La Couronne de Cuivre

Pour désagréable qu'elle soit, cette odeur n'avait rien en commun avec celle de l'ignoble marigot qu'il avait quitté un peu plus tôt, où se mêlaient éménations de charnier et de fosse d'aisance... Et puis, seules des bêtes avaient été sacrifiées ici. Enfin, peut-être : il n'était pas, loin s'en fallait, un spécialiste du culte de Malar... Il en connaissait assez, cependant, pour savoir que ce dernier avait les elfes en horreur. Il était donc amusant de constater que l'un de ces derniers actes en ce bas-monde consisterait à s'en prendre à un adepte de cette divinité, en un sanctuaire lui étant dédié...
Son épée toujours en main, Taliesin commença à se rapprocher de Drew. Si sa transe était assez profonde, peut-être ne l'entendrait-il, ne le sentirait-il pas venir. Peut-être même serait-il en mesure de lui trancher la main avant que le colosse n'ait pris conscience de sa présence.
Beaucoup de "peut-être". Mais le temps pressant, il n'avait pas vraiment moyen de faire autrement.

La transe était profonde et Taliesin put arriver derrière le colosse sans que ce dernier ne manifeste le moindre signe de l'avoir entendu. Une lumière rouge sombre l'entourait signe, sans doute, qu'il était en communion avec son dieu, rechargeant son énergie pervertie. Il était curieux qu'il ne soit protégé par aucun sortilège mais peut-être l'habitude l'avait-il rendu peu méfiant... Il restait cependant un problème de taille, au sens propre comme figuré, pour le barde : la hauteur à laquelle il devait porter son coup et la force qu'il serait dès lors capable d'y mettre. Ses chances de trancher la main en une seule fois étaient pour le moins réduites...

Ah, tout aurait été tellement plus simple s'il avait s'agit de le tuer : un bon coup d'épée dans le dos, et ça aurait été réglé ! Mais voilà, il fallait "seulement" lui prendre la main gauche... Et le pire, c'est qu'il n'aurait droit qu'à un seul essai : s'il se ratait, il y avait de fortes chances que la douleur, loin de tétaniser son immense adversaire, ne le rende fou furieux... Dès lors, il ne ferait pas le poids et, après un temps plus ou moins long d'esquives et de fuite, il finirait par être tabassé à mort...
Un seul essaie, donc. Aussi lui fallait-il attendre la fin de la transe, quand Drew abaisserait les mains. Et à cet instant précis, attaquer vivement, récupérer le membre tranché, puis détaler avant que l'adepte de Malar n'ait repris ses esprits.
Vaste programme !
Mais pour l'heure... Se positionner légèrement de côté, et guetter le moment propice.

L'instant propice vint. Au cours d'une de ses prières, le colosse abaissa les mains, le barde vit l'ouverture et plongea. Sa lame s'enfonça sans difficultés dans la chair du clerc, le prenant au dépourvu, et lui arrachant un hurlement à peine différent des incantations qu'il psalmodiait à la seconde précédente. Malheureusement, l'épée buta dans un os solide et épais, à la mesure de son propriétaire. Taliesin y avait cependant mis une force considérable, et il y eut un craquement désagréable, de bonne augure pour son dessein. Drew releva alors brusquement le bras et le barde fut contraint de lâcher sa lame pour ne pas être emporté dans les airs. Le geste désordonné du clerc eut un effet imprévu : ce qui restait de chair pour retenir le membre tranché céda et la main partit dans les airs, pour heurter un mur. L'épée avait pris un chemin légèrement différent, valdinguant dans les escaliers pour s'immobiliser quelques marches plus haut. Fou de rage et de douleur, le Malarite faisait désormais face au barde, qu'il contemplait avec des yeux écarquillés de stupeur furibarde, mais il retenait son poignet pissant de sang de sa seconde main, dans une tentative imparfaite d'enrayer une spectaculaire hémorragie. Il semblait pourtant prêt à charger avec la tête...

Même si le fait d'avoir réussi son coup le laissa pantois, le barde essaya de s'arracher à sa surprise : rien n'était encore gagné, et seule la vitesse, désormais, lui permettrait d'échapper à une mort quelque peu anticipée. Il devait bondir pour éviter la charge qui semblait imminente, courir récupérer la main tranchée, se ruer dans l'escalier où, s'il le pouvait, il reprendrait sa lame, puis...
Puis quoi ?
Et oui, là était la question, car il n'avait pas décidé d'un point de rendez-vous avec le vampire.
Bah, il repartirait par là d'où il était venu : s'il sortait, s'il s'élançait dans le complexe, il était perdu.
Perdue de manière quelque peu anticipée, là encore.

Drew chargea et Taliesin l'évita lestement, plongeant vers la main. Le clerc percuta le mur juste derrière lui, dans un bruit mat et mou, mais fit aussitôt volte-face. Le barde avait retrouvé la main dégoutante de sang, énorme comme un battoir, et, comme l'avait averti le vampire, portant de nombreuses bagues serties. Pas le temps de les compter ou de s'amuser à les analyser à la seconde présente. L'énorme Malarite écumant et sanguinolent était désormais juste derrière lui, et Taliesin sentit sa main se refermer sur ses chausses, qu'il lui abandonna dans un bruit de déchirure. Il contourna ensuite l'autel mais se retrouva privé de sortie : Drew lui barrait le passage. Fou de douleur et colère, le clerc semblait cependant ne pas savoir comment agir. Dès qu'il lâchait son poignet malmené, le sang en jaillissait à grands flots, menaçant le tuer plus efficacement qu'un nouveau coup de lame.
" Engeance de vampire ! hurla-t-il. Je vais t'arracher la tête, la bourrer d'ail et la faire frire !"
Il abandonna alors l'embrasure de l'escalier pour se diriger vers un coffre qu'il ouvrit d'un coup de pied, envoyant son contenu de fioles et de parchemins valdinguer sur le sol. La voie était libre... un court instant.

Pourquoi Drew avait-il agi de la sorte ? Était-ce dans l'espoir qu'il se prenne les pieds dans quelque chose, trébuche, s'étale de tout son long ? C'était le plus probable, à moins que quelque chose ne lui échappe. Enfin, dans l'immédiat, c'était lui qui devait échapper à son ennemi... Par conséquent, il se rua dans la brèche, le plus rapidement possible, essayant de surveiller à la fois les objets répandus sur le sol et le Malarite fou furieux... S'il faisait un faux pas, s'il était attrapé, tout serait terminé. Enfin, presque : d'abord, il y aurait un supplice très long, très désagréable...

Drew ne se rua pas à sa poursuite mais Taliesin l'entendit fouiller dans les objets qu'il avait renversés. Le barde atteignit rapidement le sommet des marches, écarta la tenture, déboucha dans la chambre enténébrée, puis dans la pièce où il avait tué les deux clercs de Baine.
C'est là que la chance l'abandonna : les deux autres prêtres venaient d'y faire irruption, le premier penché sur un cadavre, le second encore dans l'embrasure de la porte qui donnait sur le couloir.
" ATTRAPEZ-LE !" résonna la voix rugissante de Drew dans son dos.

Pourquoi n'était-il pas surpris ?
Et bien, parce que c'était toujours pareil : à chaque fois que les choses se passaient trop bien, il s'agissait d'un prélude trompeur à une très, très mauvaise surprise.
Enfin, il ne pouvait s'offrir le luxe de se morfondre : il avait encore une infime marge de manœuvre, il ne fallait pas la laisser passer.
Sans plus perdre de temps, il se rua en direction de la salle d'eau, bien décidé à tout faire pour s'y engouffrer. S'il y parvenait, deux alternatives s'offiraient à lui : s'il en avait le temps, il refermerait la porte derrière lui et tenterait de la bloquer avec les tonneaux ; en revanche, si les clercs le serraient de trop près, il se ruerait tête la première dans les latrines.
Périr écrasé au fond d'un lac nauséabond, cela valait toujours mieux que subir d'interminables tourments entre les mains de Bainites.

Taliesin eut le temps de claquer la porte et de déséquilibrer un tonneau, renversant ce qu'il y restait d'eau claire et le coinçant dans l'étroite entrée de la pièce. Il détala ensuite vers les latrines et se retrouva devant le trou répugnant qu'il avait emprunté à l'aller. Il entendit les Bainites se ruer contre la porte, jurer en réalisant que quelque chose obstruait le passage, sans doute pour peu de temps, car ils étaient trois, et Drew, s'il avait pu se soigner d'une manière ou d'une autre, défoncerait aisément les quelques planches de bois. Mais le barde pouvait tenter d'incanter, cependant... ou alors sauter, en espérant que des chauve-souris aimables l'attendent à la réception.

Taliesin hésita à appeler quelque créature d'outre-plan mais il changea aussitôt d'idée.
-Trop tard, les gars : je me serai téléporté à l'autre bout du monde avant que vous n'ayez réussi à entrer ! lança-t-il d'un ton moqueur.Mais avant de partir, je vous adresse les amitiés de Cyric ! Et je te serre la main de Sa part, Drew !
L'instant suivant, il se fendait d'une incantation. Mais d'une incantation factice. Et, tout en psalmodiant, il s'empara du couvercle des latrines et entreprit de faire passer ses jambes dans le trou sordide. Si les Bainites découvraient la salle vide et l'évacuation bouchée, peut-être croiraient-ils réellement qu'il s'était téléporté. Et, au pire, ils hésiteraient quelques instants, Autant, sans doute, qu'il ne leur en aurait fallu pour éliminer une invocation...
De surcroit, quoi qu'il advienne, son ultime facétie aurait été digne d'un barde...

Le barde ne vit pas le résultat de sa mascarade, car il avait refermé le couvercle au-dessus de lui et entreprit de redescendre le long du tuyau d'évacuation. Pendant un moment, il fit noir et puant, il glissa plusieurs fois, cherchant des prises pour ses pieds et ses mains dans le conduit visqueux, des bouffées de gaz irritant vinrent à sa rencontre, lui piquant les yeux et la gorge. Il continuait à descendre. Jetant un regard troublé vers le bas, il vit le cercle plus clair, vert sombre, de la brume en dessous de lui. Il glissa une fois encore, se rattrapa in extremis, puis le tunnel s'éclaircit au-dessus de lui.
" Tu descends ! Maintenant !
— Mais il s'est téléporté... geignit une voix.
— Mensonges ! Il est de mèche avec Coquelicot ! Drew le sait ! Drew le sait !" glapit la voix, de plus en plus hystérique.
Il y eut un choc et un gémissement.
" MAINTENANT, Drew a dit !"
Taliesin comprit qu'il aurait bientôt de la visite. Mais il était désormais parvenu au bout du tunnel.

Il faillit adresser au Malarite une ultime pique... Mais n'en fit rien.
A quoi bon ?
Au lieu de cela, crispant ses deux mains sur leurs prises respectives, il dégagea ses pieds et resta quelques instants à les agiter dans le vide. Ainsi, si le vampire où ses séides ailés surveillaient le bout du tunnel, ils ne pourraient manquer de le remarquer et viendraient à son secours. Du moins, si la créature de la nuit avait l'intention de le sauver, ce qui n'était pas sûr. En effet, pourquoi ne récupèrerait-elle pas simplement la main tranchée sur son cadavre ?
Parce qu'elle trouverait beaucoup plus amusant de le tourmenter un peu avant de l'occire...
C'était plausible. Probable, même.
Il sourit dans les ténèbres.
Puis, sur une profonde inspiration, ouvrit les doigts, se laissant chuter dans l'abominable gouffre.

Il tomba sur quelques mètres, puis sentit mille petites griffes se saisir de lui pour ralentir sa chute. Certaines chauve-souris protestèrent en couinant avec véhémence, car la vitesse qu'il avait prise en se laissant aller leur causa quelques soucis de stabilisation. Elles le descendirent ensuite vers la surface purulente du lac, où se trouvait toujours la barque, bien qu'elle ait légèrement dérivé et ne se trouvait plus juste en dessous du trou. Le vampire s'était levé et l'accueillit d'une grimace, poings sur les hanches, tandis que Baptiste lui décochait un sourire courageux. Il avait le regard nettement moins vide que lors de son départ. Les chauve-souris le larguèrent à environ un mètre du plancher de l'embarcation et il put se réceptionner plus ou moins convenablement.
" Vous auriez pu appeler, dit le vampire. Vous savez, un plongeon de cette hauteur vous aurait tué net. A moins que vous ne fassiez partie de ces solaires qui croient qu'un elfe retombe toujours sur ses pieds. C'est une légende, en fait."
Son sourire s'élargit, révélant ses dents blanches.
" Mais vous avez la main !"

On y était : dans quelques secondes se jouerait la dramatique conclusion de cette expédition aux portes de l'enfer.
Bah, à bien y réfléchir, ce ne serait pas aussi catastrophique que ça aurait pu l'être. Car il n'était pas impossible que la migraine éprouvée au moment de sa rencontre avec le monstre ait été la conséquence d'une tentative de domination, non celle d'une lecture de pensées. Et même dans le second cas, aucune information ne filtrerait : le vampire étant un ennemi des Bainites, il n'allait certainement pas les aider !
De surcroit, Baptiste aurait pu constater qu'il existait encore des gens biens, prêts à tout pour tenter le sauver... Cela avait dû être réconfortant pour lui, après son abominable année de servitude...
Bien sûr, c'était dommage que cela se termine par leur mort à tous les deux. Mais... Il avait essayé, il était allé jusqu'au bout.
-Oui, répondit-il simplement.
Et, s'avançant, il lui tendit la main tranchée.
La garder pour négocier n'aurait servi à rien : l'être qui lui faisait face était capable de s'en emparer aisément, qu'il le veuille ou non...

Le vampire la prit et l'examina. Il retira un à un les anneaux qui enserraient les phalanges exsangues et gigantesques de la main tranchée, les jetant nonchalamment sur le bois de la barque. Puis soudain, l'un d'entre eux se mit à fumer entre ses doigts. Ou plutôt ce furent ses doigts qui se mirent à fumer. Son visage avenant se crispa une seconde en une grimace affreuse, reflet de la bête tapie sous cette apparence humaine, et les tendons de son cou et de ses poignets saillirent. La peau de ses doigts rougit, noircit, se consuma, révéla une chair brûlée, puis des os blanchis. Et l'anneau qu'il serrait se brisa en mille éclats argentés. Un sourire revint sur son visage. Il contempla une seconde son pouce et son index mutilés, comme si c'était une vision d'une banalité affligeante puis écarta son col et arracha de son cou un collier de métal blanc, qu'il jeta dans la boue noire. L'objet fut avalé sous la surface en quelques secondes à peine.
Soudain, il parut un peu plus grand, un peu plus droit, un peu plus mauvais. Il lâcha la main dans la barque, comme si c'était un vieux déchet.
Au même moment, la brume verte au-dessus d'eux fut crevée par un corps hurlant qui tombait : un Bainite un rien moins adroit que le barde, et moins populaire auprès des chauve-souris. Le vampire sourit tandis que le malheureux heurtait la fange dans une grande gerbe d'éclaboussures.
" Je reviens, dit-il. Baptiste, tu pourrais vouloir regarder ailleurs."
Puis il sauta dans la boue et rejoignit le clerc tombé. Le petit garçon, les yeux écarquillés, semblait avoir l'intention de ne rien manquer de la scène.

Voilà que le vampire se montrait délicat avec le gosse et l'appelait par son prénom. On aurait tout vu ! Néanmoins...
-Je crois qu'il a raison, Baptiste, souffla-t-il. Bien sûr, tu es libre d'agir à ta guise mais, personnellement... Je ne vais m'épargner ce spectacle.
Il joignit le geste à la parole tout en se rapprochant du petit garçon. Ainsi pourrait-il, le moment venu, lui offrir une protection très temporaire.
Baroud d'honneur.
Essayer. Jusqu'au bout.

L'enfant accepta de se détourner du spectacle et rejoignit rapidement l'étreinte du barde, où il demeura quelques secondes, frissonnant. Les bruits du festin du vampire furent cependant presque aussi éloquents que s'ils avaient contemplé la curée et le gosse finit par se boucher les oreilles. La barque tangua comme leur hôte remontait à bord. Ses bottes étaient désormais maculées de fange et son pourpoint de sang frais. Il s'essuya le visage avec lenteur mais son mouchoir était imbibé d'hémoglobine et ne fit qu'étaler ce qui le couvrait. Il conserva cependant son masque d'affabilité tranquille.
" Bon. Comme je le disais, un Hekka de Folkungar tient toujours ses engagements, dit-il. Mais je suis pressé : un gros lard attend mes crocs."
Il poussa les anneaux sur le sol du bout du pied, les observant d'un oeil averti, avant de relever son regard gris vers Taliesin et l'enfant.
" Ce cadre poétique est, selon les rumeurs, l’endroit où les suivants de Moandre, le dieu de la pourriture, espèrent voir leur divinité morte revenir à la vie. Il y a donc un tunnel qui relie directement le Temple de Moandre à ce lac de fiente. C’est une sortie possible et je peux vous la montrer. D’autres tuyaux permettent de remonter dans les fosses d’aisance des différents étages du Temple de Baine. Vu le désordre qui y règne à présent, c’est une entreprise plus imprévisible… Sont-ils trop occupés pour prêter attention à ce qui se glisse hors des tuyaux ? Ou au contraire guettent-ils le moindre mouvement ? Je peux détourner l’attention pour vous à l’étage des bêtes, mais je ne compte pas remonter plus haut… Je n’ai pas l’intention d’être à nouveau capturé pour plaire à ces vermines. J’ai une vengeance à ourdir et j’ai bien envie qu’elle soit... redoutée et redoutable. »
Il eut un sourire mauvais, mais privé.
« Je ne connais pas d’autres issues. Les rats se faufilent par les conduits qu’emprunte la fange pour se déverser dans les égouts. Je crains qu’ils soient mal entretenus et largement submergés. Peut-être est-il possible d’atteindre les cryptes en suivant l’un ou l’autre tunnel mais voulez-vous réellement troquer la peste contre le choléra ? D'autant que vous n'avez pas tout à fait la carrure d'un rat... »

Il ne croyait pas un seul instant que le vampire ait réellement l'intention de les mener vers l'une ou l'autre de ces issues. Il aurait aimé le croire, mais... le plus probable était qu'il se jouait d'eux. Toutefois, lui dire brutalement le fond de sa pensée ne ferait que lui valoir des souffrances supplémentaires... Il s'abstint donc, fit mine de le prendre au sérieux et réfléchit aux différentes options.
-S'il vous était possible de nous conduire jusqu'au tunnel menant au temple de Moandre, nous vous en serions extrêmement reconnaissants, répondit-il, poli.
Et c'était effectivement la moins pire des solutions : remettre les pieds dans le temple de Baine, dans ces circonstances, dans leur état... ce serait du suicide.

Le vampire tapa légèrement du pied et la barque se remit en mouvement, dans une direction imprécise, à travers l'eau fangeuse. Ils dépassèrent un corps flottant et Taliesin eut l'impression que le clerc de Baine, désarticulé, était cependant encore vivant. Sans doute plus pour longtemps.
" Malheureusement, l'anneau de contrôle de Naamah n'est pas sur la main gauche de Drew. Cela signifie que tant qu'il est encore vivant, elle continuera à vous chercher des noises. L'illithid, par contre, est désormais plus ou moins libre. Il devrait chercher à détaler plutôt que se soucier de votre maigre cervelle."
La barque s'arrêta à la verticale d'une paroi accidentée.
" L'entrée est ici, à plus ou moins quatre mètres de la surface. Il y a une petite grotte, mais les chauve-souris sont en vadrouille, elles ne vous gêneront pas."
Le vampire se pencha et ramassa un anneau parmi ceux qu'il avait jetés au sol.
" Viens ici." dit-il à Baptiste.
L'enfant jeta un regard inquiet à Taliesin, quêtant son approbation. Il avait manifestement envie d'obtempérer.

Ah, s'il avait connu plus tôt la nature de ces anneaux, il aurait été en mesure de contrôler tous ces monstres... le vampire y compris. Du moins, s'il avait eu le temps de les enfiler... Alors, vu la manière dont s'étaient déroulées les choses, il ne devait nourrir aucun regret.
S'arrachant à ces inutiles considération, il observa le monstre, puis l'enfant.
Enfin, il acquiesça.
-Vas-y, dit-il, doucement.
De toute façon, il n'était pas en mesure d'empêcher quoi que ce soit. Alors, faire mine de se plier aux désirs de l'être qui les tenait à sa merci, c'était se ménager une infime possibilité d'action...

Le vampire prit la main de l'enfant et posa un anneau dessus.
" Il est beaucoup trop grand pour toi, mais à mon avis, il fonctionnera quand même. Tu peux l'enfiler sur le pouce. Ce n'est pas grand chose, mais c'est pour m'avoir fait rire."
Il se redressa et le renvoya d'une poussée vers Taliesin.
" Ton ami barde pourra te dire à quoi il sert."
Son regard se fit plus dur.
" Vous m'avez rendu service et j'ai tenu mes engagements. Je ne vous nuirai pas : les ennemis de mes ennemis sont, momentanément, mes amis. Mais si nous devions nous retrouver ailleurs... un jour... Ne vous fiez pas à ce qui s'est passé aujourd'hui. Maintenant, filez. La rage qui gronde en moi a besoin de trouver un exutoire."

Entendait-il réellement les laisser partir ?
Non, il devait vouloir jouer encore un peu avec eux. Laisser croire à ses proies qu'elles étaient sauvées, puis s'abattre sur elles in extremis, cela correspondrait tout à fait à un prédateur tel qu'un vampire...
-Merci, dit-il néanmoins. Pour lui faire croire qu'il y croyait et... parce qu'au cas où l'incroyable se produirait, des remerciements ne seraient pas de trop.
Tu arrives à espérer même en ces circonstances ? songea-t-il, mi-amer, mi-amusé, en adressant une pensée à ceux à qui il devait ce miracle.
Puis il s'inclina courtoisement devant le sieur Hekka de Folkungar.
-Je vous souhaite une bonne vengeance,, ajouta-t-il, on ne peut plus sincère cette fois.
Enfin, se tournant vers Baptiste :
-Paré pour une petite séance d'escalade ?
Quatre mètres, ce n'était pas du tout insurmontable.
Sauf qu'on les attaquerait avant qu'ils n'aient atteint le sommet.
Peut-être...

" J'entends bien en profiter, soyez sans crainte." répondit le vampire.
Baptiste s'inclina ensuite très courtoisement, imitant le geste du barde, ce qui fit sourire le gentilhomme mort-vivant, manifestement interdit. Puis le gamin s'attaqua à la paroi. Il n'était pas très bon grimpeur, Taliesin le vit tout de suite, ce qui força le barde à le serrer de très près, histoire de le rattraper en cas de défaillance. Il entendit un bruit sous lui et constata que la barque avait fait volte face et s'éloignait, emportant une silhouette qui, déjà, se métamorphosait en autre chose... Il ne put cependant continuer à l'observer car le petit garçon glissa et il dut le rattraper d'un bras, se cramponnant de l'autre au roc glissant. Quatre mètres, ce n'était pas grand chose... mais il y avait peu de profondeur pour amortir leur chute s'ils devaient tomber.

-Allez, Baptiste, tu vas y arriver, ahana-t-il. Essaie de retrouver des prises sûres. Puis de grimper tout doucement. En cas problème, je te rattraperai.
Au fond, c'était peut-être cela, le piège : une issue toute proche, quatre petits mètres seulement les en séparant... mais quatre petits mètres infranchissables...
Qu'importe. Tentons le tout pour le tout, et advienne que pourra.
Il fallait juste espérer que le gosse ne glisserait pas trop souvent : dans son état d'épuisement, il n'était pas certain de pouvoir l'aider encore très souvent...

Mais Taliesin allait devoir se faire une raison : il n'y avait pas de piège. Ils durent infléchir leur trajectoire à mi-parcours, pour rejoindre une zone moins glissante et plus riche en aspérités, mais finirent par atteindre leur but : une petite grotte large de deux toises et haute d'autant, peut-être naturelle au départ, mais qui avait manifestement été retravaillée par une intervention humaine. On y avait construit un autel difforme et une colonie stupéfiante de champignons de toutes sortes y poussait. Impossible, cependant, de déterminer si certains étaient comestibles. Ils avaient en tout cas des formes et des couleurs un peu trop surprenantes pour être complètement rassurantes. Au bout de la caverne, longue de trois ou quatre toises, et qui finissait en une sorte de tunnel mycologique, se trouvait une porte de pierre. Elle portait, peint, à peine visible, usé, le symbole de Moandre, le dieu mort du pourrissement. Et comme les dieux aimaient faire dans l'originalité, il s'agissait, bien sûr, d'une main. Celle-ci était ouverte et figurait une étrange bouche dentée au creux de sa paume. Baptiste se laissa tomber assis par terre et poussa un profond soupir.

La main crispée sur la poignée de son épée, il resta un moment à contempler l'horrible marécage, persuadé qu'il finirait par voir surgir une nuée de chauve-souris, une meute de ras ou une nappe de brume qui prendrait rapidement la forme du sieur Hekka de Folkungar.
Mais rien ne vint.
Il peinait à le croire et pourtant... c'était vrai.
Peut-être la haine du vampire envers les Bainites était-elle à ce point virulente qu'il avait refusé de gaspiller davantage de temps avec eux. Peut-être, malgré son état de mort-vivant, avait-il conservé certaines des valeurs de sa maison.
Quoi qu'il en soit, il n'était pas revenu les achever.
Taliesin soupira à son tour, s'assit également.
Une pause, il en avait besoin, lui aussi. Bien sûr, il n'entendait pas baisser sa garde durant ce répit qui se devait par ailleurs d'être court. Cependant, souffler était un impératif...
[color=#FFFFF66]-Je tiens à te féliciter, Baptiste,[/color] dit-il bientôt. Arriver à faire rire un vampire, au point même d'en être récompensé... Ce n'est pas un mince exploit.

" Je n'avais pas l'intention de le faire rire, dit le petit garçon avec une grimace. Mais je lui disais qu'il n'était pas obligé d'être méchant parce qu'il était un vampire, et il me disait que si, c'était un peu obligé, alors je lui ai dit qu'à Luménis, il y avait un gentil vampire à la forge. Il s'appelle Dorian Cheveux-de-Jais, vous l'avez peut-être rencontré, et il n'a jamais mangé personne, sinon je suis certain que les conseillers l'auraient déjà pourfendu ! Il ne voulait pas me croire et ça l'a fait beaucoup rire. Je ne sais pas pourquoi. Je pense qu'il n'a plus beaucoup ri ces dernières années, sinon il aurait été un peu moins... sensible à ce genre de choses, non ? Bon, le seul souci, c'est qu'il a dit qu'il viendrait peut-être un jour vérifier. Mais je crois que les vampires, ils traversent pas l'eau facilement. Et puis de toute façon, je pense qu'il avait plein de projets ici, déjà."

-J'ai entendu parler du vampire forgeron, et j'ai même ouï dire que, jadis, Luménis avait à sa tête une impératrice vampire. J'ai beaucoup de mal à le croire, mais je n'ai jamais eu l'occasion de farfouiller dans les archives pour vérifier ce qu'il en était exactement...
Il sourit.
-Quant à celui qui nous occupe... Au final, c'est une bonne chose de l'avoir rencontré. J'étais persuadé qu'il ne tiendrait pas parole, et pourtant... Comme quoi, en ce bas-monde, il ne faut jurer de rien.

Le gosse leva les yeux sur le barde et lui sourit doucement, un peu embarrassé.
" J'espère que ce n'était pas trop dur... pour vous... de faire ce qu'il voulait... Et je vous remercie de l'avoir fait."
Il s'éclaircit la gorge.
" Je sais bien qu'il aurait pu nous tuer tous les deux mais... Enfin... J'imagine que ça ne sert à rien d'imaginer ce qu'il aurait pu se passer et qui ne s'est pas passé..."

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Temple de Baine