La Couronne de Cuivre

Il ne se produisit rien. Ou pas grand-chose. Il lui semblait que l'enfant restait immobile derrière le buisson qui le dissimulait, même si c'était difficile d'en juger. Il lui semblait toutefois percevoir un halo blanchâtre. Il y avait un bruissement près de lui, qui évoquait celui de l'humus piétiné, ou d'une bête fouissant le sol. Elle entendit un grognement qui ne lui évoqua aucun cri d'animal connu. A la réflexion, il semblait presque humain.
La brume semblait s'épaissir, encore. Il faisait froid et humide. Un souffle d'air ténu lui apporta un relent de charogne en décomposition. Puis il y eut un mouvement, à nouveau, près de l'enfant. Une silhouette sombre et vaguement humanoïde surgit de derrière le buisson, semblant hésiter sur la direction à prendre.

Avait-elle mis les pieds dans quelque chose qui la dépassait ? De toute évidence. Avait-elle fait une folie en s'éloignant sur un coup de tête de Bran et de sa veille, par pure curiosité ? Clairement. Avait-elle envie de savoir de quoi il retournait exactement ? Plus vraiment, tel était le constat sans appel qu'elle fit dès le premier relent de charogne qu'elle sentit. Bien sûr, rester et observer lui permettrait au moins de ne pas se sentir entièrement stupide et d'avoir l'impression, du moins, d'avoir un peu compris ce qu'elle venait de voir, de vivre ; mais Bran était seul et sans défense depuis bien trop longtemps, et tout ceci n'augurait strictement rien de bon. Et que ferait-elle si l'inquiétante créature venait dans leur direction ? Non, il lui fallait fuir au plus vite.

La main sur son épée, elle entreprit de reculer le plus silencieusement que ses aptitudes le lui permettaient. Tant qu'ils étaient aussi près d'elle, mieux valait garder un oeil sur eux et savoir ce qu'ils faisaient. S'ils venaient dans sa direction, elle tenterait de se dissimuler quelque part - mieux valait ne pas, en plus, attirer l'attention sur elle et sur l'endroit où elle comptait bien retourner. S'ils ne semblaient pas la remarquer ni la suivre - et elle espérait que leur attention était concentrée sur tout autre chose, et que sa discrétion naturelle suffirait - alors il serait temps de tourner le dos et s'en aller bien plus rapidement, rejoindre son tour de garde et retrouver le paladin.

Quelle folie, ne pouvait-elle s'empêcher de se dire. Rien ne s'était encore produit, mais elle se sentait particulièrement stupide et téméraire de s'être ainsi laissée entraîner, comme une débutante, par les brumes de la Forêt et sa curiosité bien mal placée pour ce petit spectre étrange. Quelle force avait bien pu la pousser ...

Il lui semblait entendre l'enfant sangloter, ou gémir, à nouveau. Mais elle n'avait guère le temps de s'y appesantir : la forme humanoïde se dirigeait vers elle. Il lui semblait qu'elle ne l'avait pas encore vue, cependant : sa vision était peut-être mauvaise. En revanche, elle la vit lever le nez en l'air et flairer l'air. La direction du vent protégeait pour le moment la rôdeuse. C'est vers elle, en effet, qu'un léger souffle d'air soufflait, apportant une vague odeur de chair en décomposition qui lui semblait venir de la créature elle-même. C'était probablement une goule, ou un blême peut-être, avançant d'un pas lent et maladroit. Elle connaissait les dangers du contact de ces créatures, surtout celui du blême qui pouvait provoquer une paralysie complète. Heureusement, ils n'étaient pas réputés pour leur rapidité...
L'enfant, lui, était resté immobile au bout de la haie, regardant dans la direction opposé, les yeux fixés sur ce qui se trouvait au-delà de la haie.

En cet instant, on n'aurait su dire qui, de la créature ou de la rôdeuse, était la plus blême. Voilà où sa curiosité stupide l'avait conduite. Dans cette situation insensée qu'il lui aurait pourtant été si aisé d'éviter, si elle avait eu la moindre once de prudence. Si elle n'avait pas été aussi impulsive.

La situation, pourtant, était finalement assez simple. La seule chose qui lui restait à faire était de fuir le plus rapidement possible. Le combat ne serait pas aisé face à la créature et, seule, une paralysie signerait sa fin. Mieux valait profiter de son avantage tant que la créature ne l'avait pas vraiment repérée et sachant qu'elle se déplacerait moins rapidement qu'elle.

Aussi fit-elle quelques pas discrets en arrière, pour s'éloigner rapidement de la créature tant que le vent était en sa faveur. Plus elle serait loin, moins la goule, ou le blême, risquaient de la voir ou la repérer, et dès qu'elle aurait mis quelques mètres supplémentaires entre eux, elle tournerait aussitôt le dos pour s'enfuir aussi vite que son besoin de discrétion le permettrait. Elle n'avait guère d'autre choix que de revenir sur le chemin qu'elle avait emprunté à l'aller - risquer de se perdre serait la pire des choses, et les dieux savaient que sa situation était pourtant loin d'être idéale - et espérait la semer assez vite pour ne pas l'attirer sur Bran et leur campement. Moins elle risquait le combat singulier, mieux elle se porterait.

Ensuite, il serait temps de se morigéner jusqu'au restant de ses jours pour cette folle impulsion qui l'avait poussée dans cette situation absurde. A présent, elle se moquait bien de savoir ce que l'enfant avait bien pu vouloir trouver, et elle ne comptait pas rester là à attendre de le savoir.

HRP : Mille excuses, j'avais complètement oublié que tu avais posté... et d'autres soucis en tête aussi...

Elle retrouva sans peine l'itinéraire qu'elle avait suivi, et le parcourut en sens inverse, aussi rapidement et aussi silencieusement que possible. Il lui sembla qu'elle n'était pas suivie. La créature n'avait peut-être pas perçue sa présence, ou alors elle était beaucoup trop lente et la suivait de loin. Avait-elle assez de flair pour cela, avec la puanteur qu'elle dégageait ? C'était peu probable...
Se précipitant ainsi vers leur campement, elle manqua heurter une silhouette venant en sens inverse, que sa vision de demi-elfe aperçut et identifia heureusement très vite : Bran. Il portait une torche, mais son regard ne perçait pas l'obscurité au-delà du halo de lumière, aussi ne la vit-il qu'au dernier moment.
" Eldrina ! Bon sang, j'étais fou d'inquiétude !"

La rôdeuse avait peu à peu relâché sa tension au fur et à mesure qu'elle s'éloignait et pouvait sentir qu'elle n'était pas suivie et avait sans doute semé la créature. Elle aperçut enfin, avec un soulagement certain, l'emplacement de leur campement, et s'apprêtait à ralentir le pas puis reprendre sa garde l'air de rien, lorsqu'elle manqua percuter Bran. Par les dieux, il était donc éveillé ? Mais combien de temps exactement était-elle partie ? C'était le pire scénario, songea-t-elle : non seulement elle avait fait n'importe quoi sous une de ces impulsions subites dont elle avait le secret et qui finiraient sans doute un jour par la tuer de manière stupide, mais surtout, le paladin en était désormais parfaitement témoin et il allait forcément se poser des questions ; sur ce qu'elle avait fait, sur ce qui l'avait prise, sur sa santé mentale, sur ses capacités, sur tout. Un vent de panique commença à s'emparer d'elle l'espace d'une seconde, mais elle se calma en songeant que quelques instants auparavant, elle avait des problèmes autrement plus matériels et plus graves que d'avoir perdu la face devant Bran. Du moins, c'était le point de vue qu'adopterait certainement n'importe quel être rationnel.

- Ah euh Bran ... Bonsoir, enfin, bonjour, enfin ... Vous voilà. J'étais, je, eh bien, voilà, fit-elle, plus cohérente que jamais.

" Quoi ? c'est tout ce que vous avez à dire ? Mais enfin, voyons, vous étiez passée où ? Pourquoi vous êtes-vous éloignée du campement ? Sans me prévenir, sans me réveiller ! Rien !"
Fronçant subitement les sourcils, il l'observa un peu plus attentivement et repris d'une voix moins agressive.
" Vous êtes pâle.... Vous avez eu des ennuis ? Vous êtes blessée ? Je peux vous soigner..."

Eldrina se mordit les lèvres sans rien répondre. Qu'aurait-elle pu répondre, de toute manière ? Elle-même ne savait pas quelle vague de folie l'avait saisie et pour quelle raison elle avait bien pu faire cela. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'à présent qu'elle était revenue à la relative sécurité de leur campement et qu'elle retrouvait ses esprits, elle était saisie de honte. Cette forêt qu'elle avait arpentée durant tant d'années, quoique bien sûr rarement en son coeur, dans ces endroits si hantés de présences maléfiques, cette forêt qu'elle était supposée être une des plus aptes à parcourir, une des plus averties du moins, cette forêt avait réussie à l'attraper comme une bleue. Pire, elle avait mis Bran en danger, alors qu'elle était censée être responsable de lui durant son tour de garde. Certes, elle n'avait jamais été très douée pour être responsable des autres, mais enfin, ce n'était pas une excuse pour avoir enfreint les règles de prudence les plus élémentaires. A vrai dire, elle ne savait toujours pas quelle folle impulsion l'avait poussée là. Sa curiosité, évidemment, sa curiosité face à cet étrange spectre aux intentions mystérieuses - mais qui cédait à la curiosité en plein milieu de la nuit, dans une forêt inhospitalière au possible, en plein tour de garde ?

Elle finit par lever les yeux et regarder Bran un bref instant, le temps de lui répondre.

- Non, je n'ai rien, je ne suis pas blessée. Je suis simplement ... Qu'était-elle au juste ? Déboussolée ? Perturbée ? Je suis désolée. C'était ... Elle eut un vague geste de la main, comme pour tenter de balayer les derniers événements et de revenir à la situation antérieure.

Qu'allait-il penser d'elle à présent ? Elle aurait certainement perdu toute crédibilité auprès de lui ; et, à vrai dire, ce serait loin d'être imméritée. Quelle folie, vraiment.

Il fronça les sourcils, l'air inquiet.
" Vous êtes sûre que vous allez bien ? Vraiment ? Vous semblez.... perturbée. Je sais qu'il y a dans ces bois des forces maléfiques qui peuvent égarer les esprits... Ou bien... Vraiment, vous êtes sûre... d'être vraiment vous ? Hum... attendez..."
Il marmonna quelques mots, elle eût l'impression d'être traversée par une vague de lumière bleue. Il haussa finalement les épaules, rougit légèrement.
" Hum... excusez-moi, je n'aurais pas dû sans demander, je voulais juste... hum... enfin... Vous avez l'air..."
Il secoua la tête, soupira.
" Je ne comprends pas.... Qu'est-ce qui s'est passé ?, questionna-t-il finalement d'une voix douce.

Elle ne put retenir un léger sourire lorsqu'elle comprit ce qu'il venait de faire. Ainsi, elle avait donc si peu l'air d'être elle-même ? Elle était plus perturbée qu'elle ne l'aurait cru, c'était un fait ... Dans sa propre forêt, dans le lieu où elle avait grandi, se laisser entraîner comme la dernière des innocentes par ce fantôme étrange, cette drôle d'apparition ... Que lui était-il arrivé ? Que devenait-elle ?

Elle finit par se résoudre à répondre, au moins un peu, au paladin qui l'observait d'un air inquiet mais doux, sans agressivité et sans la questionner plus avant, attendant qu'elle parle. Après tout, il avait bien mérité un peu d'explications, puisqu'elle l'avait tout de même abandonné en pleine forêt. Et puis, ils avaient partagé suffisamment d'expériences en ces lieux pour qu'elle puisse lui devoir quelques mots.

- Je ... C'était ... J'ai été ... Je ne sais pas ce qui m'a pris. Une apparition, un enfant ... Je l'ai ... Je sais, pourtant, je sais fort bien à quel point cette forêt est trompeuse, dangereuse, à quel point elle peut nous perdre ... Mais, voilà, je l'ai suivi. Je ne sais pas trop ce que j'imaginais ... Il n'était pas agressif, vous voyez ? J'essayais de comprendre ce qu'il voulait, ce qu'il cherchait ... Je ne sais pas ... J'ai été comme folle.

Le paladin ne parut pas vraiment rassuré par sa réponse.
" Folle, pas forcément.... peut-être juste imprudente... Enfin... à moins que cette apparition ait été autre chose, et qu'il y ait eu là-dedans une entité capable de perturber votre esprit et de vous amener à faire quelque chose que vous n'auriez pas fait d'ordinaire. Vous aviez la sensation d'être envoûtée ? Sous l'effet d'un sortilège ? Etiez-vous dans votre état normal, juste poussée par la curiosité, ou bien n'aviez-vous plus vraiment votre tête ? Etait-ce quelque chose d'irrésistible qui vous poussait à suivre cette apparition ?"

La rôdeuse eut à nouveau un pauvre sourire devant les questions de Bran. Alors il la pensait envoûtée ou sous l'effet d'un charme quelconque ... Quelque part, elle aurait aimé avoir cette excuse. Cette justification. Pourtant, il fallait admettre qu'elle avait eu l'impression d'avoir parfaitement sa raison, lorsqu'elle s'était lancée dans cette déraisonnable stupidité. Elle pensait rationnellement, elle avait argumenté en son for intérieur, très rationnellement .... Attirée par ce spectre, cette apparition, cette - chose - les dieux savaient ce dont il s'était agi. Et pourtant, elle avait délibérément abandonné sa garde - la chose la plus sensée et la plus logique que quelqu'un puisse faire dans la Forêt Maudite : veiller et surveiller ! Elle était bien placée pour le savoir. Qu'est-ce qui lui était passé par la tête, par les dieux, quand elle s'était levée pour le suivre ? Bran pouvait-il avoir raison, dans ses questionnements ? Pourtant, elle se souvenait parfaitement avoir agi posément, lentement, sans précipitation, sans quoi que ce soit qui indique une folie quelconque. Et avoir décidé d'elle-même ... Elle était tentée de réécrire les faits. Se dire que oui, elle avait été poussée par quelque chose d'incompréhensible, se dire que oui, elle avait une excuse. Ou était-ce qu'elle ne savait plus très bien où elle en était ?

- Je ... Je ne pense pas. Enfin, je ne sais pas mais ... Je l'aurais senti. Ce n'était pas ... Rien d'irrésistible ou un envoûtement ou ... J'ai juste ... Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je suis prudente, pourtant, enfin, les dieux savent que ... je sais que ... La forêt est trompeuse, ici, et ... Je ne sais pas ... Il y avait un animal .. Enfin, comme une apparition aussi ... Ça m'a intriguée, je ...

Par les dieux, mais pourquoi avait-elle fait cela ?

- Je suis désolée, Bran. J'étais censée être ... responsable ...

Bran grimaça un sourire.
" Non mais.... ne soyez pas désolée, comme ça, sans cesse ! J'étais inquiet, je suis désolé de m'être un peu emporté. Mais c'est juste qu'il aurait mieux valu me réveiller, on y serait allés ensemble, c'était moins dangereux... et puis ça m'aurait évité de paniquer en me réveillant tout seul !"
Il soupira.
" Et c'était quoi, alors, cette apparition ? Un fantôme ?"

La réponse de Bran était tout à fait rationnelle, et même, il fallait le dire, raisonnable. A vrai dire, c'est ce qu'Eldrina elle-même aurait suggéré à n'importe qui se serait trouvé dans la situation qui avait été la sienne, quelques heures auparavant à peine. Ou plutôt, elle n'aurait peut-être même pas éprouvé le besoin de le suggérer, tant c'était l'évidente marche à suivre. Et maintenant qu'elle était sortie de cette nuit de songes, cette nuit qui était passée comme un songe, un mauvais rêve, à présent elle voyait parfaitement la logique dans tout ça et parvenait d'autant moins à comprendre ce qu'elle avait bien pu faire cette nuit.

- Oui, je pense ... Un enfant. Il avait l'air triste ... il suivait quelque chose. Bien sûr, au bout du chemin, il y avait un blême, ou une créature approchant, alors je suis repartie ... Elle eut un rire sans joie. La première réaction saine que j'aie eu cette nuit, à vrai dire.

Le paladin grimaça.
" Un blême... Vous avez bien fait de vous enfuir. Je peux peut-être retourner là-bas avec vous, si vous voulez vraiment savoir ce que veut ce fantôme. Si le blême est seul, je devrais être de taille à le combattre, mais s'il y en a tout un groupe, ce ne serait pas prudent. On peut aussi aller voir demain. Peut-être qu'on trouvera un corps d'enfant qui expliquerait la présence de ce fantôme. S'il est toujours là. En tout cas, je comprends que ça vous ait intriguée. Ce n'est pas anodin, un fantôme d'enfant. Il faudrait pouvoir le renvoyer dans le monde où il devrait être... "

La rôdeuse soupira légèrement et sentit une partie de sa tension se relâcher au fur et à mesure que Bran parlait. Le paladin avait raison, et elle était d'accord avec ses suggestions, qui lui semblaient parfaitement sensées. Encore une fois, en temps normal, elle aurait certainement réagi avec la même logique en tête - réveiller Bran, observer le fantôme et décider ensemble de la marche à suivre. Elle ne savait toujours pas quelle mouche l'avait piquée et quelle folie l'avait traversée, mais parler avec le paladin lui permettait de faire autre chose que ressasser son incompréhension et sa honte, et elle lui en était reconnaissante.

- D'accord. Peut-être pourrions-nous y retourner demain ? Je vous ai ... déjà fait perdre un temps de sommeil précieux, il vaut peut-être mieux attendre de voir. Et s'il n'y a rien demain, tant pis ...

Elle en serait quitte pour des interrogations éternelles sur le pourquoi de son attitude irrationnelle, et pour une grande remise en question de toutes ses capacités mentales. Rien de grave, en somme.

" Bah, ce n'est pas grave. J'ai l'habitude de peu dormir, ça fait partie de notre entraînement... Mêmesi, en réalité, c'est surtout en été, où nous devons nous lever avant l'aube et nous coucher après le crépuscule : l'énergie de Lathandre nous permet de nous passer de sommeil dans ces moments-là. "
Il sourit, et l'entraîna en direction de leur petit campement de fortune.
" Mais de toute façon, c'est mon tour de monter la garde, il me semble. Vous feriez bien de dormir maintenant. Vous avez certainement besoin de repos, après tout ça. Et puis, peut-être que c'est le manque de sommeil qui vous a perturbé les sens, d'ailleurs... "
Il rougit furieusement, semblant prendre conscience que ses paroles n'étaient peut-être pas très respectueuses.
" Oups...hum..., pardon, se corrigea-t-il. Ce n'est pas ce que je voulais dire.... Je...Hum... veuillez me pardonner."

La rôdeuse grimaça aussitôt. Ainsi, il pensait qu'elle était folle ... Ou du moins, "perturbée". C'était à craindre, évidemment, et c'était à vrai dire tout ce qu'elle craignait : perdre toute crédibilité à ses yeux, n'être plus que folle et inexplicable. Quelque part, bien sûr, elle avait espéré que le paladin n'aurait pas cette réaction, précisément parce que cela aurait permis de contrebalancer l'angoisse sourde qu'elle sentait en elle, la culpabilité ou la déception, l'amer sentiment d'avoir échoué quelque part. Elle avait toujours été trop curieuse, bien sûr, et son maître s'était arraché les cheveux un nombre incalculable de fois à essayer de lui inculquer un minimum de sérénité et de retenue. Combien de fois avait-il pris des risques pour venir la récupérer alors qu'elle s'était imprudemment exposée, attirée par une ruine, une ombre ou une créature étrange. Il en avait été quitte, une fois, pour une sévère blessure à l'épaule, et dans ses moments de culpabilité où elle se morfondait, elle ne pouvait s'empêcher de se demander s'il n'aurait pas survécu à l'attaque surprise de l'araignée, s'il n'y avait pas eu cette blessure pour le ralentir et diminuer ses réflexes ainsi que son agilité.

En somme, elle avait failli, de façon hélas compréhensible quand on connaissait sa propension à la curiosité mal placée dans la forêt, mais de façon néanmoins inexplicable alors qu'elle avait déjà des années d'expérience de la Forêt Maudite derrière elle et surtout, une once de sagesse et de mesure pour savoir quand se contenir et quand se montrer prudente.

A vrai dire, l'hypothèse de la folie passagère n'était pas à exclure, tant son comportement la laissait honteuse et perdue. Elle se sentait coupable, ayant failli à tout ce pour quoi elle avait été engagée, ayant failli à son rôle de guide et de personne connaissant mieux que quiconque, sans doute, dans ce groupe, les secrets et dangers de la Forêt. Elle se sentait un peu misérable, et les mots de Bran, bien que simplement maladroits, la plongèrent dans une sorte de culpabilité sombre qui ne l'aidèrent pas à trouver le sommeil. Ses rêves furent agités et peu reposants. Mais avec un peu de chance, le réveil serait paisible et la journée du lendemain apporterait un minimum de consolations ainsi qu'un regain de confiance en soi. Du moins, c'est avec ce mince espoir pour compenser son état d'esprit bien dépité qu'elle finit par sombrer malgré tout dans le sommeil.

Son voeu fut exaucé : la fin de la nuit fut paisible, et rien ni personne ne vint la déranger dans son sommeil.
Elle se réveilla cependant moins reposée qu'elle n'aurait dû : elle avait de vagues souvenirs de rêves étranges, de cauchemars peut-être, dans lesquels le fantôme de l'enfant semblait l'attendre, l'appeler, avant de disparaître en courant derrière une tâche blanche bondissant dans les branches - un autre fantôme peut-être.

Une bonne odeur de thé vint finalement chasser les dernières brumes de sommeil. Le soleil était levé dans un ciel sans nuage, et malgré le froid piquant, on devinait l'amorce d'une belle journée de printemps. La forêt semblait beaucoup plus accueillante que pendant la nuit, même si on y ressentait toujours cette souillure omniprésente : l'impression de malfaisance était grandement atténuée lorsque le soleil filtrait à travers les feuillages.
" Pas le moindre fantôme durant ma veille, claironna le paladin, qui semblait débordant d'énergie. Ni d'enfant, ni d'adulte. Il a dû prendre peur. Mais venez donc déjeuner ! Avez-vous bien dormi ? "

La rôdeuse émergea de son sommeil, pas entièrement reposée et avec les souvenirs de la veille encore prégnants et pesants à son esprit. Tous ces rêves ... Et oui, elle avait rêvé de cet autre spectre, cette ... chose que le fantôme de l'enfant avait semblé poursuivre. Cette histoire la taraudait bien trop, et désormais il était clair qu'elle ne serait pas apaisée tant que Bran et elle ne seraient pas repartis sur les traces des apparitions spectrales. Toujours cette curiosité qui la tenaillait. Mais à présent, c'était aussi pour s'apaiser un peu qu'elle en avait besoin : s'ils découvraient quelque chose, elle aurait au moins la certitude qu'elle n'avait pas fait toutes ces folies pour des broutilles. Bien sûr, elle aurait dû agir autrement, garder sa raison, sa prudence, attendre le lendemain ou réveiller Bran - mais il serait temps de se morigéner encore et encore dans les jours qui viendraient.

Elle sourit au paladin qui semblait de fort bonne humeur. Sans doute son côté lathandrite. Elle s'installa pour déjeuner et essaya de faire bonne figure. Autant ne pas gâcher l'entrain de Bran et essayer d'aborder cette journée un peu mieux résolue.

- Ça va, fit-elle en réponse à sa question. Mais, merci.

Le paladin ne parut pas se rendre compte qu'elle était moins débordante d'énergie joyeuse que lui-même. Tout en bavardant gaiement, il se mit en quatre pour la servir, piochant dans leurs faibles réserves de nourriture -heureusement renflouées par les demi-elfes qui les avaient hébergés. Il parlait de tout et de rien, de Luménis qu'ils atteindraient dans trois jours si tout allait bien, des montures qui commençaient à fatiguer, de ces bois bien plus riants à la lumière du jour, de ces fichus fantômes qui s'amusaient à gâcher les nuits des voyageurs.
Autour d'eux tout était parfaitement calme. Il n'y avait plus la moindre trace de la présence de morts-vivants, et ces fantômes paraissaient sortir d'un simple cauchemar. La forêt était paisible, et la journée s'annonçait belle.
" On va faire un petit crochet pour tirer au clair votre histoire de cette nuit, tout de même, finit par annoncer le paladin tout en rassemblant ses affaires et les restes de leur petit déjeuner. S'il y a un fantôme qui cherche le repos, ça fait partie des missions des lathandrites... Le temps de finir de ranger, de charger les montures, et vous nous emmènerez là-bas. Enfin, si le chemin est praticable pour les chevaux... "
En réalité, Eldrina se souvenait fort bien que l'itinéraire qu'elle avait suivi, au moins au début, était étroit et difficile d'accès.

N'auraient été les derniers propos de Bran, et ses rêves de cette nuit, on aurait pu croire à une journée idyllique, symbole de la fin de leur périple à travers la Forêt. Il faisait beau, ils seraient à Luménis en trois jours, Bran débordait d'énergie et on aurait presque pu donner Lathandre sans confession à cette forêt qui, à un oeil innocent, semblait actuellement bien paisible. Eldrina se sentait légèrement mieux, de fait, et elle était contente que Bran se charge à la fois de la conversation et de la bonne ambiance de la matinée. C'était tout ce dont elle avait besoin pour ne pas rester à se morfondre dans sa honte et sa perplexité.

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, pour les chevaux, répondit-elle, retrouvant un peu de son assurance. Le chemin n'était pas très aisé, plutôt étroit et assez peu visible ... Je m'y suis repérée parce que le ... fantôme ... n'allait pas vite, mais je dirais que les chevaux auront du mal à passer. Nous pourrions peut-être les laisser ici le temps de partir en excursion - normalement, en plein jour, le chemin devrait être plus rapide à faire que ce que j'ai fait hier, et puis, je m'en souviens bien ...

Le paladin réprima une grimace.
" Je n'aime guère les laisser en arrière... Enfin, j'imagine qu'en plein jour, ils ne risquent pas grand-chose."
Avec un haussement d'épaules, il attacha la longe de sa propre monture à l'arbre le plus proche, tout en lui flattant l'encolure.
"De toute façon, ce n'est pas très loin, nous serons vite de retour..., conclut-il en se tournant vers elle. Allons-y."

Le trajet n'était en effet pas très long, et Eldrina reconnut sans difficulté les lieux, beaucoup plus riants à la lueur du jour. Le petit sentier qu'elle avait suivi, le lieu où elle avait fait demi-tour -on voyait encore ses traces-, et, plus loin, la haie derrière laquelle le fantôme avait disparu. Bran avançait juste derrière elle, concentré, prêt à intervenir. Tout semblait calme, mais au fur et à mesure qu'ils approchaient de l'extrémité de la haie, elle percevait quelque chose. Une odeur, à peine perceptible, amère et doucereuse. Elle avait suffisamment l'habitude des bois et des bêtes pour reconnaître aussitôt, même aussi diffuse, l'odeur d'une charogne. Ou d'un mort-vivant peut-être.

Quelque part, Eldrina se sentait rassurée de retrouver aisément le chemin. C'était là le signe qu'elle n'avait pas perdu toutes ses facultés, qu'elle avait toujours sa raison, qu'elle savait toujours faire ce dont elle était capable. Bien sûr, son irresponsabilité de la veille aurait sans doute été plus explicable si elle était tout simplement devenue folle et inapte, mais enfin, à choisir, elle préférait tout de même rester elle-même et devoir simplement apprendre à se pardonner cette erreur stupide. Elle restait attentive, aux aguets, et de plus en plus concentrée à mesure qu'ils se rapprochaient de l'endroit où elle avait croisé la créature - blême ou autre. Elle s'arrêta lorsqu'elle sentit l'odeur caractéristique. La créature était-elle encore là, non loin, ou ne trouveraient-ils qu'un corps en décomposition ? Quoi qu'il en soit, ils touchaient au but, et n'allaient donc pas se trouver face à l'absence de toute trace de son excursion de la veille. Quelque chose était bien là. Quelque chose qu'elle était bien décidée à découvrir.

Elle fit signe à Bran de ralentir, pointa le doigt vers la haie, et lui glissa à voix basse : " Une odeur ... Ça sent la charogne. C'est là qu'il était, hier."

Bran hocha la tête, concentré, et lui fit signe de rester derrière lui. Il marmonna quelques paroles, une sorte d'incantation, puis s'avança d'un pas assuré, contournant la haie.
Un instant plus tard, elle voyait ses épaules se relâcher et il lui faisait signe qu'elle pouvait avancer sans crainte.
D'un regard, elle engloba la scène : une forme sombre vêtue de loques, au sol, d'où provenait l'odeur, et, juste à côté, une forme blanche, translucide, d'allure humanoïde, qui fixait Bran d'un air absolument terrifié. Elle reconnut immédiatement son visiteur nocturne. Du coin de l'oeil, elle entraperçut un mouvement dans l'arbre, une petite ombre blanche bondissante, qui disparut dans les branches.

Elle était contente de la présence de Bran à ses côtés, et si elle ne comprenait toujours pas totalement le rôle d'un paladin, qu'on ne lui avait somme toute jamais réellement expliqué avant sa rencontre avec Bran, elle commençait à apprécier les qualités du jeune homme et à saisir l'importance de ses compétences. Elle embrassa la situation du regard, concentrée, remarqua la forme en loque et l'air effrayé de la créature translucide qui était de toute évidence l'enfant de cette nuit ; soudain, une petite forme translucide, comme fantômatique, s'échappa, et elle reconnut ce qu'elle avait pris, durant la nuit, pour un petit animal. Elle fut tentée de lui courir après pour le rattraper, mais Bran était à ses côtés et il était hors de question qu'elle se comporte encore de façon irréfléchie pour une simple affaire de curiosité mal placée.

Aussi s'avança-t-elle prudemment, et glissa à Bran : "Quelque chose vient de s'enfuir .. Cette nuit, j'ai cru que c'était un spectre, un spectre d'un petit animal ..."

Puis elle observa avec plus d'attention la scène. Qu'était donc cette forme en loques ? Un cadavre, ou une créature encore en vie ? Puisque Bran semblait ne rien craindre, elle ne fit pas le moindre geste qui pût sembler agressif, afin de ne pas effrayer "l'enfant" visiblement terrifié, et se contenta de le scruter également. Elle tentait de comprendre de quoi il s'agissait. Étaient-ce des spectres, ou bien des créatures de la forêt, bien vivantes ? Il fallait identifier cet amas de loques au sol : était-ce là tout ce qui restait du blême de cette nuit ? C'était en tout cas bien étrange, et elle attendait quelques mots de Bran pour tenter de démêler tout cela. En espérant qu'il veuille bien ensuite partir chercher cette petite forme animale, et qu'ils la retrouvent ...

Bran avança d'un pas, puis un autre, et l'enfant recula aussitôt, se glissant entre deux arbres sans toutefois disparaître : il continuait de les observer avec une angoisse visible.
" Un cadavre, murmura le paladin en scrutant la forme sombre. Bien amoché. Celui d'un enfant peut-être... Ça pourrait être le sien", ajouta-t-il en désignant le fantôme d'un signe de tête.
Le fantôme en question recula encore, apeuré, les yeux toujours fixés sur Bran. Eldrina aperçut la forme blanche vaguement translucide juste au-dessus de lui, perchée sur une branche, à demi dissimulée par les feuillages.
" Quelque chose a dû empêcher son âme de trouver le repos. Peut-être que c'est juste parce que son corps n'a pas été enterré et a été profané par des morts-vivants. Ou peut-être qu'il y a autre chose..."
Il soupira.
" Un clerc pourrait renvoyer son âme là où elle devrait être. Moi j'en suis incapable. A moins de connaître la cause, et de faire en sorte d'y remédier... "

La rôdeuse blêmit en entendant les explications de Bran. Un cadavre d'enfant, possiblement profané par des morts-vivants .. Quelle horreur. Elle se rappelait de découvertes semblables du temps où elle parcourait ces lieux avec son maître, mais c'étaient toujours des corps adultes, aventuriers trop téméraires ou explorateurs perdus. Jamais encore elle n'avait eu sous les yeux le cadavre d'un enfant, et elle se sentait terriblement mal de cette découverte. S'il y avait quelque chose à faire pour cette âme en peine, elle le ferait, c'était désormais une évidence.

Trouver la cause de ceci, et y remédier, disait Bran. Soit. Elle voyait trois possibilités pour ce faire : ou bien, l'examen du corps leur en apprendrait miraculeusement assez. Ou bien, d'une manière ou d'une autre, ils parvenaient à interagir avec le fantôme décidément terrorisé. Ou encore, l'un ou l'autre des petits spectres les entraînerait, comme ils l'avaient déjà fait, vers de nouveaux éléments.

Elle se pencha sur le corps, contrôlant ses hauts-le-coeur et son émotion, pour essayer d'y discerner quelque chose qui la renseignerait sur la cause de la mort, et ce qui avait pu arriver au cadavre ensuite. En même temps, elle demanda à Bran "Vous pensez qu'il y a un moyen de communiquer avec ces fantômes ?". Après tout, c'était un paladin, et même si elle avait été fort déçue d'apprendre qu'il ne pourrait pas lui-même renvoyer l'âme où il le fallait, elle se disait quand même que les paladins devaient savoir un peu mieux ce genre de choses. Elle, elle savait reconnaître une créature d'une autre, pister dans la nature et se déplacer silencieusement sous les branchages, mais pour ce qui était de la magie ou des questions de revenants, elle se sentait totalement perdue.

" On peut essayer de lui parler. Il ne répondra pas forcément... Normalement, il peut nous comprendre, et même parler, mais certains ne le font pas. Ou peut-être ne veulent pas..."
Le fantôme de l'enfant ne bougeait pas et semblait effectivement les écouter. Mais de loin.
L'examen du corps, en revanche, ne leur apprit rien. Il n'y avait pas de trace visible de blessure, mais il était décidément trop amoché pour qu'on puisse en tirer quoi que ce soit.
" Je devrais peut-être m'éloigner un peu, suggéra Bran. Il semble avoir peur de moi.... Et peut-être qu'alors vous pourriez lui parler. Mais je n'aime pas vous savoir seule avec un tel être, fut-il d’apparence inoffensive, ajouta-t-il plus bas. Le contact physique d'un fantôme peut être très mauvais pour votre organisme. Évitez de le laisser trop s'approcher de vous, et restez sur vos gardes."
A pas lents, il recula vers le rideau d'arbres plus serrés qu'ils avaient contourné.
Le fantôme ne bougeait toujours pas, et son regard allait de l'un à l'autre, anxieux, craignant peut-être un piège.
La frêle ombre blanche avait réapparu dans les branchages au-dessus de lui.

Eldrina hocha la tête aux propos de Bran, pour lui signifier qu'elle avait bien enregistré ses avertissements. Elle était parvenue aux mêmes conclusions que lui, pour ce qui était de l'inquiétude qu'il semblait générer chez le petit fantôme, mais il avait raison de lui rappeler que la prudence était de mise. Elle ne comptait pas refaire de folies, de toute façon, et se tenait bien sagement immobile, sur ses gardes ; néanmoins, il était bon à savoir que tout contact avec le fantôme lui serait nocif, sans quoi, peut-être aurait-elle pu se laisser avoir.

Elle se releva, lentement, pour ne pas l'effrayer, et lui adressa un léger signe de la main, sans bouger par ailleurs - elle ne voulait pas l'effrayer sur un malentendu. Bon sang, elle qui n'était pas douée pour parler aux gens ou les faire parler, voilà qu'elle se retrouvait à tenter de communiquer avec un fantôme ...

- Tu me reconnais ? fit-elle d'une voix calme, posée, suffisamment forte pour être sûre qu'il l'entende, mais sans aucune agressivité. On s'est vus, cette nuit ... Tu as besoin de quelque chose ? C'est pour ça que tu venais me voir ? Tu as essayé de me guider ici ...

On verrait bien ce qui se passerait. En tout cas, avant de tenter quoi que ce soit et de risquer de l'effrayer, il ne coûtait rien, à son avis, de tenter de lui parler un peu. Peut-être qu'il comprendrait, peut-être qu'il bougerait, la guiderait quelque part ou lui montrerait quelque chose. Il faudrait bien résoudre cette énigme, en tout cas. Elle regarda l'autre petite forme du coin de l'oeil. La créature, aussi, cette drôle d'ombre dans les branches, comme un spectre d'animal, la créature aussi semblait vouloir attirer leur attention. Et ils n'avaient pas trouvé d'autre corps à part celui qui appartenait sans doute à l'enfant.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Dans la forêt maudite