La Couronne de Cuivre

" On est gagné par l'ivresse, on ne s'arrête jamais et on meurt d'épuisement, dit Catus. Je ne plaisante pas. Bien des humains y ont laissé leur vie."
Il mit les poings sur les hanches.
" Mais ces deux-ci sont bien trop saouls pour présenter le moindre risque. Je vais leur préparer quelque chose pour les ramener parmi nous. Nous allons en avoir besoin, incessamment."

Astrée observa les deux lutins avec une petite moue. Encore fallait-il avoir envie de danser avec ce genre de créatures...
" Je peux vous aider, si vous voulez... Ou faire autre chose. Vous me dites. Ah, et je voulais aussi vous demander si je pouvais sortir de temps en temps jeter un coup d'oeil à mon compagnon génasi, qui est resté dehors. Il souffre d'un mal qui l'empêche d'agir et de faire quoi que ce soit seul... Je voudrais juste vérifier de temps en temps s'il va bien. Même s'il n'y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas..."

" Vous pouvez, si vous voulez, dit le satyre en haussant les épaules. Dans l'immédiat, à part préparer le matériel, il n'y a rien à faire. Quand vous rentrerez, je vous donnerai vos fournitures, puis je vous parlerai un peu des feys."
Astrée put donc sortir et retrouva Kalju exactement là où elle l'avait laissé, debout, immobile, comme s'il était un des nombreux arbres qui parsemaient le campement. Elle put néanmoins voir que celui-ci s'était fortement vidé. Il y avait toujours des satyres, quelques fées graciles, des créatures plus petites, gnomes ou pixies, mais plus aucun centaure.

Ainsi, les combats avaient commencé. Elle espérait que Raevan n'y serait pas mêlé. Il s'était approché de ce qui ressemblait fort à la table de commandement, et peut-être lui avait-on confié certaines responsabilités, ou en tout cas un rôle sur le terrain. C'était tout à fait dans ses capacités, après tout. Elle espérait juste qu'il ne serait pas blessé, ou pire...

Elle eut une pensée compatissante pour Mathieu qui faisait des tâches nettement moins passionnantes que les siennes, et espéra qu'il aurait la patience de rester positif et courtois tout le long de son service. Rien n'était moins sûr, malheureusement.
Puis elle revint à l'intérieur, pressée d'entendre tout ce qu'elle pourrait apprendre sur les feys. Car après tout, elle n'y connaissait rien...

Maître Catus l'accueillit dans l'espace central de la tente et lui remit un tablier. Celui-ci était muni d'une grande poche, dans laquelle Astrée trouva trois fioles, deux bandes roulées, un petit couteau, ainsi que quatre ustensiles emballés dans de la mousse.
" Fiole bleue, avec ce symbole, c'est pour les centaures. Usage externe, uniquement. Fiole rouge, avec ce symbole, pour les feys, aussi en usage externe. Celle-ci, la jaune, c'est pour atténuer la douleur, uniquement chez les feys. Les centaures refusent qu'on adoucisse leur souffrance, et ils sont tout à fait capables de se tenir tranquilles et silencieux, même dans les pires situations. Ce couteau, c'est pour couper les bandes. Jamais pour les plaies. C'est de la bande sans fin, elle se régénère au fur et à mesure que vous l'utilisez. Côté vert contre les plaies, côté gris à l'extérieur. Vous pouvez les utiliser avec les feys et les centaures, mais pas pour des créatures plus petites ou des créatures végétales ou aquatiques. Dans ces mousses, vous trouverez une pince, un scalpel, un écarteur et une aiguille. La mousse les protège. Vous devez les amener au bassin argenté quand vous les avez utilisés et vous en recevrez des propres."
Il la dévisagea.
" Des questions ?"

Astrée essayait d'assimiler les informations au fur et à mesure, tout en rangeant soigneusement les ustensiles et produits au fur et à mesure qu'elle les identifiait.
Elle secoua la tête, machinalement.
" Non, ça devrait aller..."
Mais elle resta silencieuse un instant, concentrée, se répétant mentalement les gestes associés aux ustensiles qu'on lui fournissait. Il valait mieux étudier sérieusement toutes les éventualités pour ne pas se trouver prise de court ensuite.
" Ah, si... L'aiguille, est-ce que c'est pour recoudre des plaies ? demanda-t-elle finalement. Avec quel fil ?"

" C'est une aiguille magique, elle génère son fil à mesure que vous en userez, et en fonction de la créature sur laquelle vous l'utiliserez. N'oubliez pas de changer d'ustensile pour chaque nouveau patient... Parfois, dans le feu de l'action, on a tendance à oublier, mais c'est vraiment crucial. Cela dit, j'ai bon espoir que quelques pixies viennent nous prêter main forte. Vous pourrez en avoir un comme assistant et il ira faire ce genre de choses pour vous."
Il l'entraîna vers une nouvelle alcôve, où reposait une jeune femme endormie. Elle avait des traits elfiques, une taille humaine, rien ne la distinguait clairement d'un elfe ordinaire.
" Les feys... sont ceux de notre monde qui sont issus des elfes, ou plutôt inversement. Vous en avez rencontrés plusieurs déjà, notamment Viv, mais la plupart des guerriers du Seigneur Chêne en sont. Certains ont des ailes, d'autres pas, et quelques uns ont des cornes ou des bois, il n'y a pas vraiment de règle en la matière. Physiquement, ils ressemblent aux elfes, en un peu plus parfaits. Ils ont continué à évoluer dans ce monde, et non dans le Plan Matériel, c'est pourquoi ils sont plus riches en magie. Ils sont... plus purs, pourrait-on dire, mais c'est un mauvais choix de termes. Disons que la voie des elfes et la voie des feys ont divergé autrefois, et que chacun a été marqué par le monde où il a cheminé. Vous aurez, en les voyant, toujours un peu le sentiment qu'ils sont irréels. Eux-mêmes ont ce sentiment d'être l'élite, aussi ne sont-ils pas des patients très faciles... sauf quand ils dorment."

Astrée sentit ses lèvres s'étirer en un demi-sourire.
" Je vois..."
Ils pouvaient être encore plus arrogants que certains elfes de son monde, certainement. Ou que certains centaures de sa connaissance. Mais le sentiment de merveilleux qu'elle ressentait en les voyant la poussait toujours à avoir une attitude empreinte d'humilité : face à des êtres si parfaits, on se sentait forcément un peu inférieur.
Elle se demanda si Dimitri était l'un d'eux. C'était certainement le cas. Mais dans ce cas, pourquoi avait-il pris un aspect humain totalement banal, et non elfique ? Était-ce son choix, pour ne pas risquer d'être reconnu ? Ou était-ce malgré lui, quelque chose qui lui avait été imposé ?
" Donc je dois m'efforcer d'être très respectueuse, très patiente... et très efficace avec eux, encore plus qu'avec les centaures", résuma-t-elle avec un sourire.

" Oui et non, dit le satyre, en lui rendant son sourire. Dans la souffrance, les feys sont plus semblables à vous et moi que les centaures. Il y a des variations, bien sûr. Mais de manière générale... Ne vous souciez pas de votre attitude. Soignez-les comme vous le pouvez. Pour les centaures, c'est plus dangereux, simplement. Un mauvais coup de sabot est potentiellement mortel. Il faut être plus vigilant autour d'eux."
Un curieux petit être entra soudain en claudiquant dans la tente. Il était vêtu d'une tenue de voyage en cuir sombre, avait de longs cheveux blancs et une barbe à l'avenant, et un oeil unique, au beau milieu du front.
" Ah. Gluznir."
Le satyre et le nouveau venu échangèrent quelques mots, puis le nain claudiquant s'en fut.
" Nous devrions accueillir nos premiers blessés d'ici peu de temps. Je vais essayer de nous trouver des pixies."

Astrée réalisa que les combats devaient être tout proches, pour que des blessés soient déjà attendus.
Elle suivit du regard le nouveau venu, un peu intriguée, mais ne posa pas de question. Il parlait certainement le commun, sans quoi Maitre Catus ne lui aurait pas dit d'aller le trouver pour le matériel.
" D"accord, fit-elle simplement en réponse au satyre. Pendant ce temps... Est-ce qu'il y a quelque chose qu'il faut faire pour cette jeune femme ?"

" Non. Elle a déjà tout ce dont elle a besoin. Familiarisez-vous avec les lieux ou prenez une dernière fois l'air. La nuit sera longue."
Il s'approcha de la sortie.
" Je vais aller vous chercher quelque chose à manger, aussi... Vous en aurez besoin."

" C'est une bonne idée. Merci..."
Il avait parlé de nuit... Qui, en l'occurrence, n'était pas encore tombée. Sa mission s'annonçait longue et fatigante, mais elle l'accomplirait avec plaisir. Elle espérait que ses compagnons, eux, pourraient se reposer un peu. Mathieu, certainement : ils n'allaient pas faire la vaisselle jusqu'au petit matin. Quant aux autres, elle ignorait tout de l'endroit où ils se trouvaient et des tâches qu'on leur avait attribuées.
" Si on doit y passer la nuit, je vais aller installer K...Calaan dans une position confortable avant que les blessés arrivent. Est-ce que vous savez où je pourrais éventuellement lui trouver une couverture ? Dans la réserve, peut-être ? Enfin, sauf si c'est strictement réservé aux blessés..."

Mais Catus lui donna une couverture et elle put sortir rejoindre Kalju. Elle réalisa alors que, contrairement à ce qu'elle avait pu imaginer, la nuit était bel et bien tombée. Elle était d'ailleurs très noire et le couvert d'arbres empêchait de voir le ciel. Par contre, le campement était illuminé de mille feux : des êtres lumineux circulaient ça et là, petits comme des lucioles ou gros comme des chouettes, et il y avait de nombreux lampions, accrochés un peu partout. Les lieux étaient silencieux mais on devinait quand même un petit air de fête, comme si chacun s'attendait à célébrer une grande victoire plus tard dans la soirée.
Une fois Kalju installé dans le sous-bois voisin, sous sa couverture, Astrée put regagner la tente du dispensaire. A l'entrée l'attendait une fée minuscule aux ailes de libellule. De près, sous un lampion, Astrée reconnut un pixie, femelle cette fois, qui l'accueillit en volant en cercles.
" Je suis Aghdea, annonça la petite créature d'une voix incroyablement aiguë. Je suis ton assistante !"
Elle avait l'air ravie et surexcitée.

Astrée était tout aussi ravie, et enthousiaste, à défaut d'être aussi surexcitée que la pixie. Elle lui sourit largement.
" Bonjour Aghdea. Je m'appelle... Séléna".
Il fallait qu'elle s'y face. Pourquoi donc avait-elle choisi le nom de sa soeur, qu'elle n'avait pas vu depuis ses quinze ans et avec qui elle n'avait rien en commun ? L'esprit avait parfois des réminiscence bien étranges... Mais au moins était-elle sûre que le prénom attirerait son attention chaque fois qu'on s'adresserait à elle.
" Tu connais sûrement mieux les lieux que moi, non ? Ou bien est-ce qu'il faut que je te fasse visiter ?"

" Ben non, j'connais ! s'exclama la pixie en riant. Tu crois pas que maître Catus laisserait rentrer n'importe quel grig dans sa tente, quand même !"
Elle gloussa de plus belle.
" J'espère qu'on aura au moins un beau chevalier fey, ce soir... Ou un noble seigneur... Tu sais que si tu les soignes bien, après, parfois, ils exaucent un de tes voeux.... Ou ils te demandent en mariage et ils t'emmènent à la Cour... ou dans leur château fantastique... Alors faut qu'on fasse ça bien, toi et moi."

Astrée rit à l'unisson de la pixie.
" Ouah... Une demande en mariage et un château romantique ? Carrément ? Bon, en fait, je ne crois pas que j'aie envie d'être demandée en mariage ce soir. J'ai... heu... potentiellement d'autres projets sentimentaux, à mon retour dans mon monde ! "
Des projets... ? Elle se sentit rougir et se gourmanda intérieurement. Il n'y avait rien qui soit le moins du monde réaliste. Il valait mieux ne même pas y penser.
" Après, sait-on jamais... je veux bien croire qu'ils sont irrésistibles. Et puis, sinon exaucer un vœu, c'est pas mal non plus..."
Ses vœux les plus chers concernaient Dimitri, mais elle savait qu'elle ne devait à aucun prix y faire allusion.
" Et donc, on va s'appliquer ! Et je compte sur toi pour m'avertir si je ne fais pas les choses correctement... Et c'est toi qu'ils demanderont en mariage, comme ça..."

" Moi ? Tu as vu ma taille ? Ça n'arrive que dans les contes de Gisombre, ça, et ça finit toujours atrocement mal."
Elle secoua la tête, puis s'approcha d'Astrée et lui souleva les cheveux, admirative.
" Tandis que toi, tu es une humaine... Ça c'est très classique, dans les histoires de Féérie. Pas dans les contes. Dans les vraies histoires."
Elle se glissa près de son oreille et murmura.
" Après, si tu tapes dans l'oeil de l'un d'entre eux, je te montrerai une jolie cascade où tu peux aller te baigner et... tu verras, ça marche toujours !"

Astrée rougit franchement, cette fois-ci.
" Hey, je trouve que tu vas un peu vite en besogne ! Je n'en ai encore vu aucun, je ne sais même pas s'ils me plairaient... et puis, je sais bien qu'il y a des contes qui racontent tout un tas de choses... mais en réalité, franchement, qu'est-ce qu'un grand seigneur de Féérie ferait d'une humaine ? Ils sont tellement... tellement..."
Elle secoua la tête, cherchant comment exprimer son sentiment d'infériorité.
" Tellement au-dessus de nous," fit-elle d'un ton un peu désabusé, en songeant à Dimitri.

" Ben c'est justement là que se trouve tout le côté formidable de l'affaire, non ? A quoi ça sert, sinon, de rêver ?"
La pixie haussa les épaules.
" Comme dit l'adage... Si tu vises la lune, tu tombes quand même dans les étoiles. Quelque chose comme ça.
— Qu'est-ce que c'est que ces bavardages ? intervint Maître Catus. Aghdea, tu es encore en train de pérorer alors que nos valeureux approchent ?"

Astrée se sentit rougir, même si le reproche s'adressait à son "assistante".
D'un autre côté, il lui avait dit qu'elle pouvait prendre le temps de faire une pause, c'était donc ce qu'elle faisait... Mais elle allait, bien sûr, se remettre immédiatement au travail.
" Hum... Désolée... Il faut qu'on prépare des choses, c'est ça ? Des lits, des couvertures ?"

Le satyre n'eut pas le temps de répondre car il y eut un fracas au dehors et un appel, en sylvestre. Pas besoin de le comprendre parfaitement pour savoir qu'il s'agissait d'une demande d'aide. A l'extérieur, une licorne de couleur verte s'était arrêtée, et en travers de son dos gisaient trois petites silhouettes immobiles, féminines et humides, d'une vague couleur bleue.
" On va les transporter à l'intérieur, directement dans le bassin." dit Catus en saisissant délicatement la première.
Astrée l'imita, soulevant une petite femme aux longs cheveux blonds, très svelte, à la peau glissante. A l'intérieur, le satyre la guida jusqu'à un grand bassin et il y déposa la créature, qui y flotta, inconsciente. Il ressortit aussitôt.
" Mets-la dans l'eau, dit Aghdea, nettement moins excitée. Elle ne peut pas vivre longtemps en dehors."

Astrée obtempéra immédiatement, et resta quelques instants à contempler la créature féminine qui flottait, inconsciente.
Maitre Catus allait certainement apporter très rapidement la troisième, aussi ne se précipita-t-elle pas tout de suite au-dehors.
" Qui sont... de quelle race sont ces femmes ?", demanda-t-elle à la pixie. Est-ce que tu sais s'il faut faire quelque chose pour les soigner ou juste attendre ?"

" Ce sont des asrais... On a dû empoisonner leur source... mais elles vont retrouver leurs forces dans notre eau pure... La source, c'est une autre histoire, mais ce n'est pas pour ce soir." dit Maître Catus en apportant la dernière.
Déjà, l'une des trois papillonnait des yeux et lorsqu'elle reprit conscience, ce fut pour plonger au fond du bassin. Catus se retourna vers le korrigan qui venait d'entrer.
" Tip, amène un peu d'algues et de nénuphars. Nos invitées sont timides."
Mais il y avait à nouveau du bruit dehors, et un centaure pénétra au galop dans la tente, portant un jeune satyre qui avait une flèche noire dans l'épaule. Suivit un second centaure qui soutenait un troisième, boitant, le paturon avant gauche brisé. Et ce fut la déferlante. Des feys, des centaures, des licornes et d'autres créatures étranges, parfois végétales, parfois animales, parfois élémentaires, se succédaient dans le dispensaire pour ramener des blessés, surtout des feys, parfois des créatures plus petites, quelques centaures, généralement plus gravement blessés.
La druidesse dut recoudre le flanc éventré d'une centaure femelle qui demeura immobile, comme de pierre, pendant toute la procédure, puis elle alla aider Catus à retirer une centaine de dards acérés qui s'étaient plantés dans le dos d'un fey dont les ailes de papillon avaient été complètement déchiquetées. Un autre centaure arriva, le visage en sang, un oeil en moins, puis un fey à moitié carbonisé que la douleur faisait hurler. Il y eut du renfort, d'autres feys et d'autres satyres, mais Astrée était sans cesse sollicitée, il semblait y avoir des dizaines et des dizaines de blessés...

Elle s'obligea à rester toujours alerte, concentrée, disponible. Ces créatures revenaient de combats, elles avaient besoin de soin mais aussi d'attention, de compassion, de douceur.
Comme Maitre Catus l'avait suggéré, elle s'occupa en priorité des créatures qu'elle reconnaissait, feys et centaures en particulier. Elle allait d'un blessé à un autre, recousant une plaie, ôtant des dards, remettant des membres en place, en s'appliquant bien à changer d'aiguille ou de pince ou de scalpel après chaque intervention. Elle confiait ses ustensiles usagés à Aghdea, lui réclamant divers onguents et baumes, la laissant virevolter en tout sens : la pauvre devait être aussi épuisée qu'elle-même.
Elle avait totalement oublié les bavardages frivoles de la soirée, n'avait aucune conscience de l'heure qu'il était ni du temps qui passait, et oublia totalement de se préoccuper du sort de Kalju ou de ses compagnons, et quasiment de manger -elle grignota très rapidement le petit en-cas apporté par Catus, quelque part au milieu de l'effervescence, pour ne pas s'écrouler. Elle était concentrée uniquement sur l'instant présent, et son objectif était simplement de soulager au maximum les blessés qui arrivaient par dizaines.
Elle s'interdisait de flancher, elle n'avait pas le temps de faire des pauses, même si elle s'obligeait à boire un peu d'eau de temps en temps, pour souffler un instant.

Elle travaillait déjà depuis des heures, à peine capable de garder les yeux ouverts, sans la moindre idée du nombre de blessés qui étaient passés entre ses mains, lorsque deux centaures pénétrèrent dans la tente, harassés. Ils transportaient un chevalier fée au plastron défoncé et au visage exsangue, dont les entrailles violacées apparaissaient entre les plaques d'armure. Un des korrigans le fit porter dans une des alcôves qui venaient de se libérer, mais Astrée était la seule des guérisseuses disponibles, car Catus était en train d'essayer de sauver un homme arbre qui avait été attaqué à la hache, et une douzaine de pixies gravement brûlés étaient pris en charge par une des feys venues en renfort. Aghdea regarda la druidesse avec des yeux agrandis de frayeur, mais elles ne pouvaient pas reculer. A voir l'entourage qui demeurait autour du chevalier, c'était quelqu'un d'important. Les centaures paraissaient hésiter à se retirer et un satyre en pleine crise de panique courait autour de la couche en s'arrachant des poignées de cheveux.

Astrée avait blêmi, elle aussi. L'inconnu semblait dans un sale état, et son instinct la poussait à lancer immédiatement un sortilège de soins. Il y avait urgence...
Mais non : elle devait absolument prendre le temps de l'examiner d'abord. Ne pas risquer de provoquer une catastrophe, même si elle était quasiment persuadée que cela fonctionnerait. C'était en dernier recours.
" Si son état est trop grave, souffla-t-elle à son assistante tandis qu'on installait le blessé, je peux tenter un sortilège, mais je t'enverrai demander à Maitre Catus s'il l'autorise... On va déjà l'examiner."
C'était indispensable avant de prendre la moindre décision, et elle commença par s'approcher d'un pas rapide, se glissant entre les centaures qui demeuraient sur place. Elle s'efforçait d'afficher une expression calme et confiante. Il semblait avoir perdu pas mal de sang, et il lui fallait voir de plus près sa blessure.

Pour l'heure, la présence du satyre, des deux centaures et bientôt d'une nuée de pixies et de deux feys, une femme et un homme, rendait tout examen impossible : il n'était même pas possible d'approcher la couche où agonisait le chevalier. Aucun ne prêtait attention à Astrée, d'ailleurs, ils étaient tous rassemblés autour du blessé. Il allait falloir qu'elle les mette dehors... d'une manière ou d'une autre.

" Laissez-moi passer, intima-t-elle d'une voix forte en se glissant aussi près que possible de la couche.
Elle affichait une autorité qui ne lui était pas naturelle, mais qui était une comédie nécessaire, elle le savait. Il lui fallait envoyer ailleurs tout ce beau monde, et elle commença par le satyre paniqué, l'arrêtant dans sa course d'une poigne ferme.
" Arrêtez ! Vous qui courez... Est-ce que vous pouvez aller chercher de l'eau ? Il aura soif à son réveil."
Puis elle se tourna vers les centaures.
" Je vais le soigner, mais j'ai besoin de place. Il faut que vous attendiez à l'entrée de la tente... L'un de vous peut rester pour m'expliquer les circonstances de la blessure, si vous le pensez utile, mais tous, c'est trop,ajouta-t-elle d'un ton ferme en parcourant l'assemblée du regard, s'adressant aux feys autant qu'aux centaures.

Si le satyre fila sans demander son reste, les autres parurent stupéfaits de son intervention. Les centaures firent mine de sortie, les pixies s'égaillèrent en tous sens, mais les deux feys demeurèrent en arrière. L'homme darda sur elle un regard venimeux.
" Si vous croyez que je vais laisser une créature dans votre genre le toucher, vous rêvez." lâcha-t-il, le ton empli de glace.
Il portait également une armure, bien qu'elle semblât immaculée. Deux ailes irisées vibraient légèrement dans son dos, peut-être un signe de mauvaise humeur.
" Va chercher Catus." ordonna-t-il à la femme qui le flanquait, et elle sortit vivement.
Derrière lui, le chevalier blessé poussa un gémissement abominable. Son sang, plus rouge que celui d'un être humain, coulait déjà en ruisseaux sur le sol.

" Il arrivera trop tard, répliqua Astrée. Il faut stopper l'hémorragie tout de suite !"
Elle avança d'un pas dans la direction du feys, fixant le sang qui coulait, alarmée. Elle releva les yeux pour croiser le regard de son interlocuteur.
" Vous me laissez faire ou vous le faites ?"
Elle poursuivit son avancée sans attendre davantage, certaine que son vis-à-vis ne connaissait pas les gestes à faire. Il y avait urgence et elle n'avait pas l'intention de le laisser s'interposer.

La Couronne de Cuivre

[Féérie] Sur la piste de Kaljivahu...