La Couronne de Cuivre

Baptiste le regardait avec une expression songeuse, depuis quelques secondes. Il parut hésiter.
" Alors, tu es un orphelin, toi aussi ? osa-t-il finalement. Je ne veux pas être indiscret... C'est juste... Tu as dit... Ça me fait du bien de voir que c'est pas parce qu'on n'a pas pu grandir avec sa famille qu'on est forcément..."
Il baissa les yeux.
" Tu sais... Mal parti... ou bien... cassé de l'intérieur pour toujours."
Un sourire revint sur ses lèvres, mais ses yeux brillaient.
" Ça me fait du bien. Même si je voudrais... je voudrais que ma maman soit encore vivante..."
Il pinça les lèvres et expira doucement.

Il hésita, posa à nouveau une main légère sur son épaule.
-Je sais bien, dit-il d'une voix très douce.
Il était à la fois heureux que ses paroles aient pu aider le garçon... et navré qu'elles les aient conduits vers de si tristes sujets.
-Je suis orphelin, oui. Mes parents vivaient dans une cité qui a été rayée de la carte quand j'étais tout petit. Ma mère a réussi à s'enfuir avec moi mais... Elle est morte juste après avoir rencontré les forestiers qui m'ont élevé, et je me souviens à peine d'elle. Quant à mon père... Je n'en conserve aucun image. J'ai longtemps cru qu'il avait péri lors du massacre et cependant, l'hiver dernier, lorsque j'ai séjourné à Loth Imarhil, dans la forêt de la Lorien... J'ai rencontré ma sœur jumelle, dont j'ignorais l'existence : elle m'a appris qu'il l'avait amenée là... mais qu'il était mort bien avant ma venue.
Il poussa un bref soupir.
-Perdre ses parents très jeune est une terrible épreuve. La pire, peut-être. Mais... Oui, on peut s'en remettre. Surtout si on est entouré de gens aimants.

" Alors ton père était vivant, mais tu ne l'as jamais su... murmura Baptiste, pensif. J'imagine que ça ne change pas grand chose, dans le fond, puisque tu as eu des autres parents qui se sont occupés de toi..."
Il secoua la tête.
" J'imagine que c'est normal que ça prenne du temps... Ma maman... c'était tout ce que j'avais... Bien sûr, les paladins, à la commanderie, c'était un peu comme ma famille, c'était un peu comme ici, en fait... On mangeait tous ensemble... Les chambres étaient dans le même couloir, les plus jeunes avaient un dortoir, et quand j'ai eu huit ans, j'ai pu aller dormir avec les novices, ça faisait moins bébé, même s'ils n'étaient pas tous formidables, loin de là..."
Il passa deux mains vives sur son visage.
" Pourquoi je parle de ça ? Ça ne fait pas de bien, oh non, pas de bien du tout. Je suis désolé."

Taliesin était vraiment mortifié que l'enfant soit plongé dans de telles pensées au beau milieu des réjouissances. D'un autre côté, sans doute ne se serait-il pas à ce point confié dans un contexte différent : environné d'une ambiance chaleureuse, aux côtés de gens à qui l'on faisait confiance, on baissait souvent sa garde, on passait souvent outre ses réticences... Peut-être cela allait-il lui faire du bien, en réalité.
-Ne soit surtout pas désolé, lui dit-il, adoptant le ton le plus réconfortant possible. Je crois que si tu parles de ça, c'est que tu en as besoin. Et que tu te sens assez à l'aise pour le faire.

Il acquiesça.
" C'est juste... Pendant tout ce temps... J'ai tout gardé... Je voulais être fort. Pour ne pas lui faire honte. Pour ne pas leur faire ce plaisir. Maintenant, c'est plus difficile. Je suis désolé. Je ne veux pas être un geignard. Je sais que d'autres ont perdu plus. D'autres sont morts ou bien encore en captivité... Je dois tabler sur le présent. Sur le futur, même, dirait Lathandre. Mais on ne peut pas dire qu'il se soit beaucoup occupé de nous, hein ?"
Il haussa les épaules.
" Ça va aller. Tu as goûté les biscuits ? Il y en a des bizarres... Avec de la girofle... Ceux-là sont à la violette... puis on a testé avec du gingembre... J'avais jamais vu ça, le gingembre. Ça ressemble à des petits bonshommes tous tordus... Et il y a des plus classiques, si tu préfères... Vanille, amandes, citron... Faut avoir soit un bon nez, soit tenter sa chance."

Taliesin hésita. Le gosse faisait de louables efforts pour amener la conversation vers des sujets plus légers mais... Il souhaitait malgré tout ajouter une remarque avant de passer à la suite.
-Un dernier mot sur ce dont nous venons de discuter, et ensuite, je t'assure, on passera à autre chose, commença-t-il. Tu n'es plus obligé de garder toutes ces choses pour toi, tu peux les exprimer si tu le souhaites. Tous les membres de notre groupe ont souffert, tous savent comme se confier peut faire du bien, et donc personne ne te prendra pour un geignard. Personnellement, ça m'est souvent arrivé de me livrer, quand j'en avais trop gros sur le cœur. Et ça m'arrivera encore. Alors voilà... Je ne veux surtout pas te forcer à parler, mais si à un moment ou à un autre tu en as envie, besoin... N'hésite pas, sens-toi libre de le faire. J'aimerais pouvoir t'aider et, par conséquent... Je t'écouterai volontiers.
Il le gratifia d'un sourire encourageant puis reporta son attention sur les biscuits.
-Bon, les ronds et les étoiles sont ceux d'Hippolyte, les abstraits ceux de Gurvan... Mais quels sont les tiens ?

" C'est gentil, dit Baptiste avec un sourire embarrassé. Mais parler, finalement... Ça ne ramènera personne et, par contre, ça ramène les souvenirs. Peut-être qu'il faut les faire sortir pour qu'ils s'effacent, mais... j'y perdrais presque un an, si je devais tout raconter. Et je suis pas certain que ça marche, en plus. Alors bof. Je devrais surtout penser à d'autres choses..."
Il sourit.
" Je retiens ton offre, cela dit. Et j'ai surtout fait des oiseaux... Comme le premier était nul, j'ai essayé un deuxième... et comme il n'était pas génial... J'ai fait un troisième, pas terrible... Il fallait bien que je continue... et... puis j'ai persévéré... et du coup, il n'y avait plus de pâte... alors il a fallu en refaire, parce qu'Hippolyte et Gurvan étaient frustrés... Donc... Les oiseaux sont de moi. Il y en a un peu trop, je sais... Mais... c'était une question d'honneur."
Une grimace lui déforma le visage.
" J'espère que ça non plus, ça ne fait pas de moi un futur paladin."

Il sourit.
-Allez, Baptiste, ne te mets donc plus martel en tête pour ça. Les paladins n'ont pas l'apanage de l'honneur, tu sais. Et si la Commanderie t'a sans doute influencé, cela ne te rend pas pour autant prisonnier d'une voie toute tracée. Tu deviendras ce que tu auras envie de devenir. Et sincèrement, de ce que j'ai pu observer... Ce n'est pas à un paladin que je pense en premier, quand je pense à toi.
Il prit l'un des sablés en forme d'oiseau.
-Tu t'en es bien tiré, dis donc. A présent, voyons s'il a aussi bon goût que belle apparence.

Le gosse se cacha les yeux derrière une main, une petite moue inquiète sur les traits, tandis que Taliesin testait la bestiole. Ce n'était pas mauvais, et celui qu'il avait choisi était parfumé à l'amande, craquant dehors, moelleux dedans, parfaitement cuit. Sa satisfaction dut se lire sur son visage car Baptiste sourit.
" Il peut pas être difforme et mauvais, sinon Ismène l'aurait escamoté !" s'exclama joyeusement le gamin.
Il se figea ensuite et Taliesin sentit une main se poser sur son épaule. Il reconnut les doigts, puis le poids, de Galathée, qui se glissa sur le banc près de lui.
" Désolée de vous déranger... Je m'apprêtais à rejoindre mon lit... mais je me suis dit que je passerais me montrer par ici d'abord. Tu dois être Baptiste. Taliesin m'a beaucoup parlé de toi."
Le gosse était écarlate mais il opina du chef.
" Et bien enchantée.
— Heu... enchanté aussi."

Le barde, ravi, remercia mentalement Galathée d'avoir pris les devants : vu l'actuelle réaction de Baptiste, il n'aurait peut-être pas osé aller vers elle, quand bien même l'aurait-il accompagné.
-Tu ne nous dérange pas du tout, dit-il d'un ton léger.
A présent, le grand jeu allait être de la retenir le plus longtemps possible. Car sans elle, la soirée ne serait plus tout à fait la même.
-As-tu goûté les biscuits ? Ils sont fameux.

" Je les ai goûtés, oui. Ils sont délicieux... Je dois avouer que je n'ai pas réussi à remettre tous les goûts... et malheureusement, mon estomac est relativement comprimé pour l'instant, je ne peux pas y mettre grand chose. Mais Ismène m'a dit qu'ils se gardaient un certain temps... et, chose formidable, on peut aussi les dévorer avec les yeux ! Vous vous êtes surpassés, tous les trois... Il y a de bien jolies choses..."
Baptiste demeurait écarlate.
" Gurvan, je crois que c'est son nom, m'a dit que tu étais l'expert en oiseaux. J'en ai reconnu quelques uns."
Il vira au rouge sombre.
" Il faut reprendre ta respiration, maintenant."
La rôdeuse décocha un petit regard embarrassé au barde.

-Je t'avais bien dit que tu ne serais pas la plus timide !
Il se tourna vers l'enfant.
-Tu devrais boire quelque chose, ça ira mieux ensuite.
Il lui remplit un verre de jus de fruit et, en le lui donnant, il en profita pour lui glisser à l'oreille, sur le ton de la plaisanterie.
-Sincèrement, te voir à ce point rubicond et à ce point silencieux devant une dame... Ça fait très paladin, pour le coup !
Et de le gratifier d'un petit coup de coude amical.

Baptiste décocha un regard noir au barde puis but le jus de fruits pour se donner de la contenance.
" J'espère que vous... tu... es bien installée... On essaiera de pas faire trop de bruit...
— Oh, tu sais, ce n'est pas vous qui m'empêcherez de dormir... et bientôt ce sera le contraire, alors... Je ne vais pas me plaindre. Au pire, nous échangerons de chambre avec Kerun qui, si j'ai bien compris, a réussi à obtenir la pièce la plus éloignée possible du centre des opérations.
— Le lit est moins large.
— Mais avec tous les hommes costauds qu'il y a à la ronde, ce ne sera pas un souci. D'autant que si ça se trouve, Taliesin et moi ferons chambres séparées... pour que l'un puisse dormir pendant que l'autre s'occupe de la marmaille."

Présentés sous cet angle, les jours suivant l'accouchement n'étaient guère enthousiasmants.
Toutefois...
-Je doute franchement qu'on en arrive là. Non, j'ai plutôt l'impression qu'une cohorte de volontaires comptant moult clercs dans ses rangs, viendra nous supplier de les laisser s'en occuper un peu. Hum, en fait, j'en viens même à me demander si on nous laissera les voir de temps à autre !

" Oh, tu vas voir que toutes les offres vont subitement disparaître après quelques jours, dit Galathée en riant gaiement. L'attrait de la nouveauté contre l'attrait du sommeil, je pense que tu trouveras beaucoup de volontaires pour les heures de veille, beaucoup moins pour les heures de la nuit...
— Mais il faudrait réfléchir aux possibilités des clercs... Zone de silence, déjà, c'est pas mal.
— Sauf que les pleurs de bébés sont censés signifier quelque chose, non ?
— Mais les clercs peuvent soigner leurs petites douleurs...
— Tu crois qu'ils utiliseraient leurs sortilèges sur de si petites choses ?
— Ou alors carrément un sort de sommeil.
— Ce garçon a de la ressource, mais je le trouve un peu radical..." dit la rôdeuse avec le sourire.

Cette fois, le barde ne réprima pas son rire.
-En ce qui me concerne, j'aime beaucoup ses idées... Le sommeil serait parfait, mais les demi-elfes y sont malheureusement insensibles. Oublions aussi les soins : l'énergie divine n'est pas anodine, nos hôtes refuseront d'un user trop souvent. En revanche, la zone de silence, ça me paraît idéal. Il suffira de surveiller les jumeaux du coin de l’œil : on verra tout de suite s'ils pleurent ou non. Et de toute façon, je suis sûr que tu sauras immédiatement, et même à distance, quand l'un ou l'autre aura besoin de quelque chose.

" Qu'est-ce c'est que ces mythes ésotériques sur les pouvoirs magiques de la future mère ?! s'exclama la jeune femme. Je crois surtout que je ne vais rien y comprendre et que si en plus, il fait silencieux, je vais dormir comme une pierre !"
Elle secoua la tête.
" Par contre, en parlant de dormir, je crois que je vais sérieusement aller me coucher... Je dois prendre un maximum de repos avant la naissance... et puis je voudrais avoir l'avis d'Helen... Me reste-t-il deux jours ou deux veilles ? La différence n'est pas anodine quand on joue les baleines..."
Elle s'appuya sur l'épaule de Taliesin pour se relever.
" A plus tard, mon amour, dit-elle en l'embrassant sur la tempe. Baptiste, c'était un plaisir.
— Pour moi aussi." bafouilla le garçon.

Il éprouva un soupçon de déception : il aurait aimé qu'elle s'attarde encore un moment. Mais il ne songea pas à protester : il la comprenait fort bien et puis, elle était déjà restée plus tard qu'il ne l'aurait cru.
-Tu veux que je t'accompagne ? s'enquit-il, se levant déjà à demi.
Elle dormirait probablement quand il irait à son tour se coucher. Toutefois, il ne voulait pas non plus s'imposer.

" C'est comme tu veux, fit-elle. Je ne veux pas gâcher ta soirée parce que je suis une petite nature... Mais tu peux me raccompagner jusque là, oui."
Elle lui donna le bras et sourit à Baptiste, d'un air un peu désolé.
" Je te le renvoie vite, promis."
Le gosse se contenta d'opiner du chef, un peu embarrassé, tandis que la rôdeuse entraînait le barde vers le couloir, qu'ils remontèrent très longtemps. Heureusement, la chambre était toute proche.
" Je ne vais pas te garder longtemps... Tu iras me chercher Helen en sortant, par exemple..."

-D'accord. Mais tu sais, ils peuvent se passer de moi un certain temps. Et j'avais très envie de te raccompagner.
Il lui serra le bras un peu plus fort, l'observa un long instant.
-C'était une merveilleuse soirée. Je suis... Bon sang, Gal, j'ai toujours du mal à réaliser. Mais ce qui est sûr, c'est que je suis heureux. Heureux comme je ne l'ai plus été depuis... Oh, une éternité.
Il sourit pour lui-même.
-Je sais qu'il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué, mais... J'ai la sensation que les ombres sont en train de se dissiper pour de bon.

" Moi aussi." dit-elle, tandis qu'ils poussaient la porte.
L'atmosphère dans la chambre était tiède et accueillante. Galathée poussa un soupir de satisfaction avant même d'atteindre le lit, sur lequel elle se coucha immédiatement, attirant Taliesin auprès d'elle.
" J'ai du mal à réaliser... Tout est... tellement étrange... C'est toi. C'est moi. Et ce n'est pas désagréable... Je suis à mille lieues de l'endroit où j'étais il y a une veille. Dans ma tête et physiquement, mais... J'ai l'impression d'être dans un songe... comme en voyage... Je ne sais pas. Peut-être que c'est tout ce bouleversement qui me secoue de l'intérieur mais... j'attends toujours que quelque chose se déchire et me révèle le chemin de la maison. Je suis immensément heureuse d'être à nouveau près de toi. Mais je veux que tu me ramènes chez nous... Chut. Je sais que tu le feras. C'est juste... la fatigue... le mouvement... J'ai besoin de me poser, et je sais que ce n'est pas encore pour tout de suite. Je dois vivre au jour le jour. Et je suis soulagée, crois-moi. Vraiment. Ça ira mieux demain. La soirée était formidable mais j'étais peut-être un peu trop... bouleversée par les événements. J'ai juste envie de me blottir dans tes bras et d'y rester une veille entière, sans voir rien ni personne."

Il acquiesça, brusquement sérieux. Pour lui, les choses étaient autrement plus faciles : outre que son ventre n'abritait pas deux enfants, il se trouvait en terrain connu, parmi des amis... Et pourtant, il avait l'impression, lui aussi, d'évoluer dans quelque univers onirique. Alors oui, il comprenait fort bien que la rôdeuse soit complètement déboussolée.
-Si tu veux, je peux demander à Helen de ne venir que demain matin, et rester près de toi jusqu'à ce que tu t'endormes... dit-il doucement. Cela ne me dérange pas le moins du monde. Au contraire.

" Non, ça ira, dit-elle. Je n'ai eu personne pour m'examiner sérieusement depuis des mois... J'ai besoin de savoir où j'en suis, maintenant. Cela me détendra et j'en dormirai mieux... Bon, peut-être Helen aura-t-elle trop bu pour se sentir à la hauteur..."
Elle eut un léger sourire.
" Passe-moi donc la tunique qui est sur le dossier de cette chaise, tu veux ? Je suis certaine qu'elle est à ma taille... Et puis il faudra que tu m'aides."

[color=#FFF66]-Bien sûr.[/color]
Il alla chercher la tunique en question puis entreprit d'aider la rôdeuse à se changer.
-Tu vois, ils te dorlotent déjà. Je suis presque jaloux, parce que de mon côté, je n'ai que les frusques que je porte sur le dos.. Mais j'ai cru comprendre qu'une certaine pénurie de vêtement sévit en ces lieux - assez logiquement, vu l'afflux inhabituel d'invités - et que des séances de couture étaient prévues...

" Je crois que tu n'auras pas de soucis pour te faire prêter des vêtements... Tu as le même genre de gabarit que le clerc de Lliira... Nominoé, c'est ça. Bon, Kerun est sûrement sur le coup, lui aussi. Non, les gens qui souffrent, ce sont les enfants et moi-même, du moins jusqu'à l'accouchement. Ensuite, j'aurai pléthore de possibilités, pour autant que j'aime les aubes. Mais certaines sont jolies ! Iris a des vêtements pratiques, et Ismène aussi. Mais la couture, pourquoi pas... C'est une compétence bien utile; de toute façon. Enfin... Surtout le raccommodage. Pour le reste, je n'imagine pas me substituer aux artisans qui en ont fait leur métier.
Elle soupira d'aise.
" Mais tu voulais me parler, tout à l'heure... de cet enfant, Baptiste. Il a l'air en souffrance, plus que les deux autres. C'est sans doute une question de maturité, de compréhension plus profonde de sa situation... Comme prématurément vieilli. Comme Victor, en somme."

Taliesin acquiesça. Galathée lui ayant avoué à quel point elle était bouleversée, il avait décidé de remettre la question à plus tard. Mais puisqu'elle l'abordait...
-Oui, tu as raison. De surcroit... Les deux autres ont des projets bien arrêtés. Gurvan veut retourner au Grand Sanctuaire de Lathandre pour devenir clerc, comme ses parents. Hippolyte, lui, entend marcher sur les traces de son père, agent secret : bien sûr, il est trop jeune pour commencer son apprentissage, mais qui sait si les services auxquels appartient Kerun ne l'accueilleront pas malgré tout, s'il ne deviendra pas en quelque sorte leur mascotte ? Baptiste, en revanche... Il ne sait pas où il va, ni ce qu'il veut faire. Il sait juste ce qu'il ne veut pas faire : devenir paladin comme sa mère, se réinstaller à la Commanderie et... aller à l'orphelinat. Attendre sans savoir quand il sera chisi et qui le choisira... Cela lui rappellerait le marché aux esclaves, en quelque sorte. Or, il aimerait... Pouvoir poser ses propres choix.
Il eut un sourire embarrassé.
-J'aimerais pouvoir l'aider, et... Je voulais te demander si tu serais d'accord pour que nous lui proposions de passer quelques temps chez nous. Je sais que la situation n'est pas idéale : il faudra déjà s'occuper des jumeaux, et si j'ai bon espoir que mon avenir à Luménis s'arrange, il demeure incertain. Mais... D'abord, il sait se rendre utile, ne serait pas un poids pour nous. Ensuite, cela lui permettrait de souffler un peu, dans une atmosphère chaleureuse, de reprendre confiance en lui et de réfléchir posément à son futur, sans être immédiatement confronté aux incertitudes du quotidien. Enfin, retrouver Victor... Je crois que ça lui ferait du bien. Que ça leur ferait du bien à tous les deux.

Elle sourit.
" Je n'y vois pas d'inconvénient, Taliesin. Si tu penses que cela peut lui faire du bien... et il y a de la place à la ferme, je suppose, mais... Tu dois pouvoir réaliser combien cette proposition est incertaine..."
Elle pinça les lèvres.
" ... compte tenu de ce que tu entends faire une fois rentré. Lui en as-tu parlé ? Je vois bien qu'il est attaché à toi, mais pour un enfant qui a déjà perdu sa mère... Est-ce une bonne idée de l'encourager à s'attacher à quelqu'un d'autre ? Quelqu'un qui pourrait se volatiliser..."
Elle passa les mains, un peu tremblantes, sur son visage.
" Je sais que je ne dois voir ça que comme un mauvais moment à passer. Tu as beaucoup d'amis qui interviendront pour te soutenir dans cette épreuve. Et je veux croire que les autorités luméniennes se prononceront en ta faveur... Mais j'ai presque envie de te conseiller de garder tes distances, avec ce gamin, tant que tu ne sais pas de quoi l'avenir est fait."

Soupir.
-Tu es la voix de la raison, et je suis parfaitement conscient que c'est ce qu'il faudrait faire. Mais...
Il secoua la tête.
-Baptiste a énormément de mal à s'attacher aux gens, désormais. A tous les gens... Sauf à moi, manifestement. Il faut dire que... Nous avons déjà traversé certaines choses, ensemble, notamment durant l'évasion du temple de Baine dont nous l'avons tiré. Sachant cela, sachant que nous allons encore passer de nombreuses veilles avec lui... Je me vois mal le repousser, l'ignorer. Ce serait terriblement cruel, alors qu'il a besoin de quelqu'un sur qui s'appuyer. Et... Je ne sais pas si j'aurais la force de le faire. Parce que, soyons honnêtes : je me suis déjà attaché à lui.
Il baissa les yeux.
-De surcroît... Galathée, combien y avait-il de chances pour que je retrouve, à Melandis, un copain de Victor ? C'est plus que probablement une étonnante coïncidence comme il y en a tant, mais... Je ne peux m'empêcher d'y voir un signe. D'y percevoir du sens.
Il soupira à nouveau.
-Tu as raison, cependant. Me lier à lui alors que... C'est à la fois cruel et égoïste. Je vais donc... Lui dire ce qu'il en est de ma situation. Cela suffira sans doute à le faire fuir. Ce sera douloureux, évidemment. Pour lui comme pour moi. Ce sera néanmoins un mal pour un bien.

Elle lui prit les mains.
" Je suis désolée, Taliesin. Vraiment. Je voudrais te dire que je vais m'occuper de lui comme tu l'aurais fait, si tu en avais eu la liberté, mais... je sais qu'avec la naissance, je n'aurai pas le temps de lui consacrer le temps dont il a probablement besoin... et puis on ne peut pas forcer ces choses... Comme tu le dis, l'attachement qu'il ressent pour toi, il existe déjà..."
Elle soupira.
" De plus, je risque de te perdre, moi aussi. Je sais que... je ne devrais pas évoquer ces événements alors que je suis sur le point d'amener tes enfants au monde, mais... ne sous-estime pas ce que cela signifie pour moi... Je ne sais pas. J'imagine qu'il y aura une place pour Baptiste à la ferme, même si tu devais nous être ravi, et tu peux sans doute lui dire qu'il y sera bienvenu, quoi qu'il advienne... Mais tu dois lui dire ce que tu as l'intention de faire. Tu verras comment il réagit, je suppose. Et s'il décide de se détourner... Tu es l'adulte, tu es responsable de tes décisions, et... tu dois assumer ce qu'elles causent aux autres."

Il grimaça. Les paroles de la rôdeuse étaient terriblement rudes... Terriblement justes, aussi.
-Quand Nwalk a lancé son coup d’État... Baptiste a supplié sa mère de rester avec lui. Mais, en bonne paladine, elle n'a écouté que son devoir, et elle a été tuée. Aujourd'hui... Je m'apprête à vous infliger la même chose. A toi, aux jumeaux, à Victor. Mais... Comment puis-je faire autrement ?
Il se prit la tête entre les mains. Ah, les ombres... Il avait à présent l'impression que jamais elles ne se dissiperaient.
-Sans doute est-il possible de récupérer Victor. Puis de prendre un bateau pour ailleurs. Un ailleurs qui ne sera pas Helonna, évidemment : je suis recherché, nous n'y serons donc jamais en paix. Un ailleurs qui ne sera pas non plus Dorrandin : même si l'on écarte les rumeurs de guerre, bien qu'elles paraissent fort fondées, demeureront les autorités manostiennes, qui verront d'un mauvais œil s'installer sur leurs terres un agitateur tel que moi, et les espions Mélandiens. Les Luméniens, aussi, même si Kerun a laisé entendre que d'aucuns seraient fort contents si je ne rentrais pas chez eux. Alors... Ce serait Féérune, sans doute. Des semaines de mer, un débarquement en des lieux où nous n'avons aucune attache...
Envolé, l'insouciance. Disparue, la lumière.
-Mais j'imagine que nous avons les moyens de nous bâtir une nouvelle vie, là-bas. Tous les cinq.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Temple de Moandre