La Couronne de Cuivre

Titus demeura buté, mais Taliesin sentit que rien que le fait d'avoir vitupéré l'avait déjà un peu apaisé. Peu après, alors que le barde avait rejoint son point d'observation, le faune progressait lentement, curieux, en direction de Victor, qui construisait des barrages de cailloux sur le ruisseau. Baptiste, de son côté, bondissait de touffe d'herbe en touffe d'herbe, comme s'il avait trouvé un filon d'or. Cordélia sortit avec un grand carré d'étoffes et de la vaisselle de bois et d'argile, dépareillée.
" On pourrait manger ici. Il fait beau... Inutile de s'enfermer à l'intérieur, non ?"

Il lui sourit largement.
-C'est une excellente idée. Et si tu as besoin d'un coup de main, n'hésite pas à me le dire : je préfère garder un œil sur la marmaille, d'autant qu'il y a déjà eu un petit accrochage sans gravité, mais je pense pouvoir m'absenter quelques instants sans courir de grands risques.

" Pas besoin." dit Cordélia.
Une dizaine de minutes plus tard, ils se rassemblèrent pour pique-niquer au soleil. Victor et Titus paraissaient parfaitement réconciliés, Baptiste était manifestement impatient de retourner à ses herbes, et ils bavardèrent tranquillement, avant que les enfants ne retournent à leurs jeux. Cordélia proposa à Taliesin de laver la vaisselle directement dans le ruisseau. Ensuite, elle prit congé : elle avait envie d'explorer les environs pendant la fin de l'après-midi. Le barde demeura donc avec les trois enfants, tranquille.

Après avoir récupéré sa pipe, sa tabatière et son livre, il s'installa confortablement au soleil.
Il entendait se reposer, lire quelques paragraphes et surtout, continuer à surveiller la marmaille, pour intervenir en cas de nouveau conflit ou pour l'occuper si elle venait à s'ennuyer.
Il doutait cependant que cela advienne.

L'après-midi se déroula sans heurts. Baptiste finit par abandonner son livre, sa besace et sa loupe pour rejoindre les deux autres, et ils passèrent leur temps à créer des barrages et des canaux sur le ruisseau. Malgré leur différence de langue, ils parvenaient à communiquer plutôt efficacement. Baptiste demandait souvent à Titus la manière d'exprimer tel ou tel mot et lui apprenait quelques mots de commun en retour. Victor se contentait très bien des gestes.
De son côté, Taliesin prenait peu à peu la mesure de ce que la conversation nocturne avec le fantôme du mage lui avait apporté. Il progressait plus vite dans sa lecture et avait le sentiment que certaines choses qui lui étaient restées obscures jusque là étaient désormais limpides. Mieux, pour la première fois depuis qu'il avait entamé l'ouvrage, il devinait de réelles applications pratiques dans toute cette théorie subtile. Quelque chose qu'il aurait pu saisir, développer, exploiter. C'était... assez rafraichissant, tout bien considéré.

Rafraichissement et... enthousiasmant.
Le plus dur, en réalité, était de ne pas se laisser entièrement absorber par sa lecture, ses réflexions et ses prises de notes, de garder contact avec la réalité ainsi qu'un œil sur les enfants.
Il y parvint cependant et se réjouit de cette halte : elle aurait été utile à plus d'un titre.

Cordélia revint avec une paire de lapins de garenne sur l'épaule et un sourire tranquille, alors que la journée touchait à sa fin. Les garçons avaient changé d'activité : Baptiste avait embauché Titus pour l'aider dans sa récolte, tandis que Victor grimpait désormais aux arbres, agile comme un écureuil.
Trouvant le barde plongé dans sa lecture, la jeune femme rit.
" Tel père tel fils, je vois."

Il prit un air désolé.
-Même pas. Je leur ai proposé d'aller courir dans les bois, d'aller se baigner à la cascade... Mais non, ils m'ont invariablement repoussé, me disant que j'étais trop vieux pour m'amuser et qu'il valait mieux que je m'en tienne aux activités sérieuses comme la lecture. Je n'ai donc pas eu le choix...

" Et je dois croire ça ? Il n'est pas marqué bécasse sur mon front, maître barde."
Riant, elle retourna vers l'intérieur de la caverne. Elle fut suivie par Baptiste et Titus, la mine embarrassée l'un et l'autre.
" Titus a un truc à te demander." dit le petit humain.
Le faune s'empourpra quand Baptiste lui fit signe de parler.
" Est-ce que tu vas faire de la musique ce soir ? Des chansons ?"

Il sourit. Il fallait croire que son petit récital de la veille lui avait plu...
-Je n'y avais pas songé mais si ça te fait envie et si les autres n'ont rien contre... Aucun souci. Avec plaisir, même.
D'autant plus si c'était la dernière soirée qu'ils passaient avec Cordélia, dont la compagnie avait été particulièrement agréable.

" Je ne sais pas s'ils ont rien contre, dit Titus. Je ne sais pas leur poser la question."
Il eut un sourire embarrassé, puis regarda Baptiste et montra Taliesin avant de hocher la tête. Le gamin sourit à son tour.
" Il voulait te demander chanter, hein ? J'avais deviné. Il imite bien la tête que tu prends quand tu es en train de chanter. Et puis c'est mieux... Si tu racontes Gérard de Berge, il ne va rien comprendre. Sans compter que ça pourrait lui faire peur, un chasseur de monstres."

Pourtant Titus n'était pas un monstre. Les monstres se définissaient non par leur forme mais par leur nature, par leurs actes.
[color=#FFFF6]-Va pour de la musique et des chansons, alors.[/color]
Il le dit en commun... et en sylvestre, précisant au faune que cela allait très bien à Baptiste.

Baptiste finit par les quitter pour gagner les cuisines. Il vira d'ailleurs Cordélia qui revint, penaude, les mains ensanglantées.
" Il ne m'a même pas laissé finir les lapins ! Ce gosse est un tyran domestique, Taliesn ! Tu dois le garder à l'oeil ! Un jour, quand ta vigilance sera endormie, il empoisonnera toute la famille, et personne ne se doutera de rien !"
Elle décocha un sourire complice à Titus mais celui-ci, n'ayant pas compris un traître mot de sa tirade et se souvenant manifestement très clairement de leur rixe de la veille, fit un bond de côté, à la manière des cabris, et s'enfuit dans le sous-bois. Victor s'y adonnait toujours à une activité tout à fait hors de portée du faune : grimper aux arbres.

-Titus, ne t'éloigne pas trop, s'il te plait, lança-t-il d'un ton calme. Ça me rassure de pouvoir tous vous voir.
Puis, à Cordélia :
-En tout cas, tu viens d'expérimenter le phénomène suite auquel j'ai dû passer mon après-midi à travailler plutôt qu'à m'amuser. Tous ces gosses sont des dictateurs en herbe !

Elle rit.
" Tu es bête."
Titus ne s'éloigna pas trop, suivant Victor à la trace tandis qu'il passait d'un arbre à un autre. Pendant un moment, Cordélia le suivit du regard, manifestement peu habituée à ce genre d'acrobaties, mais elle finit par s'en désintéresser. Le ciel commençait à foncer.
" On devrait rentrer, non ? Avec cette créature dans le bois, c'est pas très prudent de rester dehors."

Il secoua la tête.
-Il n'y a plus rien à craindre de lui : Ainhoa a trouvé qu'il commençait à être beacoup trop nuisible et elle lui a réglé son compte. Là, elle est repartie fermer la faille par laquelle il était entré dans notre monde. Rien de dangereux, cependant : c'est juste fatigant, si bien qu'elle devra dormir un certain temps ensuite.

" Ha ha, très drôle. Tu es meilleur musicien que comique, mais c'est normal, un barde, ça ne peut pas être bon en tout."
Elle le dévisagea.
" C'est pas vrai... C'est vrai ? Cette espèce... d'ourse sympathique a tué un monstre ? Je dois avouer que... elle fait un Gérard de Berge très peu convaincant. Je l'imaginais... Beaucoup plus ténébreux. Et puis mâle, aussi, tu vois ?"

Il rit.
-Je ne peux pas croire que toi, tu penses que seuls les hommes peuvent tuer des monstres !
Il sourit.
-Quoi qu'il en soit, je ne mentais pas : la créature néfaste qui nous a poursuivis hier ne nuira plus jamais à personne.

" Ah, je regrette de ne pas avoir pu être là pour voir ça ! La femme à fourrures contre le j'sais pas quoi ! Zut, c'est pas juste. Tu aurais pu me réveiller !"
Elle rit.
" Bon, mais si la soirée est tranquille... On peut rester dehors... Même si le lapin rôti sera moins facile à transporter que mes pains garnis de ce midi."

-Mais cette fois, tu recevras de l'aide.
Il se fit pensif.
-Il faudra que nous lavions tous les ustensiles dont nous nous sommes servis. Ce ne serait pas très courtois de laisser tout ce travail à la maîtresse des lieux lorsqu'elle rentrera...

" Tu ne dois pas t'inquiéter. Nous avons fait nos vaisselles au fur et à mesure, et je suis certaine que Baptiste prend grand soin de la cuisine."
Ce dernier les appela une demi-heure plus tard environ et proposa qu'ils mangent à l'intérieur et qu'ils ressortent ensuite pour l'infusion digestive. Personne ne protesta. Il avait accommodé les lapins à la ciboulette et aux petits oignons, avec des dés de topinambour et de carotte rôtis, et c'était comme de coutume un délice. Titus mangea un petit morceau de lapin mais pas davantage, se rattrapant sur les légumes, Cordélia essaya de convaincre Taliesin de lui confier Baptiste pour l'été, Victor dévora un demi-lapin à lui seul.
Ils ressortirent ensuite pour profiter d'un début de soirée étoilé et tranquille. Titus était un peu inquiet mais se rasséréna une fois que Taliesin lui eut raconté que le maître des bois avait disparu. Il parut stupéfait, et le barde eut l'impression qu'il ne croyait pas à son histoire d'Ainhoa tuant la bête. Il devait parfaitement savoir qu'elle en était incapable. Il eut d'ailleurs l'impression que le faune le regardait désormais avec davantage de révérence.

Il fit comme s'il n'avait rien remarqué : mieux valait que le sujet ne revienne pas sur la table et que Baptiste, malin comme il l'était, ne se mette pas lui aussi à soupçonner la vérité.
Il préféra donc aller quérir sans tarder sa harpe et leur jouer quelques morceaux. Cette fois, il ne s'en tint pas aux chants en sylvestre : s'il les inclut évidemment, il y mêla aussi des airs humains et même elfiques, pour faire bonne mesure. Tous étaient joyeux, légers, même s'il opta pour des choses plus calmes sur la fin de son récital.

Les enfants paraissaient tous très fatigués au terme de son récital. Ils retournèrent dans la grotte sous sa houlette et au moment d'aller dormir, Titus parut hésiter.
" Est-ce que je dois dormir dans ma chambre, ou est-ce que je peux rester avec eux ? Tu crois que je vais les déranger ?"
Il était clair qu'il remettait la décision entièrement dans les mains du barde et qu'il obéirait sans broncher. Il était clair aussi qu'il rechignait à aller se coucher tout seul dans sa petite grotte personnelle.

Il lui sourit.
-C'est vraiment comme tu préfères, Titus. Et si tu souhaites rester, alors ne te prives surtout pas. Tu vas dormir avec nous dans les jours qui viennent, alors pourquoi ne pas commencer dès à présent ?
Il songea alors à la petite pièce qu'Ainhoa lui avait aménagée de son mieux, à ce qu'elle éprouverait quand elle la découvrirait vide et inutile. Sans doute aurait-il éprouvé la même chose si, constatant que Baptiste n'était pas heureux à la ferme, il avait dû le laisser partir...
Et, subitement, il eut un vif élan d'ampathie et de tristesse pour leur hôtesse.

Titus parut ravi d'avoir obtenu son autorisation et rejoignit les deux garçons au milieu des fourrures. Tous trois ensevelis dans la douceur, ils formaient un curieux trio : le blond Victor, à moitié endormi, déjà, Baptiste et ses boucles châtains, encore bien réveillé, surpris mais content de trouver le faune près de lui, Titus et sa tignasse sauvage, couleur châtaigne, aux cornes minuscules et aux traits effilés, la mine émerveillée. Le barde souffla les bougies, plongeant la pièce dans la pénombre. Cordélia était restée dehors. L'âtre diffusait une agréable chaleur orangée...

Il se dirigea également vers l'extérieur. La tentation était grande de recommencer à lire sous la propice lueur des étoiles mais... le risque était trop grand qu'il soit absorbé au point, au final, de se coucher trop tard. Non, il était plus raisonnable de remettre cela à une autre fois et de ce contenter, dans l'immédiat, de fumer paisiblement et d'échanger quelques mots avec Cordélia, pour savoir quelles étaient ses intentions.

La jeune femme lui sourit en le voyant revenir.
" Alors, la petite famille est couchée ?" demanda-t-elle sans ironie.
Elle reporta son attention sur la nuit.
" Vous allez me manquer, tous les trois. J'aurai passé de bons moments sur la route avec vous, même si c'était très court..."

Il semblait donc qu'elle ait pris sa décision...
-Tu vas nous manquer aussi : c'était un réel plaisir de voyager en ta compagnie. D'ailleurs, si tu souhaites faire un crochet avec nous jusqu'à Vauxgrisants, tu ne dois surtout pas hésiter.
Même si l'endroit, y compris les ruines, avaient peu de chances de la passionner.

Elle sourit.
" Tu crois qu'il y a une auberge à Vauxgrisants ? Je ne pense pas forcément repartir tout de suite... et je pourrais m'occuper des gamins pendant que tu creuses..."
Elle haussa les épaules.
" Sinon j'irai jusqu'à Champsdor. Je ne connais pas cette région. C'est sûrement... intéressant."

-Aucune idée de la présence d'une auberge là-bas. Mais qui sait si la personne chez qui nous logerons, la veuve Pomme, ne tient pas une maison d'hôte ? Au pire, elle aura peut-être une chambre à disposition...
Il sourit.
-Mais ne te fais pas de faux espoirs, car tu devras... supporter ma conversation pendant que les gosses creusent. Tu ne pensais quand même pas que j'allais m'infliger si basse besogne ?

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...