée..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Temple de Sunie