La Couronne de Cuivre

Le chevalier leva les yeux au ciel et croisa les bras.
-Bien essayé, Hubert, mais comme hier et comme avant hier, c'est moi qui vais superviser la sécurisation du camp. De toute façon, si vous voulez aller jeter un œil a l'étang avant que quiconque y ait plongé, vous avez intérêt à ne pas trop tarder...
Il jeta un regard au soleil déclinant.
-Hum, disons que vous me relèverez dans une heure et demie, pour couper la poire en deux. Cela vous laissera le temps de mener à bien vos vérifications... et de vous détendre, aussi. Surtout, même ! Alors je compte sur vous pour ne pas faire que travailler. La journée de demain et la nuit qui s'ensuivra promettent d'être extrêmement rudes : il faut donc que nous profitions au maximum de cette opportunité de souffler un peu.

Hubert ne protesta pas : c'était effectivement la seule solution pour qu'il puisse procéder à son examen avant le débarquement des gosses et des autres baigneurs. Il salua donc Robert puis fila prévenir les officiers sous ses ordres que le périmètre serait bientôt sous la surveillance des hommes du chevalier et que d'ici là, ils avaient une heure et demi de pause dont ils pouvaient user à leur convenance, pour peu qu'ils regagnent leur position au moment opportun. Une fois les instructions transmises, il se dirigea immédiatement jusqu'à l'étang, circonspect. Il avait l'intention de prendre le temps d'y détecter toute trace d'activité maléfique... a priori sans entrer lui-même dans l'eau, pour commencer.

L'étang, qui formait un ovale irrégulier, était long d'une bonne quarantaine de mètres et large d'au moins vingt-cinq. Quelques bouquets de roseaux poussaient près de ses berges herbeuses tandis que flottaient, à sa surface, une poignée de nénuphars épars. Mais les plantes aquatiques n'y proliféraient pas, et ses eaux conservaient une certaine transparence, signe qu'elles ne stagnaient point trop. Ainsi le fond était-il pour une bonne partie visible, et le paladin n'y décela rien de plus inquiétants que des poissons. Quant à ses sortilèges, ils ne détectèrent aucune trace de mal dans leur rayon d'action. Voilà qui était plutôt encourageant.

Hubert ne parvenait pas à trouver l'endroit rassurant, malgré l'absence de tout signe d'une activité suspecte. Il y avait quelque chose de trop brutal dans le contraste entre les Landes et cette éminence herbeuse. Bien sûr, il n'était pas impossible qu'un esprit bienveillant ait pris sur lui de protéger les lieux, ou qu'une ancienne force divine existe encore dans le sous-sol. Il fallait qu'il compte là-dessus, il n'avait de toute façon aucun indice allant dans un sens inquiétant. Juste son propre malaise, mais qui ne voulait rien dire : il n'avait plus arpenté de contrées sauvages depuis des années et même lors de ses incursions dans la forêt maudite, autrefois, il ne se souvenait pas avoir été particulièrement intuitif. Non, il fallait qu'il remise ses doutes, simplement, et qu'il fasse confiance au repérage des rôdeurs.
Il battit donc en retraite vers les chariots, indiqua à Robert qu'il n'avait rien vu d'un simple haussement d'épaules, puis se mit en quête de son livre sur les créatures du marais. Il avait l'intention de se trouver un coin plus ou moins tranquille pour bouquiner un moment. Peut-être dans le chariot de l'Académie : ils avaient sûrement de bons coussins...

Pour les académiciens, la première partie de la journée avait été à la fois paisible et agréable. Tirant les leçons de ce qui s'était produit la veille, les instituteurs comme le barde proposèrent à Albérich de travailler le matin, tandis qu'ils achevèrent leur nuit, et de consacrer le début d'après midi à des activités plus légères. Ainsi se mettraient-ils dans l'ambiance de leur future halte qui, outre intervenir plus tôt que les précédente, s'annonçait autrement plus sympathique que ces dernières. Ils procédèrent donc de cette manière et quand le moment de la détente arriva, Giovanni évoqua la présence de l'étang et apprit au Luménien qu'il avait contacté quelques connaissances en vue de se servir d'une tente pour constituer une sorte de sauna. Il en était à détailler avec enthousiasme cet ambitieux projet lorsque le chariot commenta à cahoter, signe qu'ils allaient bientôt pouvoir en descendre.

Albérich ne se souvenait pas avoir été réellement sérieux lorsqu'il avait abordé cette question de hutte de sudation — sauna, apparemment, pour les experts — mais Giovanni semblait absolument conquis. Ce n'était pas surprenant, de ce qu'il avait pu glaner du personnage jusque là. De son côté, il était déjà satisfait à l'idée de pouvoir se rafraîchir. Cela ne faisait que trois jours qu'ils étaient en mouvement, mais l'atmosphère confinée du chariot ne facilitait pas une saine respiration. Comme il avait bien travaillé pendant toute la matinée, il s'était plié aux discussions plus détendues du début d'après-midi sans se faire prier et sans (trop) regretter ce sur quoi il était en train de cogiter. Quand le chariot ralentit, il commença à s'interroger sur l'allure qu'aurait cet espèce de petit paradis au milieu de rien que tout le monde semblait évoquer. Il avait du mal à imaginer qu'il puisse y avoir une zone préservée au milieu de tant de grisaille. Mais il ne demandait qu'à être surpris... Cela dit, hormis se laver, il ne savait pas bien à quoi il allait occuper tout ce temps libre... L'oisiveté n'était décidément pas sa tasse de thé, mais si on le voyait attraper un livre, il sentait que sa réputation en souffrirait terriblement.

Débuta alors une procédure à laquelle ils étaient déjà bien habitués : leur véhicule s'immobilisa, des ordres retentirent, et quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on ne leur donne l'autorisation de mettre pied à terre. Mais, cette fois, ce fut le barde qui fila le premier, non sans avoir déclaré à ses compagnons de route qu'il espérait bien les voir profiter de son merveilleux sauna.
Lorsqu'ils l'eurent suivi à l'extérieur, ils constatèrent qu'ils se trouvaient dans un espace planté d'une belle herbe verte et que plusieurs arbres vigoureux poussaient sur ce qui allait bientôt devenir le centre du bivouac. Il leur faudrait explorer les alentours pour en voir davantage mais, dès à présent, l'air leur donnait l'agréable impression d'être un peu plus pur, un peu plus sain.

Albérich descendit le dernier du chariot. Les choses allaient probablement se dérouler comme d’habitude : Marthe filerait vers la réunion des conseillers, les instituteurs se cacheraient quelque part en attendant que les braves qui s’étaient dévoués pour encadrer les enfants soient passés à l’action et lui… et bien lui, il ne savait pas trop. Sans doute pourrait-il rejoindre la cantine, comme la veille, ou alors prêter main forte, pour une fois, à l’équipe juvénile.
Il hésitait sur la direction à emprunter lorsqu’il vit surgir Hubert, grande silhouette bleue et grise parmi les colons qui s’égaillaient. Il venait dans sa direction et lui fit signe. Albérich l’accueillit d’un sourire tranquille.
« Je cherche un refuge pour lire mon bouquin sur les marais.
— Oh. »
Le Luménien écarta la toile qui masquait l’intérieur du chariot.
« Il y a de la place. Je doute que quiconque ait envie de s’y enfermer avant la nuit… Tant que tu fais attention à l’endroit où tu poses tes bottes, il est tout à toi.
— C’est dommage que je n’ai pas le temps pour une partie d’Hermines. Mais ce ne serait pas sérieux… Je dois potasser, ajouta Hubert en levant le bouquin qu’il avait à la main.
— Tu n’y connais rien, en fait.
— Je m’y connais suffisamment bien en maniement de l’épée, Albérich. Bon… mes connaissances sur les… »
Il ouvrit le livre au hasard.
« … gelées ocres sont limitées… Donc, je rattrape ça.
— Une gelée ocre ne se combat pas à l’épée. Au contraire. Elle se dédouble quand on la frappe. Il faut utiliser du feu ou de la glace, peut-être de l’énergie magique.
— Comment sais-tu une chose pareille ?
— J’ai été à l’école, quand j’étais petit.
— On apprend ça au Temple de Lathandre ?!
— Eredhun est située dans une plaine inondable… Tu serais surpris de ce qu’on apprend aux novices qui s’y forment. »
Hubert le dévisagea, stupéfait.
« Je suis… positivement impressionné.
— Je te ferai répéter, si tu veux. »
Le paladin ne put s’empêcher de rire et posa la botte sur le marchepied du chariot.
« Je ne pense pas que ce sera nécessaire. Je vais me débrouiller.
— Est-ce qu’il s’est passé quelque chose hier soir ? »
Hubert s’arrêta et pinça les lèvres.
« Pourquoi demandes-tu ça ?
— Tu as l’air un peu tendu.
— C’est juste la fatigue. Les nuits sont courtes et je n’ai pas beaucoup d’opportunités de décompresser. »
Albérich n’était pas convaincu. Il aurait mis sa main à couper qu’il y avait eu un incident. D’où le livre. Mais Hubert ne voulait, bien sûr, pas l’effrayer. Et il ne voulait pas constituer un poids supplémentaire pour le paladin en le poussant à avouer qu’il était inquiet. Il fallait qu’il puisse le soutenir inconditionnellement pendant ces journées épuisantes.
« Bonne lecture dans ce cas. »
Hubert le dévisagea une seconde, puis finit par acquiescer.
« Merci. A plus tard. »
Le paladin disparut à l’intérieur du chariot tandis que le Luménien, empli d'un nouveau courage, finissait par se mettre en quête de la garderie. Il n’avait aucune raison valable d’éviter les enfants et c’était sans nul doute l’endroit où il pourrait être le plus utile.

Même si le Luménien avait tout ignoré de l'organisation du camp, il n'aurait eu aucun mal à trouver la tente qui, jadis, faisait office de cantine : on était en train d'y diriger tout ce que la communauté comptait d'enfants. Cependant, avant qu'il ne l'ait atteinte, Edgar vint l'aborder.
-Pardon de vous déranger, messire Albérich, mais sauriez-vous où se trouve Hubert ? Gabriel a décidé d'organiser une séance de baignade pour les gosses, et Robert se demande si l'on peut autoriser ceux qui travaillent comme sentinelles et qui le désirent à participer à l'opération. Il aurait donc aimé avoir l'avis de notre paladin.

Pauvre Hubert... Le Luménien comprenait mieux ce qu'il voulait dire par le manque de moments pour décompresser. Albérich sourit cependant au militaire.
" Oui, il... se repose dans le chariot de l'Académie..."
Ce qui ne voulait sans doute pas dire grand chose pour le pauvre Edgar.
" C'est un de ceux qui se trouvent sur la gauche, par là... La toile est rouge sombre. Il faut dépasser l'arbre et puis prendre entre les deux tentes. Ensuite, j'imagine que si vous l'appelez, il vous répondra."

L'instructeur le remercia et s'en fut, laissant Albérich rejoindre sa destination.
Quelques instants plus tard, la voix d'Edgar tirait Hubert de sa lecture :
-Mon capitaine, vous êtes là ? Loin de moi l'idée de vous reprocher d'avoir pactisé avec nos ennemis les gens de lettres, mais s'il vous était possible de quitter un instant leur antre, je vous en saurais gré, parce que mes principes m'interdisent d'y pénétrer. Ce qui est problématique, vu que j'ai un message du général à vous transmettre.

Hubert était en train d'essayer de se représenter l'aspect d'une horreur grimpante à partir d'une gravure un peu trop chargée lorsqu'Edgar l'arracha à sa lecture. Il maugréa et s'extirpa de la pile de coussins où il s'était écrasé, puis parut à la sortie du chariot.
" Ta répugnance à franchir ces limites est bonne à savoir, Edgar. Je saurai où me réfugier si je dois jamais me garder de toi."
Il lui sourit.
" Je savais que Robert ne pourrait pas se passer de moi plus de dix minutes ! En quoi puis-je lui être utile ?"

-Si, un jour, mes ordres étaient de vous extirper de ce lieu maléfique, je n'hésiterai pas, car je place le sens du devoir au-dessus de tout. Mais, pour en revenir à ce qui m'amène présentement... Comme Robert a dû vous le dire, Gabriel va plonger tous les marmots dans l'étang. Cependant, qu'en est-il de ceux qui vont monter la garde, cette nuit ? D'un côté, puisqu'ils ne vont pas prendre leur service tout de suite, le général trouve que ce serait dommage de les priver de cette récréation... et d'un bon bain. De l'autre, il craint qu'ils ne se fatiguent trop. Bref, il souhaiterait avoir votre avis.

" Je pense que la tâche est déjà suffisamment pénible pour qu'elle aille en plus de pair avec la privation d'une de leurs rares opportunités de réelle détente, dit le paladin. Le moral des troupes est au moins aussi important que son état d'éveil."
Il eut un léger haussement d'épaules.
" Peut-être peut-on juste leur rappeler de ne pas oublier leur programme de la soirée... Ce sont des gamins consciencieux. Et sans doute la cuisine peut-elle préparer quelque chose pour requinquer les braves avant l'heure fatidique... Je ne connais que les versions pour adultes, mais nous avons sûrement un clerc ou un rôdeur féru d'herboristerie qui saura nous concocter le nécessaire."

-Très bien. Je vais transmettre vos remarques à qui de droit. Et je vous souhaite... heu... une bonne suite de détente, mon capitaine, fit Edgar avant de le saluer et de tourner les talons.
Pendant ce temps, Albérich avait rallié la cantine. Là, Gabriel accueillait chaque enfant d'un sourire et d'un mot gentil : il semblait déjà tous les connaître par leur prénom, ce qui n'était pas un mince exploit, vu leur nombre. Cependant, quand il remarqua la présence de l'ancien clerc, il abandonna ses ouailles pour se diriger vers lui.
-Messire, c'est un honneur et un plaisir de vous rencontrer enfin ! dit-il en lui tendant la main.

Albérich n'avait pas réalisé que c'était le Lathandrite qui s'occupait des enfants pendant les congés des enseignants. Peut-être lui avait-on dit, mais cela avait glissé hors de son esprit. Néanmoins, c'était une bonne opportunité de faire sa connaissance, ce qui commençait à devenir urgent. Le Luménien ne voulait pas qu'il y ait de malaise entre eux. Il s'était mêlé aux prêtres solarciens pendant plusieurs jours sans en mourir, après tout.
" Le plaisir est pour moi." dit-il en serrant la main du jeune homme.
Il jeta un regard circulaire sur la tente où les enfants grouillaient déjà.
" Je suis venu vous offrir mes services. Je crois qu'il y a une séance de natation à superviser, ou quelque chose comme ça ?"

Gabriel acquiesça.
-Oui. comme nous avions un étang à disposition, j'ai trouvé que la nage était un excellent moyen pour que les enfants s'amusent et se dépensent. Pour qu'ils se lavent, également. Car si leurs parents sont généralement contents de la manière dont je m'occupe d'eux, certains regrettent que je les fasse à ce point transpirer, ce qui a certaines... conséquences olfactives, dirons-nous.
Il sourit.
-Pour l'heure, cependant, nous en sommes encore aux préparatifs. D'une part, nous devrons attendre que tous les enfants soient arrivés, et vois si les petites sentinelles se joignent à nous. D'autre part, comme une grande opération de lessive est également prévue, il faudra se coordonner avec l'équipe des lavandières pour leur remettre leurs frusques et éviter qu'il n'y ait de malencontreux mélanges. Quant à allumer des feux et rassembler des couvertures, d'autres s'en chargeront quand tout le monde sera à l'eau. Il n'en reste pas moins que gérer tous les aspects de la baignade ne sera pas une mince affaire, et je ne peux donc que vous remercier pour votre concours qui sera extrêmement précieux.

Albérich n'avait aucune idée du nombre exact d'enfants, mais Gabriel semblait gérer la chose avec philosophie. Cela faisait un contraste intéressant avec la panique d'Hubert, quelques jours plus tôt. Mais les souvenirs de noviciat du Lathandrite étaient probablement encore très frais dans sa mémoire, vu son jeune âge.
" Je suis à votre disposition, dit le Luménien. Confiez-moi une tâche, n'importe laquelle, et je m'efforcerai de l'exécuter."

Que son aîné ne manifeste aucune préférence sembla embarrasser quelque peu le jeune Lathandrite.
-Vous êtes sûr qu'il n'y a pas une tâche ne vous convienne mieux qu'une autre ? Si c'est le cas, vous ne devez surtout pas hésiter à me le dire. Spontanément, j'aurais pensé demeurer à accueillir les enfants, ce qui est aussi un moyen de vérifier que tout le monde est bien là. Mais si vous souhaitez vous en charger, cela ne me pause pas le moindre problème...

" Pas du tout, c'est vous le responsable et la tête qu'ils connaissent, dit le Luménien, un peu désarçonné. Je vais aller me mettre dans un coin, et vous me ferez signe quand les hostilités débutent. Je peux rassembler le linge ou surveiller la baignade, ça m'est égal. Mais surtout, je ne veux pas vous causer de soucis supplémentaires."
Ne pouvait-il pas lui donner du travail, simplement, plutôt que d'en faire tout un fromage ?

-Oh, mais vous ne me causez aucun souci ! Simplement, je ne voudrais pas que vous regrettiez votre geste de bonne volonté : gérer cette foule de gamins n'est pas simple, et les deux précédents volontaires à être venus me trouver ont fui presqu'aussitôt...
Il se gratta la tête.
-Que nous soyons au moins deux pour surveiller la baignade serait une très bonne chose. Quant à ramasser le linge, pourquoi pas. Simplement, pour éviter les mélanges, il sera nécessaire que les enfants constituent des ballots de leurs vêtements et qu'ils les étiquettent. J'ai prévu des morceaux de papier et de quoi écrire, pour cela... Bon, tout ça prendra du temps, si bien que dans l'idéal j'aurais aimé que l'opération commence le plus vite possible. Mais il faudrait alors faire courir ou sauter sur place ceux qui seront déjà prêts, pour éviter qu'ils ne prennent froid... Bref, sans doute vaut-il mieux attendre encore un peu.

" Il fait un peu froid, en effet. Je pense que nous pouvons gérer ça sur place, en installant un espèce de guichet de ramassage... Ça demandera un peu de gestion et un peu de discipline, mais si nous distribuons les étiquettes maintenant, la moitié les aura perdues d'ici le moment propice. Je pense qu'il vaut mieux un peu de désordre que des enfants frigorifiés... Je peux aussi embarquer un premier groupe maintenant, pendant que vous guettez les retardataires... Cela répartira les mises à l'eau."

-Vous voulez les diviser ? C'est effectivement une possibilité mais, comme ils ne pourront pas rester très longtemps dans l'eau, comment procéder ? L'un de nous surveillera-t-il les baigneurs successifs tandis que l'autre s'occupera de tous les aspects annexes ? Ou bien gérerons-nous, du début à la fin, nos groupes respectifs ? Spontanément, la deuxième option me semblerait plus pratique, et je pourrais vous indiquer plusieurs enfants susceptibles de vous prêter main forte... Ah, je vous prie de m'excuser un instant...
Edgar venait de faire son apparition, à la tête d'un groupe de gamins comprenant deux demi-elfes du soleil dont les traits parurent étrangement familiers à Albérich, ainsi que Ruth et Alban, la première tirant le second, apparemment rétif, par la main.
-Je suis désolé, Gabriel, mais vous allez aussi écoper des sentinelles ! fit l'instructeur. Tenez, en voici la liste... S'il était possible qu'ils passent parmi les premiers dans l'étang, Robert vous en saurait gré...
Dès qu'elle remarqua l'ancien aubemestre, Ruth se rua dans sa direction, remorquant toujours l'écuyer.
-Bonjour, m'sire Albérich ! M'sire Hubert il est pas là ? C'est dommage !

Albérich sourit à la gamine. Il était surpris, mais aussi heureux, que son association avec l'écuyer ait survécu à la nuit agitée du banquet. Il demeurait persuadé qu'elle lui faisait beaucoup plus de bien que les adultes inquiets autour de lui, un peu comme Euryale, Thibault et compagnie lui en avaient fait quand il était adolescent, et coincé dans un genre un rien plus mystique.
" Non, je crains qu'il n'ait eu des choses plus pressantes à faire... mais je suis certain qu'il finira par aller se baigner, lui aussi, dit-il à la fillette, avant de revenir au Lathandrite. Prenons chacun un groupe, Gabriel. A moins qu'ils ne soient tous déjà là, auquel cas nous pourrons y aller tous ensemble..."

-Il en manque encore quelques-uns. Les plus frileux, peut-être ? En tout cas, autant que vous partiez tout de suite : lorsque je vous rejoindrai, et ce sera assez rapidement, à mon avis, j'affecterai une autre partie de l'étang à mon groupe. Ainsi chacun de nous aura-t-il moins de gamins à surveiller dans un moindre périmètre... Vous n'avez qu'à prendre les éclaireurs, puisqu'ils sont déjà là et doivent passer en priorité. En plus, ils m'ont l'air disciplinés. Pour le reste, hum...
Le clerc consulta ses parchemins.
-Nous avons de la chance : de A à G, ils sont tous là. Oh, et tous les L sont présents également. Au total, ça vous fera un peu moins de la moitié de l'effectif...
Il lui tendit plusieurs listes ainsi qu'un sac contenant morceaux de papier et nécessaire d'écriture.
-Souhaitez-vous que je vous indique quels enfants pourraient vous prêter main forte ? Quelques-uns sont à la fois très responsables et bons nageurs, vous savez. A moins que vous ne préfériez compter sur nos valeureux petits guetteurs ? Il jouissent déjà d'une aura certaine parmi la jeune génération...

" Ne vous en faites pas, Gabriel. Je m'appuierai sur qui me prêtera son épaule, guetteur ou volontaire. Je ne voudrais pas que des gosses qui doivent déjà passer la nuit à scruter les ténèbres soient en plus privés de réjouissances parce que je leur demande de surveiller leurs condisciples... Donc... J'improviserai. Et si c'est la catastrophe, et bien... J'espère que nous y survivrons tous."
Il pressa amicalement l'épaule du jeune prêtre, puis frappa plusieurs fois dans les mains pour attirer l'attention de la marmaille.
" Votre attention, les amis ! Tous les enfants dont le prénom se place, par ordre alphabétique, entre..."
Il baissa les yeux sur sa liste. C'était peut-être un peu compliqué, tout bien considéré, mais s'il devait citer ces trente-six prénoms, il n'était pas sorti de la tente.
" ... Aaron et Gwenaëlle viennent avec moi. Tous les L, aussi. Ceux qui hésitent sur la première lettre de leur prénom ou sur leur placement, demandez aux plus grands. Toutes les valeureuses sentinelles aussi. On se retrouve à l'entrée de la tente. L'eau nous appelle."
Il avait l'intention de se poster à la sortie et de vérifier qu'il avait le compte. Il avait du mal à croire, cependant, que toute cette foule soit sous la responsabilité du seul Gabriel. C'était pour le moins courageux de sa part. Très Lathandrite, mais un peu délirant. Ce qui allait souvent de paire.

Nombre d'enfants, dont les guetteurs, obéirent spontanément. D'autres se firent un peu attendre, soit que ce changement imprévu de figure tutélaire les rende hésitants, soit que, comme Albérich en avait envisagé la possibilité, ils ne soient pas très sûrs de la manière dont s'écrivait leur prénom. D'autres, enfin, tardèrent véritablement à faire leur apparition : peut-être la perspective d'un plongeon dans l'eau glacée les rebutait-elle ? A moins, simplement, qu'ils ne préfèrent rester à chahuter encore un moment avec leurs camarades ? Toujours est-il qu'une intervention de Gabriel y mit bon ordre et que, bientôt, la cinquantaine de gamins dont il avait la charge eurent passé devant Albérich en déclinant leur identité et commencé à attendre à proximité, dans un désordre croissant.

Albérich fut reconnaissant à Gabriel de lui avoir sauvé la mise, même si ça n'augurait rien de bon pour la suite. Il ne s'en formalisa cependant pas outre mesure et guida, plus ou moins, le troupeau vers l'étang. Il ne redoutait pas vraiment la catastrophe, en réalité, car même si quelques enfants resquillaient et réussissaient à éviter la trempette, personne n'en mourrait. Au regard de ce qui rôdait dans les Landes, la baignade était triviale et les soucis afférents anecdotiques. Il fallait juste veiller à ce que personne ne se noie et que personne ne prenne froid. Ce dernier aspect était probablement illusoire.
Une fois la troupe sur le bord de l'eau, il leur expliqua le principe des étiquettes. Chacun était tenu de se déshabiller et de lui apporter sa pile de vêtements, qu'il se chargerait de préparer pour les lavandières. Il ajouta que si certains des plus grands voulaient lui donner un coup de main, ils étaient les bienvenus. Une fois encore, il sentait arriver le foutoir, mais ne parvenait pas réellement à s'en inquiéter. C'était une communauté, après tout ! Ils auraient mieux fait d'agir comme dans les temples : pas de vêtements personnels, pas de problèmes !

Les enfants l'avaient écouté avec une relative attention tout en jetant de fréquents coups d’œil à l'onde claire où se reflétaient les rayons du soleil et qui gardait un caractère engageant malgré la température ambiante. Lorsqu'il en eut terminé, ils se mirent à murmurer et plusieurs mains se levèrent.
-Est-ce qu'on peut se baigner tout habillés pour avoir moins froid ? s'enquit une fillette d'environs six ans. Comme ça, en plus, ça ferait moins de lessive à nos mamans.
Il y eut des rires.
-Est-ce qu'on peut faire un groupe garçons et un groupe filles qui resteraient pas à côté, pour se déshabiller et pour se baigner ? demanda un gamin plus âgé.
Des rires, à nouveau, ainsi que des moqueries. Mais également quelques acquiescements timides.
-Et ça consisterait en quoi, messire, vous donner un coup de main ? interrogea un autre.-

" Alors... ça ne me gêne pas que vous entriez dans l'eau habillés, mais il faudra retirer vos vêtements à un moment ou un autre et les apporter sur la berge, c'est une première chose."
Il se tourna vers le gamin plus âgé.
" Comme je suis tout seul pour vous surveiller tous, je vais vous demander de rester un peu groupés. Mais disons que... les garçons qui veulent de l'intimité peuvent aller plutôt du côté de la grosse pierre là... et les filles en face... Mais on ne dépasse pas les limites des deux touffes de roseaux."
Il avisa le dernier intervenant.
" M'aider consisterait à étiqueter les vêtements. Parce que si vous débarquez tous les cinquante en même temps, je vais avoir du mal à suivre. Ceux qui savent écrire, je peux vous donner tout de suite le nécessaire, d'ailleurs. Ensuite, laissez votre pile à l'endroit où vous vous êtes dévêtus."
Il allait bien réussir à réquisitionner quelques adultes oisifs pour rassembler le tout : les trois quarts des gens avaient passé la journée à ne rien faire !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée