La Couronne de Cuivre

Le barde acquiesça.
-Bien sûr.
Il déposa le livre par terre et, sans même prendre le temps de se départir de ses étranges oripeaux, se dirigea vers la porte.
-Je dois revenir au plus vite ou... prendre mon temps ? s'enquit-il néanmoins avant de la franchir. Je... ne sai spas vraiment comment ça marche, combien de temps ça prend...

Albérich sourit.
" Reviens vite. Le sortilège est très court et l'effet immédiat.Mais... prépare-toi à ce que cela échoue. Je n'ai pas de certitude sur la valeur de ce diamant."
Il montra la pierre dans le creux de sa main.
" Enfin... Rien ne sert de tergiverser. A tout de suite."
Dès que le barde fut sorti, Albérich posa le diamant sur le front de Thibault. Ensuite, il sortit le disque de quartz rose qui lui servait de catalyseur divin, cadeau du vieux Guillaume de Solarcis. Il eut, une seconde, une pensée pour le vieux prêtre qui l'avait bousculé autrefois. Il avait eu raison en lui faisant ce présent : Lathandre était revenu à lui.
Il fit ensuite le vide en lui, chassant l'angoisse qui ne pourrait que le déconcentrer.
Il se sentit prêt.
Lathandre, je t’en prie, ramène Thibault à la vie. Il n’a pas terminé sa mission sur Toril. La communauté a besoin de lui, j’ai besoin de lui. Entends mon appel et rends-lui l’étincelle qui le ramènera parmi nous. La vie est sacrée, la mort naturelle, je ne le nie pas et je le respecte, mais la lumière nous est cruciale, en ces temps incertains, et celle que dégage Thibault doit rayonner encore pour que reculent les ténèbres.
Il continua sa prière en usant des mots consacrés, anciens, liés directement au sortilège, tout en effectuant les mouvements appropriés, pour la première fois de sa carrière de prêtre. Malgré sa puissance, c’était une incantation qui durait à peine une minute, aussi serait-il très rapidement fixé sur sa réussite... ou son échec.

Au moment où il acheva son incantation, il y eut un éclair de lumière et le diamant posé sur le front de son défunt ami se volatilisa.
Puis... plus rien.
Les secondes succédèrent aux secondes, sans qu'aucun changement ne semble affecter le cadavre.
La pierre précieuse n'avait peut-être pas suffi, tout compte fait...
Il commençait à en être convaincu lorsque, sans crier gare, Thibault se redressa subitement, les traits déformés, avalant l'air à grandes goulées.
Il retomba immédiatement sur le dos, les membres crispés, toujours haletant...

Albérich sentit l'émotion exploser à l'intérieur de lui-même, le terrorisant autant qu'elle l'exaltait. Sans hésiter, il se pencha sur le Sunite, lui prit l'épaule, lui toucha la joue.
" Tu es de retour, respire doucement. Je suis là." balbutia-t-il, conscient qu'il pleurait.
On disait la sensation atroce, mais Thibault était fort, et il dépasserait le choc de la résurrection.
Résurrection qui était son oeuvre.
Lui, Albérich Megrall, avait ramené un être mort à la vie. C'était une sensation vertigineuse, terrible... mais ce n'était pas le moment d'en prendre la mesure.

Les spasmes se prolongèrent une bonne minute.
Puis le Sunite s'apaisa, retrouva peu à peu son souffle.
Il fallut toutefois un peu de temps avant que son regard ne cesse d'être vitreux, avant qu'il ne semble retrouver une partie au moins de son acuité.
-Est-ce que..
Sa voix, très rauque, se brisa et il fut pris d'une violente quinte de toux.
-JEst-ce que tu peux... m'expliquer... ce qu'il se passe, Alby ? parvint-il enfin à articuler.

Etait-il possible que Thibault ne sache même pas qu'il était mort ?
Albérich lui sourit doucement et lui serra la main.
Je t'ai ramené à la vie.
" Tu as eu un accident pendant votre fuite de la forteresse. Mais tout va bien, maintenant. Tu es en sécurité avec nous."

-Un accident ?
Il fronça les sourcils, tenta de se concentrer, parut vouloir renoncer face à l'effort que cela lui demandait mais... persévéra néanmoins.
-Je me souviens pourtant... que notre diversion avait parfaitement fonctionné et qu'avec Hubert, nous avions réussi à filer au nez et à la barbe des Ithiliens. Après leur avoir lancé une colonne de feu sur le coin de la figure, j'avais accompli un saut fort spectaculaire par la fenêtre, tombant pile sur le dos de notre paladin métamorphosé en griffon puis...
Il grimaça brusquement.
-Étienne ? Les autres ? Tout le monde est rentré ? s'enquit-il, manifestement inquiet.

" Oui, vous avez réussi. Tout le monde est rentré sain et sauf. Bon, Etienne est de mauvaise humeur, mais c'était prévisible."
Il s'assit sur le sol, effaçant rapidement les larmes qui lui brouillaient le regard, puis sourit.
" Tu dois avoir faim. Giovanni devrait revenir avec de quoi manger."

Il acquiesça sans le quitter des yeux.
Son geste ne lui avait pas échappé, comme n'avaient pas dû lui échapper les traces humides qui demeuraient sur ses joues.
Son regard domba ensuite sur le symbole sacré que le Luménien tenait toujours.
Sur son visage, la perplexité et l'incompréhension se peignirent.
Instinctivement, il porta la main à sa gorge et, lorsqu'il sentit sous ses doigts la croûte de sang séché qui y demeurait, c'est de l'effroi que sa mine refléta.

Albérich posa la main sur son épaule, vivement, chercha ses mots.
" Tu as été tué par les Ithiliens, Thibault, dit-il simplement. Un carreau d'arbalète alors qu'Hubert prenait son envol. Mais il t'a ramené et... tu n'étais pas prêt à partir, voilà tout. Tu ne dois pas t'en faire."

Le clerc demeura un long moment silencieux, le visage marqué, avant de pousser un profond soupir.
-Je m'étais pourtant promis de ne plus mourir avant d'être vieux...
Il secoua la tête et jeta un regard en coin à Albérich, embarrassé.
-Et je suis très touché que... que tu m'aies ramené malgré les... réserves de ton Église.

Albérich sourit doucement.
" Si Lathandre avait réellement été opposé à ta résurrection, il ne l'aurait pas permise, murmura-t-il. Et je sais que tu aurais fait la même chose pour moi."
Embarrassé, il se détourna à son tour une seconde. Quelque chose dans ce qu'avait dit Thibault le fit tiquer, cependant.
" Tu étais déjà mort auparavant ?"

-Oui, il y a longtemps... Mes supérieurs, au temple, m'ont évidemment relevé mais, comme j'avais fait preuve d'une imprudence et... d'une négligence certaine, ils se sont contentés d'un sort de rappel à la vie, ce qui m'a contraint à retourner aux études pour retrouver l'entièreté de mon pouvoir et...
Il grimaça et observa à nouveau Albérich.
-A... A quel sort as-tu recouru ?

Ainsi, c'était son second retour à la vie. Albérich était curieux de connaître les circonstances de ce premier trépas... mais ce n'était sans doute pas le moment. Quand le Sunite continua, il se sentit rougir.
" Je suis désolé, Thibault, je ne suis pas capable de mieux..." murmura le clerc, confus.
En réalité, même une résurrection diminuait son récipiendaire, Thibault devait le savoir. Et Albérich était bien loin de pouvoir lancer une résurrection suprême.
" Mais tu auras tout le temps de récupérer quand nous serons sortis d'ici."

-Mais d'ici là, je vous serai moins utile que je ne l'étais avant...
Il s'empourpra.
-Mais plus utile que si j'étais toujours mort. Excuse-moi pour mon orgueil mal placé, Albérich : je ne veux surtout pas te donner l'impression d'être un ingrat. Ce n'est pas du tout le cas, je t'assure. Et... Il est sans doute plus sain de revenir amoindri, sans quoi...Ce serait une incitation à la témérité.
Soupir.
-Comment va Hubert ?

" Ton utilité ne se limite pas aux sortilèges que tu peux lancer, Thibault." dit Albérich avec un sourire tranquille, songeant néanmoins à l'année entière qu'il avait passée sans le moindre pouvoir.
Il croisa les bras sur ses genoux repliés.
" Pour le reste, je ne sais pas très bien comment va Hubert. Nous n'avons pas parlé depuis son retour. Mais il est en un seul morceau, en apparence. Et s'il est troublé... Il est jeune, il est résilient."

-J'espère qu'il n'a pas trop culpabilisé... murmura-t-il. Il n'est pour rien dans cet accident et... je l'avais accompagné de mon plein gré...
Il secoua la tête.
-Enfin, j'espère que mon retour... le soulagera quelque peu.
Il se massa les tempes. Manifestement, il peinait à mettre de l'ordre dans ses pensées.
-Et... Comment avez-vous fait, pour le diamant ? Giovanni était très embêté d'avoir récupéré aucun de ceux que nous possédions...

Albérich songea un instant à dire à Thibault que son trépas n'était pas le coeur du problème, chez Hubert, mais il s'abstint. Il devait trouver le temps, et le courage, de parler à coeur ouvert avec le paladin. Ils ne s'étaient pas embrassés une seule fois depuis son retour, la veille, et quelque chose couvait, il en était bien conscient. A présent qu'il avait paré au plus urgent, en ranimant le Sunite, il ne pouvait plus se dérober. Si Hubert rentrait et ne profitait pas de son rendez-vous avec Guillermo pour repartir à l'assaut... Varamyr le canaliserait. Il était certain que le Paludier n'hésiterait pas à assommer le paladin au besoin.
" J'ai demandé aux enfants de fouiller le palais... Ils ont trouvé une vitrine avec quelques diamants... et heureusement l'un d'entre eux avait la qualité nécessaire."
Il se fendit d'un léger sourire.
" Mais pour l'heure, c'est le seul qu'on ait trouvé, alors... Il faudra que tu restes prudent dans les jours qui viennent."
Sans compter que c'est désormais lui qui sortirait.

-Je serais prudent même si vous disposiez d'un coffre entier de diamants, murmura-t-il. Tu le sais, même si être rappelé à la vie après avoir connu une mort violente est une chose merveilleuse, c'est également... un traumatisme dont on ne se remet pas immédiatement. J'en profite d'ailleurs pour m'excuser à l'avance pour... mes sautes d'humeur. Je pense que je vais être plus... lunatique encore qu'à l'accoutumée.
Soupir.
-Et il faudra que je remercie les écuyers d'Hubert pour leur trouvaille bienvenue.

" Tu es déjà pardonné, Thibault, dit le Luménien en lui serrant l'épaule. Et ne te mets pas la pression : tu as tout le temps. Il n'est même pas midi."
Il sourit.
" Par contre, je te suggérerais, une fois que Giovanni t'a ravitaillé, d'aller te laver... et de changer de chambre. Hubert a lavé une partie de tes vêtements, qu'il a portés hier..."
Il grimaça, songeant à ce que le Sunite en déduirait.
" Hum. Enfin bref. Giovanni va arriver."

Mais Thibault lui sourit, pas le moins du monde embarrassé.
-C'est vrai qu'il n'a pas eu le temps de s'apprêter avant sa métamorphose... Ah, pauvre Hubert. Mais honnêtement, ilo devrait garder les affaires dont il s'est revêtu, au moins en attendant que nous trouvions une autre solution pour lui... Après tout, le partage est l'esprit même de la Communauté, et puisqu'il a détruit ses possessions pour nous permettre de nous échapper, il est normal que je lui laisse la moitié de ce que j'ai conservé grâce à lui...

Albérich lui rendit son sourire, toujours un peu embarrassé.
" On aurait sans doute pu l'envisager, mais les enfants se sont dépouillés pour qu'Ingrid lui confectionne de nouveaux vêtements. Les tiens... ne lui allaient pas mal du tout, mais il est quand même un peu plus grand que toi, et plus large aux épaules... Pour du dépannage, c'était idéal, mais les coutures ont déjà été mises à rude épreuve, à mon avis."
Sans compter que voir Hubert dans les vêtements de Thibault avait quelque chose d'un peu déstabilisant...

-Oh... Content que vous ayez déjà trouvé une solution. Et je dois l'avouer, je suis curieux de voir quel en est le résultat...
Il regarda en direction de la porte. Giovanni ne devrait normalement plus tarder à revenir...
-Albérich ? reprit-il.
Il parut embarrassé.
-Combien de temps... Combien de temps suis resté... absent ?

Le Luménien sourit.
" Moins d'une journée. Hubert t'a ramené hier soir. Ton organisme n'aura pas trop souffert."
Il sentit l'émotion renaître et se leva.
" Je vais voir où il est... Si ça se trouve, il n'ose pas rentrer."

Thibault acquiesça sans mot dire.
Le barde, lui, Albérich le découvrit en train de descendre les escaliers menant aux caves. Il transportait précautionneusement un plateau chargé de mets dont certains étaient chauds. Chargés d'une coupe d'eau et... d'une autre de vin, même.
Il s'était manifestement donné beaucoup de mal...
-Alors ? souffla-t-il d'une voix ténue.
Apparemment, voir que le Luménien avait quitté le chevet de son ami lui semblait de mauvais augure...

Albérich s'approcha de lui et sourit.
" Il est un peu secoué, mais il va bien..."
Le verbaliser avait quelque chose d'étrangement... formidable.
J'ai ramené quelqu'un à la vie, songea-t-il à nouveau.
C'était banal, en réalité, pour bien des clercs sans ses principes. Mais pour lui... C'était quelque chose qu'il n'arrivait pas encore vraiment à assimiler. Thibault était en réalité beaucoup moins bouleversé que lui. Qu'est-ce que cela signifiait, quand la mort n'était plus la limite ? Quelle valeur avait la vie ?
Peut-être n'aurait-il plus jamais peur, désormais.
" Va le saluer, je peux porter le plateau."

-D'accord.
L'instant suivant, ledit plateau était dans les bras d'Albérich et Giovanni s'éloignait à grandes enjambées. Il s'immobilisa néanmoins un instant, pour lancer par dessus son épaule :
-N'hésite pas à boire le vin : je l'ai pris pour toi, en me disant que ça pourrait peut-être te faire du bien. Quant à Thibault... J'ai une flasque de son cordial préféré. Pas entièrement pour lui, hein : je compte bien m'en siffler la moitié, sinon plus.

Albérich fut surpris du détachement avec lequel le barde prit la nouvelle, lui qui avait paru inquiet quelques secondes plus tôt. Il s'était attendu à une réaction plus stupéfaite, ou enthousiaste, et il prit la mesure de combien quelque chose qui lui paraissait absolument extraordinaire, était en réalité banale quand on ne se la refusait pas.
Il sourit à Giovanni et lui emboîta le pas, puis s'immobilisa. Sans doute les deux Sunites avaient-ils besoin d'intimité, eux aussi. Il hésita, songea au fait que Thibault devait — vraiment*— manger pour aider son organisme à récupérer, et entra finalement, avec l'idée de déposer son plateau puis de s'esquiver, en emportant bien sûr le verre de vin.

Il entra au moment ou Thibault interrogeait Giovanni sur sa mise : avait-il tenté de le ramener grâce au pouvoir des artefacts des Anciens ? Le barde semblait ne pas trop savoir quoi répondire. Signe infaillible que les événements le touchaient plus qu'il ne voulait bien le montrer...
-Merci ! fit le Sunite en découvrant le plateau et son contenu. Mais tu n'es pas obligé de t'enfuir, Alby.
Il se fit plus sérieux.
-Et d'ici... Allez, une petite heure, tu ne devras pas hésiter à me dire si je peux me rendre utile quelque part.

Albérich sourit.
" Honnêtement, Thibault... Prends ton temps. Et va te laver et te changer, en priorité, comme je te l'ai conseillé... Ensuite... J'ai bien peur que tu sois consigné à l'intérieur pendant quelques jours, le temps que que tu reprennes du poil de la bête. Mais tu trouveras à t'occuper, je n'en doute pas... Et si ce n'est pas le cas, oui, je te trouverai de quoi faire."
Il poussa un bref soupir et but une gorgée de vin, évidemment bien choisie par Giovanni.
" Je vais vous laisser un moment. J'ai promis aux enfants d'aller voir les dernières découvertes de Ruth. Si Hubert rentre avant que vous n'ayez changé de cadre, envoyez-le moi... mais je ne peux pas croire que des Sunites tiendront longtemps dans une pièce qui dégage... une telle odeur."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue