La Couronne de Cuivre

-Hubert !
Une voix qu'il n'avait pas cru pouvoir réentendre avant longtemps mais qu'il entendait cependant pour la deuxième fois ce jour-là : celle de Roxane qui avait semblé guetter son retour et qui, en tout cas, s'approcha sitôt qu'il se fut suffisamment avancé dans la salle commune.
-Oh, merde, ça s'est mal passé... lâcha-t-elle en avisant sa mine et surtout sa mise.

Il la regarda avec un sourire incertain, presque surpris de la trouver là, puis soulagé. En même temps, si Giovanni était rentré, c'était normal qu'elle y soit parvenue, elle aussi.
" Nous avons eu un petit pépin... dit-il. Est-ce que... est-ce que tu sais où je peux trouver Albérich ?"
S'il ramenait Thibault avant que les gens sachent, ce serait comme si rien ne s'était passé... C'était illusoire, mais il ne pensait pas complètement droit.

L'inquiétude se peignit sur son visage et elle resta un instant à l'observer, hésitante. Mais elle dût estimer qu'il valait mieux ne pas poser de questions car elle se contenta de secouer la tête avant de répondre :
-Non, je suis désolée, cela fait un bon moment que je ne l'ai pas aperçu... Mais peut-être Marthe pourrait-elle te renseigner... Elle est au chevet d’Étienne : veux-tu que je te montre où on l'a installé ?

Hubert la regarda, indécis.
" Ah... Etienne... Il doit être furieux..."
Il soupira.
" Oui, j'imagine que oui... Marthe saura peut-être..."
En le disant, il réalisa cependant que les chances que la juge sache étaient très maigres. Si elle était au chevet d'Etienne, elle n'était fatalement pas à celui d'Albérich... ce qui signifiait que le Luménien s'était probablement retranché quelque part et qu'il allait falloir le chercher. Il ne s'en sentait pas du tout l'énergie.

Roxane le conduisit jusqu'à la pièce en question mais le laissa y entrer seul. A l'intérieur, le paladin découvrit Étienne, étendu, visiblement endormi, et une certaine juge qui, si elle avait emporté un livre, semblait avoir renoncé à le lire.
-Hubert... souffla-t-elle.
Elle se leva, le rejoignit.
-Il est arrivé quelque chose de grave, n'est-ce pas ?

Hubert acquiesça.
" Thibault est mort, dit-il. Mais j'ai ramené le corps. Je cherche Albérich. Il pourra le relever."
Il se tourna vers le chevalier endormi.
" Comment va-t-il ? Il n'a pas encore repris connaissance ?"

Sous le coup de la mauvaise nouvelle, Marthe mit un certain temps à lui répondre.
-Non. Je pense qu'il a fort peu dormi au cours de son incarcération et;.. que son corps a décidé de reprendre les choses en main. En tout cas, il n'a pas l'air blessé...
Son regard, un instant tombé sur le jeune chevalier, revint à Hubert.
-Et je ne sais pas où est Albérich, malheureusement. Mais nous avons discuté il y a... une grosse demi-heure, peut-être. Ton retour va lui faire du bien...

Hubert secoua la tête.
" C'est un retour avant un nouveau départ." murmura-t-il, à moitié pour lui-même.
Il fronça les sourcils.
" Etienne va être d'humeur massacrante, j'imagine qu'on t'a prévenue. Il ne voulait pas partir. Il sera furieux. Mais j'assumerai : c'est moi qui l'ai assommé, c'est moi qui ai décidé de le ramener contre son gré."

-Et tu as bien fait, dit-elle sans hésitation. Si j'avais été avec toi, je t'aurais encouragé à agir en ce sens... Il a beau s'en défendre, Etienne est... au moins une partie de l'âme de la Communauté, ne serait-ce que parce qu'il en est à l'origine. Le savoir avec nous fera du bien à nos compagnons et, j'en suis sûre, aidera ceux qui sont ncore captifs à tenir le coup, à garder l'espoir d'être avant longtemps secourus.
Sa mine se fit subitement plus soucieuse.
-Mais rassure-moi : tu n'entends pas... ressortir immédiatement, tout de même...

" Non, dit le paladin en secouant la tête, songeant à son parcours stupide de la journée, dont il faudrait qu'ils parlent, une fois le conseil réuni. Mais je ressortirai immanquablement. C'est ma voie qui l'exige."
Il lâcha un léger soupir, eut un sourire triste.
" Je vais me mettre en quête d'Albérich. Ensuite... Sans doute devrons-nous parler... de la suite."

-Oui...
Elle pinça les lèvres.
-Mais attendons qu'Albérich et toi soyez un peu remis. Certes, notre situation est peu brillante et l'avenir plus qu'incertain. Cependant, débattre de la suite alors que le pessimisme, l'affliction et cet horrible sentiment d'impuissance prédominent, je ne suis pas certaine que cela soit très constructif.

Hubert la dévisagea, faillit dire quelque chose, mais s'abstint.
Il ne savait pas ce que voulait dire "être remis". Il n'était pas certain qu'il puisse encore se remettre. Le sceau était rompu et Ezéchiel était mort. Il fallait aller de l'avant, pas traîner en arrière. Mais il ne dit rien, se contentant d'acquiescer, et sortit.
Il songea qu'à défaut d'Albérich, il pouvait peut-être chercher les enfants, déjà. Ils avaient dû s'inquiéter de son absence, eux aussi. Il n'avait pas pensé une seule fois à eux, pendant son escapade. Pas une seule fois à Albérich, ou presque, non plus. Il y avait des enseignements à tirer de cela. Des enseignements sur lesquels il devait agir au plus vite. Mais pas tout de suite. D'abord les rassurer.

Ses écuyers, cependant, n'étaient visibles nulle part dans la salle commune : ils n'étaient pas en compagnie de Gabriel, contrairement à leur habitude.
Il n'eut toutefois pas l'opportunité de s'interroger longtemps à ce sujet : Roxane l'aborda à nouveau.
-Bon, à te voir, je déduis que Marthe n'a pas pu t'aider... fit-elle. Du coup, mes recherches n'auront pas été inutiles : on a vu Albérich se diriger vers l'un des jardins. Celui où poussent des plantes médicinales, si j'ai bien compris.

" Merci." dit Hubert.
Il prit cette direction, toujours dans sa brume, comme présent sans l'être. Il devinait qu'Albérich était inquiet de son absence, de l'état dans lequel il était parti, aussi, et qu'il s'excuserait, et que le Luménien lui pardonnerait, comme toujours, qu'il promettrait de faire mieux la prochaine fois, et qu'en réalité, il ne le ferait pas. Cela ne pouvait plus continuer comme ça.
Mais Thibault était mort, ce n'était pas le moment. Ce serait déjà un choc pour le Luménien, et il faudrait l'amener à accepter de le relever. Peut-être valait-il mieux ne rien dire, dans un premier temps, et le mettre devant le fait accompli.
Il le trouva, comme l'avait dit Roxane, dans les jardins. Il en revenait, en réalité, un verre à la main, et Hubert sentit l'odeur de l'alcool avant même qu'ils ne soient l'un en face de l'autre. Albérich avait le regard un peu fixe, mais il lui sourit, et ils s'étreignirent un long moment sans rien dire. Là encore, il n'y eut nulle remarque sur sa mise.
" Je suis heureux que tu sois rentré." murmura le clerc, contre son épaule, et le paladin ne put s'empêcher de fermer les yeux, brutalement accablé.
Il ne méritait pas cette angoisse, cet amour, cette capitulation immédiate face à ses manquements, avalés dans le soulagement.
Le Luménien finit par se détacher de lui et l'observer, les sourcils froncés. Il réfléchissait plus lentement, abruti par ce qu'il avait pris. Une seconde, Hubert eut envie de le secouer, mais il s'abstint. Il était responsable de cette situation, il en était conscient.
" Tu as été blessé... Tes vêtements... Il s'est passé quelque chose ?
— Oui. Thibault a besoin de ton aide. Viens."
Albérich parut défiant, puis son visage retrouva une étrange placidité, et il acquiesça.
" Où est-il ?
— En bas."
Ils firent demi-tour et repartirent vers les caves. Hubert espéra que le Luménien resterait silencieux, mais il n'en fut rien.
" Tu as utilisé le phylactère ?
— Oui. Je me suis transformé en griffon, comme tu l'avais fait.
— C'est bien. Et vous avez sauvé Etienne. C'est formidable.
— C'était... notre objectif, au départ.
— Certes. Mais vous avez réussi, ce n'est pas rien."
Hubert eut envie de lui parler de la rupture du sceau, de ce qu'il avait ressenti alors, mais ce n'était pas le moment. Albérich était à moitié présent, seulement. Compte-tenu du choc qu'il ressentirait sous peu, ce n'était peut-être pas une mauvaise chose...

Ils atteignirent la petite pièce du sous-sol où reposait le corps.
Elle était désormais éclairée par une torche magique fichée dans une applique murale.
C'était Giovanni qui l'avait placée là et il se trouvait toujours à côté, assis par terre, observant d'un regard absent le clerc terrassé.
Toutefois, sitôt qu'il aperçut les nouveaux venus, il se leva et fit mine de s'en aller sans prononcer un mot.

Mais Albérich s'était immobilisé dans l'embrasure de la porte, Hubert juste derrière lui, bloquant le passage du barde. Le clerc semblait ne même pas le voir, les yeux agrandis fixés sur Thibault. Il resta paralysé de longues secondes, le souffle suspendu.
" Il est mort, lâcha-t-il finalement.
— Oui." répondit doucement Hubert.
Albérich hocha lentement la tête, sans rien dire, puis fit un pas en avant, libérant le passage si Giovanni voulait l'emprunter. Le clerc nicha son visage entre ses paumes, figé à nouveau. Le paladin posa une main sur son épaule, ne fit rien d'autre. Surtout pas des mots creux qui provoqueraient l'embrasement. Même assommé, le Luménien était fébrile, il le sentait sous sa paume, au rythme de son coeur.
" Je dois l'aider comment, exactement ?
— En le ramenant, Albérich.
— Va t'en."
Hubert poussa un profond soupir.
" Réfléchis-y...
— Va t'en."
Il acquiesça, les lèvres pincées, serra doucement son épaule, se récoltant un geste de mauvaise humeur, puis battit en retraite et remonta vers les hauteurs. Il fallait qu'il se lave. Mais il n'avait même pas de quoi se changer.

Il ne tarda pas à rattraper Givoanni. Lequel se laissa d'abord dépasser sans réagir.
Mais cela ne dura guère.
-Hubert, attends...
Il pressa le pas pour remonter à sa hauteur.
-Est-ce que... Est-ce que je peux faire quelque chose ?

Hubert lui sourit doucement.
" Non. C'est gentil, Giovanni. Il n'y a rien à faire, pour l'instant."
Il l'accompagna dans les escaliers.
" Peut-être juste me dire où sont les enfants ?"

Le barde s'empourpra.
-Ah, je suis désolé, Hubert... J'ai essayé de m'occuper d'eux, et les jumeaux m'ont prêté main forte mais... Au bout d'un moment, je suis devenu trop eanxieux, je ne pouvais plus leur être d'aucune utilité... Je suis donc descendu t'attendre pendant qu'Ingrid prenait le relai. Peut-être les a-t-elle amenés aux thermes ou au jardin, je n'en sais rien...

" Je vais aller voir. Ils ont sans doute entendu parler de mon retour mais... les connaissant, je crois que c'est mieux qu'ils puissent me voir de leurs propres yeux."
Il eut un sourire gêné et, dès qu'ils eurent atteint le rez de chaussée, prit la direction des thermes. Il avait de toute façon prévu d'y aller. Que Giovanni lui-même ait été anxieux de leur absence n'était pas pour le réjouir : c'étaient les réalités de la guerre, pourtant, et elles seraient amenées à se reproduire...

Il y avait du monde, aux thermes. En particulier une partie des colons récemment libérés. En revanche, de la petite troupe qu'il cherchait, nulle trace. Peut-être ses écuyers avaient-ils été trop anxieux pour prendre goût aux jeux aquatiques ou à l'ambiance animée des lieux. Peut-être Ingrid avait-elle jugé plus propice à les détendre la douce atmosphère du jardin, avec ses chants d'oiseaux, ses fleurs, sa tiédeur estivale... Hubert savait, d'expérience, que l'endroit était apaisant.

Aussi ne s'attarda-t-il pas près des bassins et repartit-il vers ces fameux jardins. Il aurait tout le loisir de se laver ensuite, ce n'était pas urgent. Il n'avait de toute façon pas d'autre plan pour la fin de journée et vu l'état de Marthe et d'Albérich, le conseil n'était pas près d'avoir lieu.

Pour être quasiment déserts, les jardins abritaient au moins ceux qu'il cherchait. Assise sur le bord de la fontaine, Ingrid reprisait - elle ne paraissait jamais arrêter et sans doute n'arrêtait-elle réellement jamais, compte tenu de la catastrophe vestimentaire qui affectait un peu plus chaque jour la Communauté. Les enfants - auxquels s'était joint le petit protégé de la couturière - devisaient pour leur part tranquillement. Du moins, jusqu'à ce qu'ils l'aperçoivent. Dès lors, il ne fallut qu'un instant avant que ses écuyers ne se ruent contre lui.
Ils avaient été très inquiets, cela le voyait au premier coup d’œil. Surtout pour Alban.

Il s'agenouilla pour les serrer contre lui, à nouveau transbordé par la honte de leur avoir infligé pareil supplice.
" Je suis rentré." dit-il simplement, la voix un peu cassée.
Il aurait voulu ajouter quelque chose de réconfortant, un "il ne fallait pas vous inquiéter", mais c'était un mensonge. Ils avaient eu raison, mille fois raisons, de craindre le pire. Sans leur déconvenue au carrefour menant aux mines, et le hasard qui les avait ramenés à la forteresse, il ne serait pas rentré. Il n'en était que plus conscient à chaque démonstration de soulagement. Il était indigne de leur amour, comme il était indigne de celui d'Albérich, il ne pouvait pas se voiler la face.
" Ça a été, de votre côté ?"

-Oui oui, vous en faites pas, répondit Ruth, mentant avec aplomb. Avec m'sire Albérich et Marthe, on a même découvert un truc dans l'amphithéâtre... Des p'tits disques qui quand on les met au bon endroit, font apparaître des imges pis une voix... La plupart des trucs sont hyper barbants mais y en a des qui sont quand même intéressants.
Alban, lui, ne pipa mot, continuant simplement à l'étreindre.
-Et vous, alors ? Giovanni a dit que vous aviez utilisé le phylactère... En quoi vous vous êtes transformé ?

Il n'essaya pas de repousser le petit garçon, le laissant puiser tout l'apaisement dont il avait besoin dans son contact.
" En griffon. Comme lors de la fuite de la forteresse... Je suis sûr que vous auriez eu de meilleures idées, mais je ne suis vraiment pas très calé en créatures volantes... en créatures tout court, d'ailleurs."
Il sourit à Ingrid, par-dessus l'épaule des enfants, puis revint à Ruth.
" Des images et une voix, tu dis... Ces Anciens avaient vraiment une imagination débordante."

-C'est sûr ! Bon, après, ils étaient pas toujours super bien inspirés : l'un des disques montrait des gens en train de danser, avec des costumes ridicules... C'était juste horrible. Après, il y en avait un qui avait l'air super intéressant, par contre. Sauf que m'dame Marthe et m'sire Albérich ont fait un foin pas possible juste parce qu'il y avait deux gars qui s'embrassaient. Ils ont dû penser que c'était un truc pour adultes et ils ont immédiatement coupé, pile au moment où des gars furax arrivaient sur leurs chevaux...
Elle lui sourit largement.
-Dites, m'sire, on pourra regarder la suite avec les copains ?

" Heu... Ruth, je pense que... c'est sans doute mieux si les adultes... font un tri d'abord. Tout le monde n'a pas ta grande... tolérance... à certains spectacles."
De quoi diable parlait-elle ? Il y avait vraiment des choses étranges, dans ce palais.
" Bon... A présent que j'ai pu vous rassurer... Je crois que je vais aller me laver..."

-Pfff, chuis sûre que vous enlèverez tous les disques où y a ne serait-ce qu'un peu de sang... soupira Ruth.
Alban se détacha enfin de lui, s'essuya les yeux d'un revers de manche puis l'observa avec attention.
-Messire, vous portez... une partie des affaires de messire Thibault, fit-il, hésitant. Est-ce que cela signifie que vous n'avez pas pu récupérer les vôtres ?
-Je crois qu'il avait autre chose en tête au moment de s'évader, souffla son amie.

" Nous avons dû fuir un peu précipitamment, oui... et je n'ai pas eu le temps de me déshabiller. La métamorphose, vous le savez, n'a que faire de ce détail..."
Il regarda le petit garçon et lui sourit.
" Cela dit, j'ai croisé Guillermo en route, et il m'a remis ça."
Il détacha l'épée de Robert de sa ceinture et la lui tendit.
" Je pense que c'est bien si tu la gardes, même si elle est un peu trop lourde pour toi pour l'instant. Moi, vu mon passif, je risque de la perdre."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue