La Couronne de Cuivre

L'échange avec Frida fut bref et efficace : elle lui dit que tout allait bien et que, conformément à leur programme, ils devraient pouvoir arriver dans deux jours. Quand il lui demanda d'effectuer un repérage et expliqua ce qui justifiait cette démarche, elle ne posa pas de questions, ne demanda pas de précisions : elle se contenta d'acquiescer, efficace et pratique comme à son habitude.
Ne restait plus aux deux amants qu'à remonter pour l'Assemblée. Cependant, ils avaient sans doute encore quelques minutes devant eux...

Mais ils n'avaient pas encore mangé et ils remontèrent en silence, sans même se frôler. Albérich percevait quelque chose de changé chez Hubert, qu'il ne parvenait pas à saisir, peut-être parce qu'il manquait encore de vivacité d'esprit. C'était un reflet des événements de la journée, que Marthe avait écartés, mais que le paladin tournait et retournait sans doute dans sa tête depuis des heures. Il faudrait qu'ils parlent à nouveau, quand l'assemblée serait terminée, pour que le Luménien puisse gérer le besoin d'expiation de son ami avant qu'il ne prenne des décisions inconsidérées.
Pour l'heure, il n'était pas en état. Il y avait encore trop de brume dans ses pensées.
Il songea brusquement à Thibault et sentit quelque chose se tordre à l'intérieur de lui-même, lui coupant brusquement le souffle.
Hubert s'immobilisa, inquiet, mais il lui sourit bravement et continua sa route jusqu'à la salle des cartes et leur pitance avant l'arène.

L'Assemblée se passa bien. Mieux, peut-être, qu'ils ne l'avaient espéré.
Les conseillers dirent la vérité à leurs compagnons, tant sur le sceau brisé et la catastrophe imminente que sur les pertes subies au cours de la journée. Ils rapportèrent néanmoins les affirmations de Lathandre concernant leurs possibilités de combattre le mal et la sécurité du lieu. Il y eut des questions sur le premier point, auxquelles ils répondirent en évoquant les objets découverts à l'école de magie et les différentes recherches qu'ils menaient, sans pour autant cacher que, pour l'heure, ils ne disposaient pas encore de solution. Quant au refuge, personne ne sembla douter de sa nature protectrice : il avait survécu, intact, au précédent cataclysme et était demeuré inviolé des siècles durant, après tout... Quant à l'approche de Frida et des renforts qui l'accompagnaient, elle fut accueillie fort positivement, même si tout le monde comprenait bien qu'au regard des récents événements, il pourrait être nécessaire de demander aux nouveaux venus de trouver un abri hors de la ville.
Un fait indéniable ressortit de ces échanges : la Communauté faisait toujours à ses dirigeants et ne doutait pas un instant de leur parole. La victoire du jour, aussi douloureuse soit-elle, devait conforter les colons dans cette opinion.

Une fois l'assemblée terminée, Albérich resta un moment dans la salle — ce merveilleux amphithéâtre aux propriétés étonnantes — afin d'être disponible pour d'éventuelles questions ou précisions. Quand le groupe se serait dispersé, il cherchait Giovanni. Les brumes de son ivresse se dissipaient chaque seconde davantage, et il commençait à avoir un léger mal de crâne. Il essayait de ne pas penser à la suite, conscient que l'angoisse reviendrait, et avec elle les hésitations. Raison supplémentaire de voir rapidement le barde et de s'engager dans la voie que l'alcool avait permis en levant ses inhibitions.

De son côté, Hubert voulait rassembler son semblant d'état-major, qui n'existait plus vraiment. Il voulait en tout cas voir Edgar, Gaspard, Roland, Renaud et Varamyr, et parler avec eux des événements de la journée.

Le barde s'était fait particulièrement discret durant l'Assemblée : sans doute avait-il écouté avec attention mais... il n'avait pas pipé mot. Et, à présent, il semblait pressé de mettre les voiles, suivant Ingrid de près. Toutefois, il s'immobilisa lorsqu'il comprit qu'Albérich voulait lui parler et le rejoignit, s'écartant du flot des colons qui quittaient l'amphithéâtre.
-Tu as besoin de moi pour quelque chose ? s'enquit-il.

" Oui." dit le Luménien.
Il n'alla pas par quatre chemins, profitant des dernières bribes de son état second.
" Thibault avait emporté un diamant avec lui, en cas de... coup dur."
Ce n'était pas à lui-même que le Sunite pensait, alors, bien sûr.
" Il m'avait parlé de le donner au conseil, mais j'avais essayé de le convaincre de le garder. Je ne sais pas ce qu'il en a fait. J'aurais voulu regarder dans ses affaires... Je me dis que tu sais où il s'était installé."

Les traits du barde s'altérèrent.
-Mais, Albérich...
Il prit une profonde inspiration.
-Thibault n'a pas d'affaires. Rien de rien. Quand Hubert l'a trouvé, juste avant l'assaut des Ithiliens, il était dans la salle commune... Et par la suite, il n'a pas eu l'occasion de repasser par sa chambre... Donc, comme nous tous, il n'a emporté de la forteresse... Que ce qu'il avait sur le dos.

" C'est vrai, mais un objet d'une telle valeur... J'ai pensé qu'il avait pu l'avoir gardé sur lui."
Il haussa les épaules, sentant le vent de la panique souffler en lui. Mais dans le même temps, il avait envisagé cette possibilité.
" J'imagine que s'il l'avait eu en poche, Hubert l'aurait senti en utilisant ses vêtements. Hum. Je vérifierai. Bon, sinon... Toi qui as visité cette forteresse de fond en comble... Est-ce que tu as l'impression d'avoir vu un diamant quelque part ? Dans une des vitrines ? Peut-être... serti sur une arme ou un coffret ? Il y a beaucoup de choses exposées, et puisqu'ils en extrayaient ici-même... Les chances devraient être élevées d'en trouver quelque part."

Il se concentra.
-Là, comme ça, je ne me souviens pas. Mais j'ai eu autre chose à l'esprit ces derniers temps et auparavant, c'était surtout aux fresques que je m'intéressais. Cependant, en fouillant bien, je pense effectivement qu'on devrait pouvoir trouver un voire plusieurs diamants... C'est si nous n'en trouvions pas que ce serait étonnant...

" Je vais mettre Alban et Ruth sur cette chasse au trésor, dit le Luménien. Si tu veux y joindre tes apprentis, à l'occasion... Ce serait une bonne action pour la gloire de Sunie, je pense."
Il avait dit cela sans le moindre humour, mais sans gravité, non plus. A présent qu'il avait lancé le mouvement, la perspective de ramener Thibault apparaissait davantage comme un fait, plus comme un dilemme. Après tout ce que son ami lui avait apporté, il ne pouvait de toute façon pas faire autrement. Lathandre aurait des réserves, mais s'il était vraiment contre la résurrection, il n'aurait pas permis à ses prêtres de la maîtriser. Et il y avait des précédents, dans la communauté. Il se faisait l'instrument du groupe. Il ne fallait pas avoir d'arrière-pensées.

Il acquiesça.
-Bien sûr, je mettrai les jumeaux sur le coup. Ce serait de toute façon dommage de ne pas lancer l'intégralité du quatuor dans cette quête...
Il hésita.
-Par contre, hum, est-ce que... Est-ce que ça te poserait problème que ce soit moi qui en parle aux écuyer d'Hubert ?

Albérich parut surpris, puis secoua la tête.
" Non, bien sûr. Ça ne me gêne pas."
Il hésita.
" Mais... je peux te demander pourquoi ? Tu penses que je vais... les brusquer, d'une manière ou d'une autre ?"

Il secoua vivement la tête.
-Non non, pas du tout. Vraiment pas.
Il hésita, jeta un regard autour de lui, revint au Luménien et baissa d'un ton.
-C'est just que... hum... quelque chose se prépare en coulisse et que... hum... Nous préférons ne pas prendre de risques que la surprise soit éventée avant l'heure.

" Une surprise ?"
Il n'y avait pas que lui qui avait abusé de substances étranges, apparemment. Dans le contexte présent, le mot "surprise" même paraissait curieusement déplacé.
Mais il acquiesça, sans pour autant dissimuler son incompréhension.
" Très bien. A votre guise. Juste... N'attends pas trois jours. Si nous ne trouvons rien ici, il faudra chercher ailleurs, et comme tu le sais sûrement, le temps est compté, pour ce genre de sortilèges."

Il sourit.
-Mais je ne compte pas attendre trois jours, Albérich. Bien au contraire, je pensais aller trouver la petite bande dans l'instant et lui confier sa mission pour qu'elle commence ses recherches sans tarder. Et je devrais même pouvoir l'aider d'ici une heure, si le besoin s'en fait sentir.
Son sourire s'élargit.
-D'ailleurs, Hubert et toi ne devez pas être surpris si... aucun de nous n'est là au moment où vous irez vous coucher.

" Je ne pose pas de questions, dit le Luménien en lui rendant son sourire. Mais n'oubliez pas de dormir non plus... Nous ne savons pas de quoi sont faits les jours prochains."
Ensuite, il salua le barde et se dirigea vers la chambre qu'on avait attribuée à Etienne. Le jeune homme le chasserait peut-être mais... il ne l'avait pas encore salué. C'était la moindre des civilités, pourtant.

De son côté, Hubert avait pu sans peine rassembler les vestiges de son état-major, dont tous les membres avaient évidemment participé à l'Assemblée et qu'il lui suffit de cueillir à la sortie de l'amphithéâtre. Aucun ne protesta et il put les mener jusqu'à une salle de son choix, où ils seraient tranquilles pour discuter.
Chemin faisant, ses officiers discutèrent de ce qui s'était échangé lors de la réunion mais, une fois arrivés, ils se turent, attendant que leur chef prenne la parole.

Hubert les regarda un moment, puis lâcha un léger soupir. Il ne pouvait pas tergiverser
" Je vais aller à l'essentiel. J'ai commis aujourd'hui une faute grave en abandonnant une équipe d'intervention en pleine mission. Je ne me sens plus apte à vous diriger. J'aimerais que quelqu'un prenne ma place. Quelqu'un de fiable, en qui vous pouvez avoir confiance à tout moment. L'un d'entre vous."

La majeure partie des officiers affichèrent un air stupéfait. Manifestement, ils n'étaient pas du tout au courant de l'incident - non seulement ils n'y avaient pas assisté mais, apparemment, on ne le leur avait pas raconté, de surcroit - et n'avaient donc pu s'attendre à pareille déclaration. S'ensuivit un long silence qu'Edgar fut finalement le premier à rompre.
-Hum, mon capitaine... Vous êtes paladin. Et c'est un fait connu que... les paladins sont du genre têtes brûlées. Et, surtout, qu'ils obéissent en premier lieu à... leurs vœux. Donc honnêtement, ce qui s'est passé n'est pas très étonnant. Ce qui est plus étonnant, en fait, c'est que vous ayez réussi si longtemps à... comment dire... résister à l'envie d'aller charger le mal bille en tête.

Hubert sourit tristement.
" Alors peut-être qu'un paladin n'est pas ce qu'il nous faut à l'heure actuelle, Edgar, répondit-il. Peut-être que... qu'il nous faut quelqu'un comme toi, qui garde la tête froide et prend les décisions qui s'imposent, pour le bien du plus grand nombre, plutôt qu'à la poursuite de chimères..."

L'ancien sergent parut terrifié et leva aussitôt les mains.
-Ah non, hein. Moi, je suis juste bon à exécuter les ordres, et encore, ça m'arrive de râler : vous avez pu le constater. Par contre, les donner, les ordres, et surtout prendre les bonnes décisions, c'est pas mon truc.
Il eut un sourire embarrassé.
-Sous-officier un jour, sous-officier toujours. En plus, vous vous en êtes rudement bien tiré jusqu'ici, à votre poste. Sans compter que l'erreur est humaine et que la Communauté... ben... Disons qu'elle a un faible pour les deuxièmes chances.
Il y eut des acquiescements.

Hubert ne pouvait pas croire que même Varamyr — Varamyr le pragmatique ! — acquiesce à ces sornettes. Dans le même temps, il était forcé de constater que personne, dans le groupe, ne ferait l'unanimité. Roland et Renaud, des paladins, déjà, étaient trop récemment arrivés. Varamyr n'était pas vraiment un soldat. Edgar et Gaspard avaient des personnalités trop réservées. Peut-être Etienne, quand il serait remis...
Mais dans l'intervalle, il devait se résigner : ils allaient le laisser s'en tirer malgré l'ignominie qu'il avait commise. Ne comprenaient-ils pas qu'il allait récidiver ? Que ce n'était pas sa seconde chance, mais au moins la cinquième, déjà ? Comment apprendre, avancer, si personne ne vous punissait jamais pour vos erreurs ?
Il soupira.
" Me laisserez-vous avoir un second, a minima, dans ce cas ? Quelqu'un qui puisse prendre le relais, officiellement, quand... si... il devait y avoir de nouveaux problèmes ?"

Ils s'entreregardèrent et, à nouveau, ce fut Edgar qui joua le rôle de porte-parole.
-Bon, ça, si vous voulez. On va en discuter entre nous... pour choisir la bonne personne.
Nouveaux acquiescements. Même de Varamyr, cette fois qui, sortant de sa réserve habituelle, laissa entrevoir tout le bien qu'il pensait d'une telle mesure.

Le paladin soupira puis acquiesça.
" Merci."
Il n'en obtiendrait pas mieux.
" Tenez-moi au courant dès que vous êtes arrivés à une décision."
Avant de se coucher, il avait encore l'intention de passer voir ce qu'ils avaient rapporté de la caserne la veille. Comme le lui avait fait remarquer Alban, il n'avait plus d'épée. Et plus de cotte de mailles, non plus. Il n'était pas question qu'il continue à porter celle de Thibault, et pas seulement parce qu'elle n'était pas à sa taille.

Nul doute que, dans un cas comme dans l'autre, il trouverait de quoi s'équiper : le matériel militaire ne leur faisait pas défaut. Ce dont ils manquaient, plutôt, c'était de gens pour s'en servir...

***

De son côté, Albérich avait gagné les abords de la petite salle où Étienne avait été installé. De la lumière filtrait sous la porte, signe que le jeune chevalier n'en était pas pas au point de souhaiter demeurer dans l'ocscurité. En revanche, les lieux étaient silencieux... Dormait-il ? Impossible à savoir sans toquer à l'huis ou... sans entrer.

Albérich frappa trois petits coups.
" Etienne, c'est Albérich. Est-ce que je peux entrer ?"
Il respecterait la décision ou le silence du chevalier.

Il entendit un profond soupir. Mais pour une réponse verbalisée, il lui fallut attendre près d'une minute.
-Je crois qu'il ne vaut mieux pas, finit par lâcher Étienne d'une voix sourde. Je crois qu'il vaut mieux... que je reste seul. Et que vous fassiez comme si je n'étais pas là.
Nouveau soupir.
-Et je ne devrais pas être là, ajouta-t-il beaucoup plus bas - mais pas assez pour que ses paroles soient inaudibles.

Albérich étouffa un léger soupir, touché par la détresse du chevalier. Il la comprenait pour avoir voulu rester en arrière, lui aussi, au moment de l'assaut. Sans l'intervention de Giovanni, c'est ce qu'il aurait fait... peut-être. Ensuite, les événements s'étaient enchaînés à une vitesse vertigineuse, et il avait au contraire tout fait pour permettre à un maximum d'entre eux de s'échapper.
" Je comprends que tu aies besoin de solitude, dit-il à travers la porte. Et je ne vais pas t'importuner ce soir. Mais tu es mille fois plus précieux à la communauté en étant libre que prisonnier, Etienne. Tu es un symbole, pour nous tous. Mais je te laisse. Nous parlerons quand tu te sentiras mieux."

-Un beau symbole, ouais... grommela Étienne; Celui de l'orgueil déhonté, de l'inconscience caractérisée et de l'échec démesuré. Quant à être utile, ne me fais pas rire : si je ne mes même pas capable de vous faire comprendre qu'il était important que je demeure là-bas, à quoi puis-je bien servir ?
La hargne et la fureur couvant dans son ton était si flagrantes qu'elles durent le frapper lui-mêe. L'instant suivant, il soupirait.
-Désolé. Comme je te l'ai dit, il vaut mieux que je reste seul pour l'instant. Je te souhaite une bonne soirée.

Il était furieux, comme prévu.
" Bonne nuit, Etienne." murmura le Luménien en battant en retraite.
Difficile de soutenir quelqu'un quand on était soi-même incertain quant au futur et au bien-fondé de ses actions. Bien sûr, la confiance de la communauté avait touché le clerc, mais il avait peur de ne pas être à la hauteur, d'inspirer une loyauté dévoyée, désespérée, en fait. Car à qui d'autre auraient-ils pu se raccrocher, désormais ? Il n'y avait pas de leadership alternatif, tout le monde s'était rangé derrière eux, comme un troupeau d'agneaux effrayés cherchant le berger dans une ombre.
Mais Lathandre avait dit qu'ils avaient les moyens de réussir, ne fut-ce qu'un rien. Survivre. Protéger l'île. Ce serait une réussite en soi.
Puisqu'Etienne ne voulait pas parler, Albérich partit vers la bibliothèque. Il avait perdu une journée entière à se morfondre. Peut-être pouvait-il rattraper une ou deux heures à quelque chose d'utile. D'abord demander à Marthe ce qu'elle lisait au chevet d'Etienne plus tôt... et se trouver un livre complémentaire. Comme elle l'avait dit, il y avait des pistes... obscures, mais tout de même.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue