La Couronne de Cuivre

" Non." répondit le garçon.
Mais il n'ajouta rien. Victor, de son côté, protestait allègrement.
" Bah ! Allez ! Je risque rien ! Je suis agile comme un écureuil !"

-Désolé, Baptiste, dit-il à mi-voix. Je t'assure que je ne pensais pas à mal et que si j'avais su que ça te rendrait furieux à ce point, je me serais abstenu.
Puis, sur un soupir, il se rapprocha du saule.
-Victor, tu descends quand même. Au moins un peu. Tu es peut-être agile, mais je n'ai pas envie de devoir te repêcher dans la rivière.

A ce moment précis, Victor glissa, perdit l'équilibre et tomba d'un mètre dans l'arbre, avant de se rattraper. Il se retourna vers Taliesin et lui tira la langue.
" Alors, t'as cru que j'allais tomber, hein ? Avoue !"
Puis, comme l'écureuil qu'il se targuait d'être, il glissa de branche en branche jusqu'à la berge.
" T'as pas drôle ! Je m'ennuie, moi !"

Maudit môme : il lui avait fait peur. Mais il ne lui ferait pas le plaisir de l'avouer.
-Je voulais justement te proposer qu'on se promène dans les environs. D'après le capitaine, il n'est pas tout à fait impossible que nous croisions des dryades. Mais gare : il paraît qu'elles sont du genre à jouer des tours aux promeneurs...
Bon, normalement, avec lui, l'argument marcherait.

" Des dryades ? Est-ce qu'elles ne sont pas toutes nues ?"
Il eut un sourire bravache.
" Pourquoi pas ? Ça vit où, les dryades ? Où doit-on chercher ?"

-Les dryades sont des esprits des arbres : chacune d'entre elles est liée à l'un d'eux, qu'on peut d'ordinaire reconnaître à son âge vénérable, à sa splendeur... Donc le mieux est de simplement se promener en cherchant s'il n'y a pas des arbres qui nous paraissent... particuliers. Pour le reste, si, elles sont généralement toutes nues, comme tous les esprits de la nature.
Il eut un sourire en coin.
-Si tu penses que ça va te choquer, mieux vaut que nous restions ici !

" C'est toi que ça va choquer ! Je suis un humain, moi, j'ai la peau dure. Tandis que les elfes, c'est bien connu, ils sont très à cheval sur ce qui est convenable ou pas..."
Il s'élança ensuite en courant le long de la berge, levant les yeux à la recherche d'un arbre. A part les saules vénérables penchés sue l'onde, il n'y avait que de menus bouleaux, mais s'ils escaladaient les flancs de la ravine qui menait à la rivière, sans doute découvriraient-ils rapidement un paysage plus ouvert et peut-être des arbres...

C'est donc dans cette direction qu'il tenta de diriger Victor.
Bien sûr, ils s'éloignaient un peu de la rivière mais... cela lui semblait malgré tout demeurer raisonnable. De surcroit, les elfes partis en quête de la source ne reviendraient pas tout de suite : ils avaient donc le temps. Enfin, puisqu'il avait parlé des dryades à gamin, il se voyait mal ne même pas tenter de lui offrir l'opportunité d'en voir.

Victor était déjà ravi de pouvoir escalader le talus. Il y avait des semblants de sentiers, sans doute creusés par des animaux, mais cela ne l'intéressait pas : il préférait de loin se suspendre aux racines et s'accrocher aux rochers, comme s'il était un aventurier dans une situation périlleuse. Il parvint le premier au sommet de la butte et resta en haut, la main en visière. Quand Taliesin le rejoignit, il découvrit un panorama de collines verdoyantes, arborées pour la plupart, et de chaos rocheux. Il y avait quelques arbres aux environs, dont un chêne magnifique, à une cinquantaine de toises sur la gauche, sans doute prometteur. Un troupeau de biches broutait sur leur droite et s'enfuit en les apercevant.

Il désigna le chêne.
-A mon avis, on a nos chances de ce côté-là.
De toute façon, ils n'auraient pas pu aller beaucoup plus loin...
-Mais il faut y aller prudemment et respectueusement : si cet arbre est bel et bien protégé par une dryade, elle n'apprécierait sans doute pas une charge sauvage...

Victor se le tint pour dit et marcha un moment dans les hautes herbes. Puis il débusqua un lièvre sans le faire exprès, et ne put s'empêcher de le prendre en chasse, déviant dans une tout autre direction. Il décrivit cependant un arc de cercle pour rejoindre la trajectoire de Taliesin.
" Court plus vite que moi." remarqua-t-il, hors d'haleine.
Il recommença à marcher, puis se mit à caracoler. Il cueillit des graminées, dispersa leurs graines, puis découvrit cette étrange plante qui colle aux vêtements, le caille-lait, et se mit à poursuivre Taliesin en lui collant de longues tiges sur le pourpoint.
Pour l'humeur recueillie, c'était mal parti.

Bah, si dryade il y avait, elle ne s'offusquerait sans doute pas des jeux d'un enfant...
Et puis, comme ça, s'ils ne remarquaient rien de l'ordinaire, il aurait une bonne excuse, dirait à Victor qu'il avait peut-être intimidé l'esprit, à caracoler ainsi.
Bref, il n'essaya pas de le réfréner, demeurant toutefois aux aguets, juste au cas où...

En fait, il n'y avait pas un chêne, mais bien trois. S'ils avaient poussé à quelques toises les uns des autres, avec le temps, ils s'étaient rencontrés et leurs branches étaient entremêlées, tout comme leurs racines, formant un entrelacs entre leurs troncs. On distinguait toujours les trois arbres, mais ils formaient une sorte de bosquet à eux seuls, leurs canopées masquant le soleil. En cette saison printanière, leur feuillage vert tendre était particulièrement fourni, et ils étaient énormes, probablement plusieurs fois centenaires. Se glisser sous les premières branches ne fut pas aisé, car ils n'avaient manifestement jamais été exploités et s'étendaient jusqu'au sol. Mille oiseaux piaillaient dans les branchages.

Mais Taliesin ne chercha pas à trop s'approcher. Au contraire, il retint Victor par le bras et se pencha pour lui murmurer :
-Bon, à mon avis, s'il y a un endroit susceptible d'abriter des dryades dans les parages, c'est bien celui-ci. Mais du coup, nous devons être particulièrement respectueux : ce bosquet est leur maison, leur sanctuaire, si bien que nous ne devons pas trop avancer et encore moins escalader sans y avoir été invités. Gardons plutôt nos distances et observons : elles nous apparaîtront si tel est leur bon plaisir et dans le cas contraire, nous devrons respecter leur choix.

Victor et Taliesin firent donc le tour du trio de chênes. On ne voyait pas à l'intérieur de l'étrange caverne qu'ils formaient. Ils eurent l'impression d'être épiés, mais c'était peut-être naturel, vu la vie foisonnante qui avait élu domicile dans le bosquet. Victor finit par s'agenouiller et ramasser un gland dans l'herbe. Il le présenta à Taliesin.
" Est-ce qu'ils sont magiques, les glands des chênes de dryade ?"

Il haussa les épaules.
-Je ne sais pas. Mais je pense qu'il vaudra mieux le laisser en repartant : on ne nous l'a pas offert, après tout.
Peut-être était-il beaucoup trop prudent. Peut-être n'y avait-il absolument aucune dryade dans les environs. Mais pourquoi prendre des risques inutilement ?

" Mais on n'est pas censés savoir qu'il y a des dryades, si ? Imagine que je sois un sanglier ventru... Je le mangerais ! Je suis sûr que Baptiste serait content que nous lui rapportions un gland de chêne à dryades. On n'est pas obligés de lui dire qu'on n'en a pas vu."
Il glissa le fruit dans sa poche.
" Maintenant, on y va ?"
Et sans attendre le barde, il se glissa sous une première branche pour atteindre le coeur du bosquet.

Il leva les yeux au ciel.
-Victor, rassure-moi, s'il te plait : est-ce que tu écoutes, quand je te parle ? Est-ce que tu te souviens de ce que je t'ai dit... il y a seulement quelques minutes ? Non parce que là, je l'avoue, j'ai de sérieux doutes...
Les dryades étaient des êtres plutôt bienveillants, pour peu qu'on ne s'en prenne pas aux arbres. Mais quand même, que Victor fasse à ce point fi de ses recommandations...

" Allez, c'est l'aventure... Sois pas rabat-joie, comme ça..." dit le gamin en disparaissant sous les branches.
Taliesin entendit ses pas crisser sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol, puis il disparut complètement et ce fut le silence. Enfin... si on exceptait les trilles des oiseaux et le bourdonnement des insectes, ainsi que le chant paresseux de la brise dans la ramure des chênes.

Il fallait se rendre à l'évidence : il n'avait absolument aucune once d'autorité sur cette fichue tête de mule.
-Victor, il ne s'agit pas d'être rabat-joie mais d'être respectueux : tu aimerais, toi, que des étrangers rentrent chez nous sans notre permission et fassent comme s'ils étaient chez eux ? Et bien, c'est un peu ce que tu es en train de faire. avec les dryades. Si elles s'en offusquent, il ne faudra pas te plaindre.
Mais bon gré mal gré, il dut s'efforcer de le rattraper.

Il était plus grand que l'enfant aussi eut-il plus de mal à se faufiler dans le dédale de branchages. Il fallait parfois se pencher, parfois enjamber, et il fut finalement contraint de ramper à quatre pattes pour atteindre le coeur du bosquet. C'était un espace aux allures de chapelle, tapissé de feuilles mortes, avec un cercle d'herbe verte absolument parfait en son centre, là où arrivait le soleil. L'air avait une odeur particulière, un peu sucrée, et de la poussière dorée dansait dans l'air. Victor était assis en tailleur au centre du cercle de lumière, le visage levé vers le rond de ciel bleu.
Même sans dryades, l'endroit avait un côté magique...

Ce qu'il ressentait pleinement.
Il s'installa sans rien dire, observa le ciel, lui aussi.
Se laissa imprégner de l'ambiance des lieux.
Peut-être s'agissait-il de la demeure de dryades. Peut-être s'agissait-il d'autre chose.
Mais s'il y avait un maître des lieux, il espérait que leur intrusion ne serait pas mal prise : ils ne faisaient rien de mal, après tout...

Victor paraissait curieusement apaisé, respirant tranquillement, les yeux fermés, au milieu de son rayon de lumière. Taliesin, lui, eut l'impression d'entendre un chant lointain, mais ce n'était peut-être que la brise dans les branches. Quelque chose bougea sur sa droite, mais le temps qu'il tourne la tête, il n'y avait plus rien. Quelque chose bougea à nouveau, cette fois il fut plus prompt, et vit un écurueil qui l'observait entre les branches, farouche mais curieux. Pas de dryades, mais cela ne voulait pas dire qu'elles n'étaient pas là, car elles faisaient partie intégrante de leur arbre, et pouvaient les observer sans prendre forme humaine.
L'elfe eut l'impression que la lumière avait changé, mais c'était peut-être juste l'effet d'un nuage passant devant le soleil. Victor était toujours tranquille, toujours silencieux.

Même sans ses étranges sensations, même sans le chant lointain - qui n'était peut-être que le fruit de son imagination -, il aurait su que quelque chose clochait.
Pourquoi ?
Parce que Victor était resté plus de dix secondes sans parler ou bouger, ce dont il était d'ordinaire absolument incapable - hormis quand il dormait.
Il tendit donc la main, lui secoua doucement l'épaule.
-Allez, bonhomme, il est temps de repartir. Les autres vont s'inquiéter, sinon.
Ce qui était vrai.

Victor ouvrit un oeil.
" Pourquoi ? On est bien, ici."
Il se redressa cependant et suivit le barde. A nouveau, ils se faufilèrent sous les branches, par-dessus les plus basses, écartant les plus fines de leur passage, vers la lumière. Sauf qu'au moment où ils pensaient atteindre la sortie... Ils réalisèrent qu'ils étaient à nouveau dans l'alcôve entre les troncs.

Pour lui, cela ne fit pas de doute : les dryades avaient décidé de leur jouer un tour.
Il n'en fut guère inquiet : ils n'avaient pas maltraité les lieux, n'avaient fait montre d'aucune volonté de nuir, il y avait donc peu de chances que les choses tournent mal.
Mais il était temps qu'une certaine personne prenne ses responsabilités.
-Victor, tu es entré ici sans autorisation et en faisant fi de mes avertissements : à présent, c'est donc à toi qu'incombe la tâche de nous faire sortir.

" Peut-être que si je grimpais dans un des chênes, je pourrais voir par où est la sortie." dit le gamin en prenant appui d'un pied sur une branche.
Celle-ci se déroba et il tomba dans les feuilles mortes, les quatre fers en l'air.
" D'accord, pas comme ça."
Cette fois, Taliesin entendit distinctement quelqu'un glousser.

Lui-même dut se retenir de rire.
-Effectivement, il va te falloir trouver autre chose. Et je suis curieux de voir ce que tu vas imaginer...
C'était vrai. Et il n'était pas plus inquet que précédemment : du moment que les plaisantries des dryades demeuraient bon enfant, pourquoi s'en faire ? Et il n'y avait aucune raison qu'elles deviennent subitement cruelles.

" MADEMOISELLES LES DRYADES, ON VEUT SORTIR !" hurla Victor à pleins poumons.
La brise secoua les branches des arbres, comme pour noyer ses cris, et des glands chutèrent, forçant Victor à bondir en tous sens pour les éviter. Ils étaient cependant trop petits pour lui faire mal.
" Les dryades, c'est un peu des elfes en bois, non ? T'as pas une idée pour plaire à tes cousines ? Si tu leur chantais une ode ?"

-Peut-être que ça marcherait, oui. Mais...
Il lui sourit de toutes ses dents.
-Mais moi, je ne voulais pas que nous entrions sans y avoir été invités. Je te l'ai dit, et je t'ai prévenu que si tu le faisais malgré tout, tu devrais en assumer les conséquences ! Tu ne m'as pas écouté, alors tant pis, c'est à toi de nous sortir de là ! Mais si tu veux un conseil... Ne hurle pas, ne t'énerve pas, fais preuve de courtoisie : sinon, ça ne va pas s'arranger, loin s'en faut.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...