La Couronne de Cuivre

Et ce ne fut pas chose facile car la guenaude — si c'était elle — était pleine d'énergie et de malice, et ne lui laissa pas de répit. Elle frappa la coque sans discontinuer, variant les rythmes et la force de ses coups pour éviter d'en faire une litanie hypnotique, se déplaça des pieds à la tête d'Astrée, sur les côtés, partit vers la coquerie pour mieux revenir brutalement vers leur chambre. La druidesse ne parvint pas à dormir plus de quelques minutes d'une traite. Environ une heure plus tard, ou peut-être trois, Mathieu vint se coucher à son tour. Comble de la provocation, il s'endormit presque instantanément en dépit du vacarme. Sa respiration tranquille — il ne ronflait heureusement pas — se mêla aux rythmes percutants de la créature aquatique et le temps s'allongea, douloureusement, tandis que le sommeil fuyait Astrée.
Puis, une éternité plus tard, il y eut un bruit de pas sur le pont et les frappes intempestives s'évanouirent aussitôt. Astrée sombra avant que les elfes ne se manifestent sous le pont.
Et elle s'éveilla beaucoup plus tard. Mathieu n'était plus dans son hamac et la barge était en mouvement. Une délicieuse odeur de gruau flottait dans l'air.

Astrée mit quelques minutes à émerger. Elle s'était endormie trop tardivement, bien au-delà de son heure habituelle, et elle se réveillait bien trop tard. Le jour devait être levé depuis longtemps. Et l'odeur de gruau lui fit réaliser qu'elle avait faim.
Elle s'habilla rapidement et se dirigea vers la coquerie, songeant que ça n'était certainement pas Mathieu qui avait préparé le gruau, mais Gaelin.
Elle se demandait si l'interdiction de sortir était déjà levée, auquel cas elle déjeunerait sur le pont.

Il n'y avait personne dans la coquerie mais il restait du gruau. Cette fois, Gaelin n'avait pas mélangé la base de céréales avec le reste des ingrédients, si bien qu'il y avait moyen de se concocter quelque chose d'intégralement comestible. Astrée entendit que l'on marchait sur le pont. Elle devina aussi le soleil, dont les rayons baignaient les marches de l'escalier. La porte qui menait en haut était restée ouverte, invitant un peu d'été dans les ténèbres. Elle nota enfin que Prince n'était pas resté avec elle, mais elle percevait sa présence non loin, plus près du soleil.

Prince avait dû filer dès que l'interdiction avait été levée. Il avait bien raison d'en profiter. Elle regrettait d'avoir dormi si tard. Mais elle en avait besoin.
Elle ne perdit pas de temps pour se concocter un bol de gruau à son goût, et monta le déguster sur le pont. Elle redescendrait peut-être se faire un thé ensuite. Mais pour l'heure, elle avait juste hâte de sortir profiter de la lumière du jour et surtout de quitter ces deux pièces minuscules. D'autant que le soleil semblait avoir traversé les feuillages, pour une fois.

Le soleil était très timide mais l'air était tiède et Astrée devina qu'on devait être en milieu de matinée. Le capitaine barrait, le jeune elfe l'aidait, Nremyn était invisible et Gaelin vint à sa rencontre dès qu'elle atteignit le pont.
" Bien le bonjour. Il parait que la guenaude vous a fait des misères... J'espère que vous avez pu récupérer un peu après notre retour à bord."
Mathilde lisait vers la proue, tranquille, son bol de gruau posé sur les genoux.

Astrée sourit.
" Oui, j'ai bien dormi, ne vous en faites pas. Mais c'est vrai qu'elle a été pénible... toute la soirée. Heureusement que vous avez fini par rentrer, il n'y avait que ça pour la calmer. C'est tenace, comme créature..."

" Oui, c'est le moins qu'on puisse dire, dit Gaelin avec une grimace. Elles ne suivent généralement pas les elfes, cela dit... Il faudra que vous fassiez attention lors de notre étape de ce soir... mais Nremyn vous donnera les consignes de sécurité. Nous avons aussi décidé, du coup, de ne pas nous arrêter pour les ablutions. Moins vous êtes en contact avec la rivière, mieux c'est, compte tenu des circonstances."

Astrée acquiesça.
" C'est plus sage en effet. Un peu dommage,sans doute, mais je n'ai franchement pas envie de finir dans son estomac. De toute façon, une petite bassine d'eau dans la coquerie me suffit amplement."
Et cela éviterait d'avoir à justifier du fait qu'elle se laverait séparément de Mathilde.
" J'espère que de votre côté, vous avez passé une meilleure soirée que nous..."

" Sans doute." dit Gaelin avec un sourire.
Il n'ajouta rien et se retira vers l'étage inférieur, laissant la jeune femme se trouver une place pour déguster son gruau. Elle repéra alors Prince, sous forme d'écureuil, perché sur un banc non loin de Mathilde. On lui avait déposé une pile de noix et de noisettes dont il se faisait un petit festin.

Astrée sourit, touchée par la délicate attention, et vint s'asseoir près de l'écureuil.
"Tu pourras remercier Nremyn", lui souffla-t-elle doucement.
Elle lui envoya l'image de l'elfe aux cheveux blancs. Mais sans doute l'écureuil le savait-il déjà.
" Bonjour", lança-t-elle ensuite à Mathilde, par politesse.
Elle n'avait pas forcément envie de se lancer dans une discussion dont elle n'était jamais sûre qu'elle soit apaisée, et préférait la laisser à sa lecture, tandis qu'elle déjeunerait tranquillement auprès de Prince.

HRP : on peut pas tous s'appeler Jean-Paul

La fin de matinée se déroula sans événements notables, la barge remontait la rivière à contre-courant, la voile gonflée par un vent discret. Une fois rassasié, Prince grimpa en haut du mât et y demeura, dissimulé quelque part. Mathilde lut sans lever les yeux, concentrée. Astrée était encore fatiguée, la nuit avait très courte, les elfes avaient dû rentrer beaucoup plus tard qu'elle ne l'avait imaginé, mais la guenaude avait troublé sa perception du temps en l'empêchant de dormir. Il n'y avait rien à faire, cependant : la Sylvestre cheminait dans un tunnel de verdure, presque oppressant, luxuriant mais sans ouverture sur un sous-bois ouvert ou une clairière. Un claustrophobe aurait souffert de pareille trajectoire, mais les elfes y étaient manifestement accoutumés. On entendait les oiseaux chanter, le parfum des fleurs était entêtant, mais la vue était le sens le moins utile en pareil endroit, car on ne voyait pas grand chose, juste du vert, du vert, et encore plus de vert...

Astrée, une fois son gruau terminé, descendit un moment dans la coquerie, pour un thé et un petit brin de toilette -à l'eau froide : elle avait besoin de se réveiller.
Elle revint ensuite s'asseoir à la même place,désormais vide. Elle ne se faisait pas le moindre souci pour Prince, devinant qu'il redescendrait sous une forme ou l'autre quand il en aurait envie. Le soleil devait lui manquer, tout de même, mais au moins étaient-ils en forêt. Les bruits et parfums de la nature compensaient un peu l'aspect oppressant du tunnel de verdure.

Elle se demanda, vaguement, si Nremyn passait tout son temps enfermé dans la cabine du capitaine ou s'il lui arrivait de se promener sur le pont... peut-être invisible ? Il était là quand c'était nécessaire, en tout cas. Etait-il parfois pour quelque chose dans le vent qui gonflait les voiles ?

Puis elle laissa ses pensées vagabonder vers Anarion, vers Dymphéa, aussi. Elle se souvenait que la centaure était originaire de la région. Mais elle n'était plus rien ici, et il était inutile de vouloir chercher sa famille, avait-elle dit. C'était étrange aux yeux d'Astrée, mais elle devait l'accepter ainsi.

Elle finit par fermer les yeux un moment, sans vraiment s'endormir, juste pour écouter les chants des oiseaux, percevoir le roulis de la barge, sentir les parfums des fleurs... et se reposer de sa nuit trop courte.

Ce fut l'odeur de la viande grillée qui l'arracha à ses songes. Gaelin avait rallumé le brasero du pont et y faisait griller deux oiseaux. Nremyn était à l'extérieur et avait une conversation animée avec le capitaine, peut-être même houleuse. Astrée découvrit que Prince était monté sur les genoux de Mathilde, qui l'asticotait avec une branche d'arbre tout en lisant son Mystéria. Le soleil, quand il parvenait à se frayer un passage au travers de la ramure des arbres gigantesques, était désormais au zénith.

Astrée s'arracha à sa somnolence et se rapprocha de Gaelin. Elle faillit demander à Prince de la rejoindre, mais renonça : si sa présence occupait Mathilde, après tout...
Pour sa part, elle avait très envie de savoir sur quoi portait la discussion houleuse entre le capitaine et Nremyn, mais bien sûr, ils parlaient en elfique, il était donc inutile de tendre l'oreille. Peut-être oserait-elle poser la question... mais plus tard. Pour le moment, elle se contenta de s'asseoir près du brasero.
" Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ?"

" Pas vraiment, dit-il. Ou alors servir les lentilles... Les bols sont là, la marmite est là. Vous pouvez aussi ajouter les légumes, mais ne mettez pas les jaunes dans vos bols, à vous et à Mathilde. Cela vous gâcherait les deux jours à venir."
Il assortit sa remarque d'un sourire.

" Trop fort pour de pauvres estomacs humains, je suppose, sourit Astrée tout en s'emparant des bols. Dommage, ça avait l'air bon."
Elle répartit équitablement les lentilles dans les bols, les légumes -sauf les jaunes-, mélangea le tout.
" Est-ce que la viande est cuite ? Je l'ajoute par-dessus ? Ou vous voulez la servir après ?"

" Je m'en occupe." dit l'elfe.
Il sortit ensuite ses canards du feu, les découpa adroitement, et disposa un morceau dans chacun des bols.
" Vous pouvez aller servir votre collègue et manger. Je pense que Nremyn voudra vous expliquer les consignes de la soirée ensuite..."
Il jeta un oeil vers le capitaine et son compagnon, dont la discussion se poursuivait sur un mode moins enflammé.
" D'ici là, bon appétit."
Et il s'esquiva vers le gouvernail.

Astrée s'empara des deux bols qui leur étaient destinés et se dirigea vers Mathilde.
" Tenez... Au menu, canard aux lentilles. Ça a l'air délicieux."
Elle s'assit à côté d'elle et ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil vers le gouvernail, se demandant s'il y avait un souci quelconque qui expliquait la discussion animée qu'elle avait surprise. Il faudrait peut-être qu'elle ose poser la question à Nremyn. Enfin, si elle le pouvait.

" Merci." dit Mathilde en posant son livre.
La discussion au gouvernail était terminée, bien que les deux elfes soient toujours côte à côte. Nremyn, cependant, regardait vers l'aval, appuyé au parapet qui entourait le toit de la cabine.
" Il est comique, votre écureuil. C'est assez original, comme compagnon animal. Pas... très pratique, à première vue."

Astrée laissa son regard courir un moment sur l'arrière du bateau, puis sur la rivière en aval, en écoutant Mathilde d'une oreille un peu distraite.
" Il est surtout adorable. Un véritable ami. Et on ne choisit pas vraiment un compagnon animal, vous savez, ça se fait tout seul. Puis pourquoi ne serait-il pas pratique ? Ça se faufile partout, un écureuil, et c'est très discret dans ce genre d'environnement..."

" Je ne sais pas... Vous avez raison. Il doit sûrement vous attirer la sympathie des enfants, plus qu'un gros molosse hirsute... mais j'ai l'impression que les gens de votre art... ou apparentés... ont souvent, je ne sais pas, des oiseaux de proie ou des loups... ou alors des petites bêtes du même genre, mais plus... carnivores, comme des hermines... Celui-ci... Il doit attirer des prédateurs, par exemple... Ça ne doit pas toujours être facile... plus risqué... Après, c'est vrai que certains magiciens ont des rats, non ? Un écureuil c'est plus élégant, c'est sûr."
Il n'y avait rien à voir à l'arrière de la barge, et pas davantage en aval...

" Oui, c'est sûr que c'est plus risqué, pour lui. Il est plus vulnérable qu'un loup ou un aigle. Mais j'apprécie sa compagnie dans mes moments de solitude. Puis je vous l'ai dit, je n'ai pas choisi. A ce moment-là, je devais avoir un besoin inconscient de douceur et d'affection, et c'est lui qui s'est présenté. Parfois, il ne faut pas chercher plus loin... Je ne sais pas vraiment ce qui préside au choix d'un compagnon animal. Peut-être Mielikki a-t-elle estimé qu'il me serait utile. Et ce n'est pas faux : il m'aide effectivement beaucoup lorsque j'escalade des parois rocheuses."
C'était du baratin, tout ça. Mielikki n'y était sans doute pas pour grand-chose puisque c'était un clerc de Lathandre qui le lui avait offert. Mais elle avait depuis longtemps renoncé à comprendre ce qui lui valait l'honneur d'avoir un compagnon aussi exceptionnel.

" Il vous aide sur des parois rocheuses ? s'exclama Mathilde en riant. Je ne l'imagine pas capable de vous retenir si vous deviez glisser !"
L'écureuil pépia une seconde avant d'escalader le genou de la jeune "femme" pour jeter un coup d'oeil dans son assiette.
" Je crois que tu as assez mangé. Sinon tu vas devenir un écureuil joufflu et les faucons seront encore plus intéressés."

Astrée sourit.
" Il est plutôt gourmand, c'est vrai."
Et ce, qu'il soit abeille, cheval ou écureuil.
" Heureusement qu'il compense en bougeant beaucoup. Mais c'est rare qu'il aille piocher dans l'assiette d'une autre personne que moi. Normalement, je lui apprends à se méfier un peu !"
La veille, il n'avait pas laissé Nremyn l'approcher trop, et pourtant, aujourd'hui, il jouait avec Mathilde. Certes, elles partageaient la même cabine, et l'écureuil avait dû en déduire qu'il pouvait avoir confiance... Ou il s'habituait simplement à la situation.

" J'imagine qu'il a été élevé chez les humains ? Il a peur des elfes, en tout cas, dit Mathilde. Je pense que vous étiez encore couchée, qu'il avait envie d'être dehors, il s'est rabattu sur moi. Et puis j'avais des noisettes. Ça fait tout, les noisettes."
Elle le repoussa doucement.
" Va manger chez ta maîtresse, va."
Mais Prince se contenta de se décrocher du bol et alla couiner plus loin, avant de s'enfuir vers le mât pour l'escalader aussitôt.

Donc c'était Mathilde, et pas Nremyn, qui était à l'origine du festin.
Astrée fut quelque peu vexée que l'écureuil préfère filer que venir grignoter dans son assiette à elle, mais il ne devait plus vraiment avoir faim, en réalité. Et puis, d'ordinaire, il savait très bien piquer la nourriture qu'il voulait, sans rien demander à personne. Mais forcément, si Mathilde l'avait amadoué.... elle comprenait mieux son attitude.
" Il a été élevé chez les humains, oui. Mais bon, ce ne sont tout de même pas les premiers elfes qu'il rencontre... On a même très bien connu un demi-elfe. Manquerait plus qu'il soit raciste... "
Elle haussa les épaules. Ce n'était peut-être pas si étonnant, en réalité, s'il venait d'un plan étranger fréquenté par des divinités humaines.
"Va falloir qu'il s'habitue, il y a plus d'elfes que d'humains dans les parages. Et merci pour les noisettes."

" C'était les noisettes du déjeuner, je n'ai fait que partager." dit Mathilde en haussant les épaules.
Elle se tourna vers l'arrière du bateau.
" Nremyn s'intéresse à lui, il le sent, votre animal, alors ça lui fait peur. Ça me ferait peur aussi, je crois, si j'avais attiré l'attention d'un magicien elfe. Je me dirais qu'il y a anguille sous roche."

Astrée regarda en direction de Nremyn, un instant songeuse. Mais elle secoua la tête. L'elfe avait certes deviné beaucoup de choses concernant Prince, mais il lui semblait poussé uniquement par la curiosité. Et vu ce qu'elle savait de Prince, c'était tout à fait normal qu'il éveille la curiosité d'un elfe maniant la magie. Et après tout, c'était grâce à cette curiosité qu'elle était sur cette barge.
Seulement, elle ne pouvait pas en dire trop à Mathilde concernant Prince. Elle devinait déjà bien assez de choses à son goût.
" Nremyn est curieux de connaître mon écureuil, oui, mais je ne pense pas qu'il ait de mauvaises intentions. Après... c'est probable que ça lui fasse un peu peur, en effet."
Il faudrait sans doute qu'elle le rassure à ce sujet. Mais pas tout de suite. Quand elle aurait eu l'occasion d'en discuter avec l'elfe, ou qu'elle le connaîtrait suffisamment pour ne pas avoir le moindre doute sur ses intentions.

" Je suis sûr que les elfes mangent du ragoût d'écureuil, moi." dit Mathilde sur un ton léger.
Puis elle se consacra davantage à son bol. Le mélange était simple, peut-être un peu fade pour un palais humain, mais pas mauvais pour autant, et les portions étaient généreuses. Les deux jeunes femmes terminaient leur repas lorsque Nremyn vint à leur rencontre, les gratifiant d'un sourire tranquille avant de s'asseoir.
" En fin d'après-midi, nous allons faire escale dans un village elfe où vous pourrez, si vous le désirez, descendre à terre. Il y a cependant quelques consignes à respecter. Puis-je vous en faire part ?"

Astrée observa Nremyn avec peut-être un peu trop d'attention lorsqu'il vint vers elles, cherchant à distinguer sur ses traits la trace d'une contrariété, d'un souci, qui aurait pu expliquer sa discussion houleuse avec le capitaine. Mais elle ne vit rien de tel dans son sourire tranquille, aussi se contenta-t-elle de sourire en réponse à sa question.
" Bien sûr," répondit-elle simplement.
Des consignes concernant ce qu'elles avaient le droit ou non de faire et de voir sans doute... ou concernant la guenaude. Mais l'idée de faire escale dans un village elfe faisait subitement passer au second plan cette inquiétude, et elle se sentait impatiente d'être au soir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien