La Couronne de Cuivre

L'elfe frotta ses yeux rougis par la fatigue. La bienséance aurait voulu qu'il abandonne la chambre à Galathée et dorme dans la salle commune. La prudence, aussi. Sentinelle endormie, c'est sur lui que seraient tombés d'éventuels maraudeurs, ce qui aurait laissé le temps à la jeune femme de se préparer. Ou pas.
Mais la chouette veillait sur eux. Et les risques que quiconque tombe sur la maison était plus que minimes. Quant à la bienséance... La simple idée de dormir seul le terrifiait, tout à coup. Cela ne lui était plus arrivé depuis qu'il était revenu à lui, dans le Parc de Luménis. Si, une fois, à l'auberge de Fumeterre, après sa sinistre altercation avec Victor. Mais il n'était pas dans son état normal et avait consommé une forte dose de valériane. En dehors de cela, il avait toujours partagé leur campement. Même étendu de l'autre côté du feu, il avait chaque soir pu entendre leur respiration tranquille, les légers mouvements qui ponctuaient leur sommeil. Il avait pris l'habitude de les écouter, lorsqu'il s'éveillait parfois en pleine nuit. Pris l'habitude de s'y raccrocher. A présent, il ne pouvait imaginer s'endormir sans les percevoir. Même savoir qu'il n'était séparé d'eux que par un mur, une porte, lui paraissait un trop maigre réconfort.
Autant pour la bienséance, alors.
-Cela ne me dérange pas, dit-il doucement.
La jeune femme acquiesça et sortit. L'ancien barde entreprit d'attiser le feu, plaçant une nouvelle bûche sur les braises. Pas pour la chaleur, mais pour la lumière. Pour Victor, et surtout pour lui-même.
Puis il ramassa ses affaires et pénétra dans la petite chambre. Si petite que les anciens habitants n'avaient guère pu y placer que leur lit étroit. La promiscuité serait plus grande que jamais auparavant. Mais cela non plus ne le dérangeait pas. Bien au contraire. Sentir la jeune femme étendue non loin de lui l'aiderait à repousser les ténèbres.
Il étala ses couvertures sur le sol et s'y étendit. Les dalles de pierre étaient beaucoup moins confortables que l'herbe qui leur avait servi de matelas au cours de leur périple. Ils auraient bien récupéré le lit qui occupait encore la pièce à leur arrivée, mais celui-ci était réduit à l'état de décombres et il avait fallu s'en débarrasser. Bah, ils règleraient cela en son heure. Ce n'était pas le plus important.
Malgré son épuisement, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Il avait peur, tout à coup. Peur que quelque chose arrive à la rôdeuse, dehors. Peur que quelque chose sorte des ténèbres de la nuit et ne vienne le hanter. Des visages, des voix. Peur irraisonnée mais bien présente tout de même.
Alors, allongé dans ses couvertures, il attendit le retour de Galathée.
Le môme est plus courageux que toi, songea-t-il, mi amusé, mi amer.
Il n'en persista pas moins à attendre.

En rentrant vers la petite maison, Galathée se demanda si elle n’avait pas fait une erreur en se baignant au cœur de la nuit. Elle fut prise d’une série d’éternuements sonores juste devant leur porte et la laissa s’éteindre avant de pénétrer à l’intérieur. Elle entra furtivement et constata avec soulagement que Taliesin était parti se coucher, puis, laissant de belles empreintes humides sur le sol, elle se glissa jusqu’à l’âtre pour s’y sécher. La chaleur de la flamme sur sa peau glacée était une sensation plutôt agréable et elle s’y abandonna, à son tour séduite par la danse du feu, colorée, mouvante, sur les parois sombres de la cheminée. Elle reprit cependant vite ses esprits, rangea sommairement la vaisselle, étala ses vêtements mouillés sur le banc, et rejoignit les ténèbres de la petite chambre où devait déjà ronfler l’elfe.
Elle devina à sa respiration qu’il n’en était rien mais elle se garda bien de parler. Accroupie dans son coin, elle chercha sa tunique, la passa rapidement puis s’allongea à son tour. C’était étrange. Il était vraiment tout proche, il aurait suffi de déplacer un bras pour le toucher. Cela lui rappela la promiscuité de sa jeunesse, lorsque tous les enfants s’entassaient les uns sur les autres dans un grand lit unique.
Mais je n’avais que des sœurs.
Chez l’éleveur où elle avait grandi ensuite, chacun trouvait sa place dans les grandes écuries, profitant des recoins obscurs des greniers à foin, des selleries et des stalles inoccupées.
Taliesin ne dormait toujours pas, elle l’entendait contenir son souffle et remuer sous ses couvertures.
« Est-ce que ça va ? » osa-t-elle finalement, à voix basse.

-Ça va, murmura-t-il. Mais c'était un demi mensonge, et il reprit : Je suis juste un peu... fébrile, je crois. Il faut que je m'habitue à... cette nouvelle vie. Que j'oublie les ombres. Mais c'était une très belle journée. Vraiment.
Le retour de la jeune femme l'avait quelque peu apaisé. Il n'en persistait pas moins à éprouver d'étranges sentiments. Comme elle, il n'avait plus eu de foyer depuis des lustres, et se dire que cette maison serait un peu la sienne le déconcertait. Comme le déconcertait l'idée qu'il y fut accepté. Cela, surtout, le déroutait.
Il voyait la rôdeuse étendue tout près de lui. Mais cela ne suffit pas, tout à coup, et, sans réfléchir, il tendit le bras pour lui frôler doucement l'épaule.
-Je... Je suis désolé pour le tour qu'a pris la baignade. Je n'aurais pas pensé... Victor est imprévisible... J'espère ne pas t'avoir trop mise mal à l'aise... Et je suis aussi désolé pour cette stupide histoire. Ce n'était pas très malin de raconter ça à Victor. Je n'avais pas trouvé mieux, toutefois. Et j'ai pensé qu'il n'apprécierait pas que je m'arrête en cours de route... Mais un aigle mangeur de foie, franchement. J'aurais voulu lui pourir sa nuit de cauchemars que je ne m'y serai pas pris autrement.

« Si ses cauchemars sont peuplés d’oiseaux, même carnivores, ce serait déjà un pas en avant. » murmura la rôdeuse, en se tournant vers lui.
Elle attrapa la main qu’il avait laissé errer, la serra doucement, posant le pouce à l’intérieur de sa paume.
« Tu as raison d’aller dans le sens de Victor. Ça lui fait du bien d’avoir un partenaire qui partage son état d’esprit… Moi je peux encaisser vos railleries, j’ai les reins solides. »
Il était vraiment tout proche, elle avait l’impression de sentir son souffle balayer son visage, régulier. C’était peut-être une illusion. Mais il était là, c’était finalement la seule chose importante.

L'elfe grimaça dans les ténèbres.
-N'hésite tout de même pas à te rebiffer., chuchota-t-il. C'est un jeu. Il ne faut pas que tu en pâtisse, même si ce ne sont que d'innocentes taquineries... Tu as le droit de te moquer, toi aussi. Un peu de dérision ne fait jamais de mal. Au contraire, ça... dédramatise un peu, parfois.
Il serra plus fort la main de la jeune femme, puis garda le silence un moment.
-Enfin, le côté positif, c'est que je n'ai plus l'air de terrifier autant le gosse. reprit-il dans un souffle. Si nous pouvons demeurer ici tous trois, en confiance... ce sera un grand pas.

« Je n’ai pas de doutes là-dessus. » souffla-t-elle. « Et Victor… Les seules choses qu’il savait du Monstre, il les a entendues, déformées dix fois… La seule chose qu’il a vue, finalement, c’est le moment où une silhouette inconnue lui a sauvé la vie… Difficile de faire disparaître une première impression. Surtout quand elle se confirme en partie… Les on-dit, finalement… Quelle importance… »
Elle ferma les yeux, expira lentement.
« Quant à moi… La vie n’aurait pas pu prendre un meilleur tournant. Ne t’inquiète pas… Je sais me défendre… Vous le découvrirez tôt ou tard. »

Il sourit
-Tant que tu ne me tires pas de flèches dessus... Je ne trouverai rien à redire, murmura-t-il.
Il y eut un grincement, à l'extérieur. L'elfe se redressa, l'oreille tendue, mais ce n'était rien d'autre que le bruit des branches secouée par le vent. Il se rallongea, soulagé. Maintenant qu'il savait ce que c'était, ce son était bien plus rassurant qu'inquiétant. Avec ce toit sur sa tête, la forêt alentours, il se serait cru revenu au temps jadis.
-Ça me rappelle l'endroit où j'ai grandit... dit-il finalement. Tellement de choses me le rappellent, ici...

La mention des flèches fit grimacer Galathée. Un instant, elle retrouva cette sensation terrible qui avait suivi chaque choc, la certitude d’avoir blessé ce qu’on voulait protéger à tout prix, et un frisson l’ébranla tout entière. Sans vraiment y réfléchir, elle tendit la main en avant, trouva son épaule qu’elle frôla du bout des doigts, à travers sa chemise.
« Il n’en reste rien, alors ? » fit-elle. « Des blessures ? C’est le clerc qui t’a arrangé ça ? »
Il y avait évidemment une puissante magie là-dessous, un pouvoir qu’elle n’égalerait jamais avec ses maigres compétences.

L'ancien barde posa sa main sur celle de la jeune femme.
-Ne regrette pas ces flèches, Galathée. Jamais. Elles ont terrassé le monstre. Je me croyais invincible, à l'abri de tout... Mais elles m'ont montré qu'il n'en était rien. Aujourd'hui, je porterais fièrement ces cicatrices, mais Reynald a insisté pour me soigner. Les plaies étaient en bonne voie de guérison. Elle me gênaient encore, cependant, et vu ce qui se préparait... Il a soigné Victor, aussi. Ces salauds ne l'avaient pas manqué...
Il hésita.
-Par contre...
Il avança le bras, frôla des doigts le nez de la jeune femme, les déposa, légers, sur son cou.
-Je suis heureux que tu ne gardes pas de traces de cela... Les dieux me pardonnent, j'étais fou. Comment ais-je pu... J'aurais dû me réveiller dans cette impasse, lorsque nous nous sommes retrouvés. Je n'avais rien commis d'irréparable, alors. Dans ma folie, j'avais même fait quelque chose de juste...
Il serra les dents, puis se pencha et embrassa la main que la jeune femme avait laissé sur son épaule.
-Mais cela, au moins, je n'ai pas pu le commettre. Peut-être les dieux sont-ils miséricordieux, parfois...

Galathée se sentait gauche, presque timorée, interdite. Pourtant, les choses avaient coulé de source lorsque l’émotion les avait pris au bord du ruisseau, bien des jours plus tôt. Mais il n’y avait alors pas de comptes à rendre, pas de lendemains. Leur union avait été brutale, imprévue, innocente, obligatoire. Rien à regretter.
Mais là.
N’était-ce pas un risque immense ?
Elle libéra sa seconde main et la posa sur le visage qui lui faisait face, puis se déplaça vers lui, jusqu’à ce que leurs corps ne soient plus séparés que par l’épaisseur revêche de leurs couvertures, de leurs vêtements, et un mince espace d’air, comme un prétexte, une excuse, la limite infranchissable à franchir au plus vite.
« Les Dieux sont généreux, parfois… » souffla-t-elle en caressant son front, l’arc de son sourcil puis sa joue veloutée.
Elle aurait aimé, conquérante, aller de l’avant, mais elle se sentait paralysée, comme si elle avait honte de ce qu’elle pouvait offrir à l’homme étendu non loin d’elle, un héros aux idéaux blessés alors qu’elle n’était qu’une paysanne sans éducation.

L'elfe n'était pas moins tourmenté que la jeune femme. La flamme allumée des nuits plus tôt luisait encore, sa chaleur bien présente. Mais la situation avait changé, depuis, et il leur faudrait désormais vivre avec ce qu'ils feraient. Ou ce qu'ils ne feraient pas.
Pourtant Taliesin était trop troublé pour s'arrêter longtemps à réfléchir. Les ténèbres étaient là, toujours. Mais la lumière, aussi. La chaleur. Et il en avait besoin, ô combien besoin, pour ne pas se sentir glisser. Pour désirer continuer. Lumière, chaleur. Tout ce qui le retenait, tout ce qu'elle lui offrait...
Ne pouvant se contenter plus longtemps de leurs frôlements, il se rapprocha tout contre la jeune femme et, tendrement, doucement, lui passa un bras léger autour du corps tandis que, se penchant, il effleurait ses lèvres en un fugace baiser.
Il ne voulait pas s'imposer. Qu'elle dise un mot, fasse un geste, et il n'insisterait pas.
Pourvu qu'elle ne le fasse pas, songea-t-il.

Mais elle ne le laissa pas se dérober. Vive, elle rattrapa ses lèvres fuyantes, glissant une main derrière sa nuque, au travers de ses cheveux soyeux et le garda une seconde contre elle, le temps de goûter d’avantage à cette étincelle estivale, sèche, un peu salée, douce et chaleureuse. De l’autre main, elle écarta la couverture et se faufila sous celle de l’elfe, puis relâchant sa bouche, elle posa la joue dans le creux de son épaule et laissa une main sur sa poitrine.
« Je ne t’ai pas dit… je ne t’ai pas vraiment dit combien j’étais heureuse que tu sois resté… »

Taliesin, ne sachant que répondre, demeura silencieux, se contentant de lui caresser doucement l'épaule, le bras, le flanc. Il aurait pu lui dire qu'il était heureux, mais ç'aurait été éluder l'avenir. L'état de grâce qui les avait accompagné depuis leur départ du petit sanctuaire de Mielikki s'était prolongé jusqu'à aujourd'hui, mais il prendrait fin à un moment ou à un autre. Viendraient alors les jours gris, les tracas quotidiens,les épreuves, les conflits. Comment réagirait-il, alors ? Les ténèbres ne s'étaient pas dissipées. Tout juste s'étaient-elles repliées, tapies aux frontières de sa conscience, prêtes à surgir à la moindre occasion, à lui faire regretter son choix de survivre. Que ferait-il, lorsqu'elles le submergeraient ?
Il devrait les affronter, quoi qu'il lui en coûte. Il n'avait pas le choix. Sa décision ne le concernait plus seulement lui. Il n'avait pas la possibilité de revenir en arrière. Le faire aurait par trop de conséquences sur ses compagnons et, quoi qu'il advienne, il ne pouvait leur infliger cela. Lui infliger cela. L'aveu que venait de lui faire Galathée montrait à lui seul ce que provoquerait son revirement.
Mais, en cet instant, les ténèbres se tenaient coites. Seules demeuraient la douceur, la chaleur. L'envie de vivre. Le désir de la serrer contre lui, ce qu'il fit sans même réfléchir.
-Je suis heureux d'être resté, souffla-t-il, la tête penchée contre celle de la rôdeuse, sa main reposant à présent sur sa cuisse percevant la chaleur de sa peau à travers la fine étoffe de sa tunique. Ce ne sera pas toujours aussi beau, aussi doux... Il y aura des moments dificiles... Mais qu'importe. Je ne regrette rien.

Pour l’heure, songea-t-elle, avant de chasser avec violence toute noire pensée.
Elle était épuisée, la journée avait été longue… Ils auraient dû s’offrir une pause après le périple qu’ils venaient d’accomplir mais avaient préféré se jeter dans l’ouvrage à peine arrivés. Elle sentait les courbatures poindre, la lassitude de toute sa carcasse, une envie de fermer les yeux, de dormir, de ne s’éveiller qu’une semaine plus tard.
Mais il y avait cette main.
C’était une pression anodine, une chaleur subtile, juste cinq doigts, une paume, posés là, par hasard. Ou peut-être pas.
Malgré l’épuisement, elle était en éveil. Son cœur battait, enthousiaste. Sa peau la brûlait aux endroits effleurés, avide, en voulait plus et encore, et autrement, aussi. Mais elle ne bougea pas.
La première fois, ils s’étaient perdus l’un dans l’autre pour expurger une émotion trop violente de leur carcasse, et finalement, cela s’était sublimé en quelque chose de foncièrement beau.
A présent, la conscience des possibles, des enjeux, la rendait hésitante alors même que son désir restait entier. Elle l’avait voulu là où il se trouvait. Mais n’y avait sans doute jamais réellement cru.
Elle secoua la tête, se pelotonna plus près encore de l’elfe.
« Je peux dormir dans tes bras ? » demanda-t-elle simplement.

Taliesin se pencha et l'embrassa sur la tempe.
-Je ne demande pas mieux... lui souffla-t-il à l'oreille.
Et ni lui ni elle ne dirent plus rien, se contentant de demeurer dans les bras l'un de l'autre.
L'elfe sentit le sommeil le gagner et, cette fois, il n'y eut aucune sombre pensée pour le repousser. Il sentait la respiration de la jeune femme sur sa peau. Il sentait son cœur battre presque contre le sien. Toutes sensations douces et paisibles, chaleureuses et apaisantes qui l'accompagnèrent tandis qu'il sombrait lentement, avec l'impression que cette nuit ne serait troublée d'aucun cauchemar.

En plein cœur de la nuit, Galathée ouvrit un œil et se redressa. A ses côtés, Taliesin maugréa sans s’éveiller. Le silence de la nuit était profond, pourtant quelque chose avait arraché la jeune femme à sa torpeur. Elle resta immobile, écoutant la nuit. Un grattement, quelque chose se déplaçait dans la salle à manger, puis un choc léger, un gémissement. Elle se leva, fila vers la porte et sortit. Victor se tenait devant le feu, livide, et il sursauta à son apparition, comme si elle le prenait sur le fait d’une activité interdite.
« Un souci ? » murmura-t-elle en refermant derrière elle.
Il la dévisagea, le front plissé par l’angoisse, et sa lèvre inférieure se mit à trembler.
« J’ai encore fait pipi… » sanglota-t-il.
En deux pas, elle fut près de lui, le prit par les épaules et l’amena près du banc. Il refusa de s’asseoir, cependant, et elle l’aida à se dépêtrer de ses chausses humides.
« Tu ne dois pas t’en faire. Ce n’est vraiment, vraiment pas important. Tu as quelque chose de rechange ? »
Il secoua la tête, les yeux rougis.
« Ta tunique suffira, alors. Il ne fait pas si froid. »
« Mais j’ai aussi mouillé le sol… puis la couverture… Tout est mouillé. »
Elle sourit, lui toucha la joue.
« Alors tu viens dormir avec nous, on se serrera. »
Il la regarda, une expression trouble sur le visage.
« Je vais vous déranger. »
« Ne dis pas n’importe quoi. Taliesin dort comme une souche. »
« Et si je refais pipi ? »
Elle l’embrassa sur le front.
« Ça ne peut pas arriver. »
« Pourquoi pas ? »
« C’est comme ça. »
« Tu es sûre ? »
« Sûre. »
« Je fais tout le temps pipi. »
« Ce n’est pas vrai. C’est la première fois depuis longtemps. »
« Tu crois que je vais arrêter, à un moment ? »
« Bien sûr. Tu as fait un cauchemar ? »
« Je me souviens plus. »
« Allons viens, alors. »
Elle l’entraîna vers la chambre, l’invita à s’allonger et reprit sa place entre les bras de l’elfe, qui à nouveau, grommela quelques syllabes désarticulées sans se formaliser. Plutôt que de faire face à Taliesin, Galathée se tourna cependant vers Victor, et l’aida à se recouvrir de la couverture. Comme elle se déplaçait, Taliesin referma un bras autour de son ventre et posa les lèvres dans le creux de son cou, une seconde, sans s’éveiller. Victor lui prit la main, la serra, et se rendormit rapidement. Galathée, seule, sourit au plafond obscur de la petite pièce, transbordée un instant par le pouvoir de ce qui emplissait ces quelques mètres carrés.

Lorsque Taliesin se réveilla, il se garda bien d'ouvrir les yeux ou d'esquisser le moindre mouvement. Non pas qu'il craigne la journée à venir : l'esprit encore embrumé de sommeil, il se sentait étrangement serein. Mais il sentait surtout Galathée tout contre lui, et ce contact chaleureux lui suffisait amplement pour emplir tout son univers.
Après de longues minutes, il comprit qu'il ne parviendrait pas à se rendormir et se contraignit à soulever ses paupières. La jeune femme dormait encore, dans ses bras. Il se pencha pour effleurer sa joue de ses lèvres mais s'immobilisa en remarquant qu'ils n'étaient pas seuls, dans la chambre. Victor était là, endormi, pelotonné contre la rôdeuse dont il tenait toujours la main.
Grimaçant, il se prit a espérer que sa stupide histoire de la veille n'avait pas été la cause des cauchemars du petit garçon. Puis, tout à coup, il se prit a espérer le contraire. Galathée avait raison : Victor avait dû affronter mille fois pire qu'un aigle mangeur de foies, et ce serait un progrès notable s'il se mettait à rêver à semblables créatures, plutôt qu'aux autres, plus sinistres, qu'il avait croisées durant les troubles luméniens. Il ne pouvait que souhaiter que l'enfant parvienne à se remettre de ses traumatismes. Leur refuge l'y aiderait peut-être. Galathée l'y aiderait, surtout. Lui-même ne pouvait rien faire, sinon éviter d'offrir au gamin de nouveaux motifs de cauchemars.
Doucement, l'ancien barde se détacha de la jeune femme. Il se leva avec précautions et gagna la salle commune. Dans l'âtre, le feu était mort. Et, près du banc, gisaient les chausses de Victor, vestige de sa nuit mouvementée. Il les ramassa, prit également leur marmite et sortit à l'extérieur. Le ciel était aussi bleu que la veille et le soleil, déjà haut, trahissait l'heure tardive de son réveil. Mais qu'importe : ils n'avaient aucune obligation, et lui comme ses compagnons avaient bien besoin de repos.
Parvenu près de la rivière, il remplit d'eau claire le récipient de métal, puis rinça de son mieux les chausses de Victor. Enfin, il regagna le logis, suspendit le vêtement trempé sur le manteau de la cheminée et y alluma un bon feu avant d'y suspendre la marmite. Pour autant qu'il se souvienne, Galathée avait encore de cette verveine sauvage qu'ils avaient ramassée, trois jours plus tôt. Ce serait un bien maigre petit déjeuner, et il leur faudrait sous peu refaire leurs provisions. Mais la nature alentour était luxuriante. Ils n'auraient donc pas a aller bien loin pour garnir leur garde-manger.
Il erra un moment dans la salle, sans but, puis ne put s'empêcher de regagner la chambre. Là, il s'assit, s'adossa à la porte et observa la jeune femme et l'enfant endormis, essayant de se gorger de la sérénité qui se lisait sur leur visage.
On sera bien, ici... songea-t-il avec conviction, essayant d'ignorer la petite voix qui lui susurrait le contraire, lui parlait de drames, de morts. De ténèbres.

Galathée s’éveilla ensuite et se glissa hors de la chambre sans un bruit. Victor semblait si tranquille, les cheveux plaqués sur le front par la sueur de la nuit, que jamais elle n’aurait osé déranger son sommeil. Elle trouva Taliesin dans la salle de séjour, en train de siroter un bol d’infusion en regardant le feu. Une seconde, elle hésita. Ce qui se passait dans la chambre était peut-être réservé à un périmètre précis, banni au dehors, comme prisonnier d’une dimension alternative qui n’ouvrait son portail qu’à la nuit. Ou pas.
Elle s’assit à côté de lui, les yeux dans le vague, puis osa poser la joue sur son épaule.
« Victor a eu un accident nocturne. Je l’ai laissé venir près de nous. » murmura-t-elle. « Et j’espère que tu ne comptes pas petit-déjeuner avec de l’eau tiède où flottent trois misérables plantes digestives… »

L'elfe déposa son bol et, d'un geste précis, remit en place une mèche de cheveux qui barrait le front de la jeune femme.
-Tu as bien fait, pour Victor, dit-il doucement. Il ne manquerait plus qu'il se sente exclu parce que nous dormons dans la même pièce. Qu'il se sente obligé de rester tout seul après un cauchemar.. Quelle horreur... Enfin... J'espère que ça va lui passer. Ce ne sont pas des moments très agréables à vivre, ces accidents.
Il observa un moment la porte par laquelle Galathée était apparue.
-Quant au petit-déjeuner... reprit-il d'un ton un peu plus léger. Les elfes ne vivent que d'eau vive et de plantes vertes, c'est bien connu ! Et la verveine, c'est tout ce que j'ai trouvé pour faire une infusion. Le reste me faisait par trop peur...
Il serra l'épaule de la rôdeuse puis reprit son bol.
-Non, en fait, je vous attendais pour manger. Il nous reste un peu de pain, et j'ai réussi à trouver quelques baies qui me paraissaient relativement mures. Ça devrait suffire... Mais, pour midi, il nous faudra nous en remettre à tes talents de chasseresse et à une longue corvée de cueillette. Ou bien jeuner. Certains trouvent des charmes à l'ascétisme extrême. Ce serait l'occasion de voir s'ils ont raison où s'ils sont simplement toqués.

« Je pense que ça te ferait du bien, en effet. Tu as tendance à t’arrondir juste ici… » dit-elle en le pinçant amicalement à hauteur de la ceinture.
« Tu dis n’importe quoi, il est tout mince, lui. » fit Victor en arrivant derrière eux, bâillant.
« Qu’est-ce que ce ‘lui’ est supposé signifier ? » demanda Galathée, suspicieuse.
Victor se contenta de sourire et s’assit de l’autre côté de l’elfe.
« Qu’est-ce qu’on mange ? »

Les mois d’été ne se prêtaient pas à la conservation de grandes quantités de nourriture, et improviser un fumoir prendrait un peu de temps. Galathée décida donc de continuer à chasser au jour le jour, en fonction de leurs besoins. Cela lui permettrait de reconnaître les environs, d’estimer quel type d’animaux résidaient aux alentours, en quels nombres, de trouver les meilleurs coins pour récolter plantes, fruits et légumes sauvages. La nature, préservée, semblait regorger de richesses, ils ne manqueraient de rien avant les premiers frimas, dans plusieurs longs mois.
Elle passa donc quelques heures chaque jour à arpenter la forêt et les plaines toutes proches, reconstruisant sa réserve de plantes médicinales et aromatiques, repérant ici un champ de blé sauvage, là des plants de carottes, plus loin encore un troupeau de daims grassouillets. Au cours de ses pérégrinations, elle devina bientôt des signes de présence humaine, poussa jusqu’à une première ferme, qu’elle observa de loin, jusqu’à une seconde, puis au troisième jour, osa marcher jusqu’à apercevoir le village. Mais la simple vue des bâtisses ocres dans les champs verdoyants lui donna la nausée et elle s’éloigna à grands pas, avant de se fondre entre les arbres protecteurs. Elle ne parla pas de cette escapade aux autres, trop consciente de l’irrationalité de son angoisse, et incapable de la mettre en mots.
Le reste du temps, elle confectionna un véritable enclos pour leurs chevaux, puis essaya d’organiser un peu leur intérieur, y entreposant notamment leurs maigres possessions.
Taliesin, de son côté, semblait absorbé par les réparations dont avait encore besoin la petite maison et il en inspecta notamment le toit avec attention. Il entreprit ensuite de désherber l’ancien potager et commença à entasser des réserves de bois le long d’un mur, pour leur éviter d’avoir à effectuer une corvée bois lors de chaque repas. Il semblait sans cesse en mouvement, et Galathée comprit qu’il ne voulait pas prendre le risque de l’oisiveté alors que des démons le guettaient encore dans les ombres. A la nuit, il était épuisé, moulu par un travail physique intensif qui ne lui correspondait pas parfaitement, et s’endormait rapidement, tout contre la jeune femme.
Quant à Victor, son enthousiasme avait commencé à se déliter, petit à petit, comme les découvertes se faisaient plus rares. Il accompagna Galathée à la cueillette une fois ou l’autre, notamment lorsqu’ils décidèrent de couvrir le sol des chambres de hautes herbes fauchées pour adoucir leur sommeil et qu’il fallut en rapatrier des quantités importantes de la plaine. La jeune femme le regarda s’égailler dans les fleurs des champs jusqu’à ce qu’il s’immobilise brusquement, le visage traversé par une ombre, et reste figé quelques secondes. Sa joie de vivre évaporée, il revint vers la clairière en silence, dans le pas de la jument qui portait les fagots.
Galathée et Taliesin assistèrent plusieurs fois à ce brusque changement d’humeur au cours des jours suivants, sans que rien de spécial n’en sorte. Cela leur rappelait que l’enfant, malgré toute son énergie, n’était pas tiré d’affaire. La jeune femme espérait qu’il se passerait quelque chose, tôt ou tard, car l’attente de cette rupture la rongeait insidieusement.
Mais l’enfant passa surtout ses journées à courir, nager et grimper aux arbres, à donner de temps en temps un coup de main en amateur, avant de repartir dans des pérégrinations autour de la trouée forestière.

Nul drame n'était encore venu troubler leur quotidien. Mais tous trois sentaient bien que la sérénité, la grâce qui avait paru nimber chacun de leurs instants depuis la fuite de Fumeterre était en train de s'étioler. Elle lançait encore, parfois, ces derniers éclats, à l'occasion d'une veillée joyeuse, d'une baignade animée, d'une promenade improvisée ou, simplement, de silences complices où chacun, paisible, goûtait la présence des autres à ses côtés.
Mais ces moments devenaient de plus en plus rares. Chacun à leur manière, Galathée, Victor et Taliesin étaient tourmentés. Et, petit à petit, les ténèbres refaisaient leur apparition, surtout dans l'esprit du barde et du petit garçon.
L'elfe veillait à garder ses mains et son esprit occupés en permanence, travaillant sans cesse à restaurer la petite maison ou a aménager les alentours. Mais il n'y avait pas tant à faire que cela, et, bientôt, il commença a entrevoir le terme. Que ferait-il après ? Mystère. L'idée l'angoissait, et il préférait ne pas trop y penser. Heureusement, les nuits étaient moins rudes que les jours. Il puisait son réconfort dans la chaleur de la rôdeuse, dans sa présence, dans son souffle tranquille. Et si quelque cauchemar l'arrachait au sommeil, il se rassérénait en serrant la jeune femme contre lui et, souvent, parvenait à se rendormir. Pas toujours, malheureusement.
Et il se faisait du souci pour Victor. D'autant plus que l'inquiétude de Galathée était elle-même plus qu'évidente. Le gamin s'assombrissait, paraissait ne plus trouver de joie dans ses amusements quotidiens. Il restait fréquemment assis, immobile, à promener un regard triste sur la surface de l'étang ou les flammes qui brûlaient chaque soir dans leur foyer. L'ancien barde n'aurait pu en jurer, mais il était persuadé que le gosse se cachait parfois pour pleurer. Et ses nuits étaient agités. Bientôt, il n'en fut plus une seule qui ne fut pas ponctuée par un accident, et tant Taliesin que Galathée ne pouvaient qu'espérer que dormir en leur compagnie apportait un peu de réconfort à l'enfant. L'elfe, en tout cas, ne pouvait pas faire plus pour l'aider : il n'était pas assez proche du gamin pour lui parler, n'osait pas se montrer réconfortant, de peur d'être rabroué. Il ne pouvait que le regarder décliner, et souhaiter que la rôdeuse, elle, soit en mesure de le soutenir.

La jeune femme était relativement désemparée. Victor se montrait souriant en sa présence, mais elle avait de plus en plus souvent l’impression qu’il ne s’agissait que d’une sinistre comédie. En effet, elle percevait son trouble à longueur de journée, dans son attitude, son regard, dans le ton de ses phrases, son manque d’enthousiasme subi, ses nombreuses absences, ses réveils nocturnes. Plus d’une fois, elle avait essayé de lui faire des ouvertures, en lui proposant d’aller se promener ensemble, en lui demandant de but en blanc si tout allait bien… Mais il éludait, éludait encore, et parfois, elle avait l’impression que ce qui brûlait dans ses yeux n’était pas du chagrin mais de la colère, et cela la glaçait.
Cette tension, qu’elle avait attendue, espérée presque, car elle était saine, la ramenait immanquablement sur les quais luméniens et l’instant où par sa faute, le père du gosse avait été tué. Victor ne savait pas dans quelles circonstances exactes l’irréparable s’était produit. Il ignorait que c’était lorsqu’elle avait tenté de rejoindre Taliesin que leurs rangs avaient été brisés, qu’Althéa, puis Desmoulins, s’étaient rués sur ses traces.
Bien sûr, le sergent serait peut-être mort de toute façon. Mais tant qu’il était protégé au sein de ses hommes, il avait eu une chance… En accompagnant cette escapade désespérée, terriblement stupide, son destin avait pris un tour plus tragique.
Galathée avait survécu.
Le sentiment de culpabilité la rongeait et elle avait parfois l’impression que Victor savait. Qu’il le sentait. Il ne fallait pourtant pas qu’il l’apprenne. Pas maintenant. Peut-être jamais.

Elle finit par prendre le taureau par les cornes lorsqu’un soir, peu avant le repas, elle trouva l’enfant assis devant un arbre, parlant tout seul, et s’arrachant méthodiquement des cheveux, un par un, dans un geste rythmé, répétitif. La jeune femme arriva derrière lui et réfréna ses émotions difficiles.
« Victor. Il faut que tu me parles, ce n’est plus possible. »

Le gamin bondit sur ses pieds et se tourna vivement vers la jeune femme. Il avait la mine ravagée. Ravagé par les larmes et par la fureur, aussi. Fureur de s'être ainsi laissé surprendre, mais pas seulement, Galathée le vit bien. Cette sinistre expression s'altéra sensiblement et il parut sur le point de se jeter dans ses bras. Mais il se reprit et, de son poing serré, se frappa violemment la cuisse.
-Je veux pas te parler ! lança-t-il, venimeux. Je veux parler à personne d'autre qu'à mes parents. Je veux être avec eux. Tout de suite.

La rôdeuse resta pétrifiée, une seconde, puis fit un pas vers lui.
« Victor… Tu sais bien que ce n’est pas possible. » murmura-t-elle d’une voix apaisante, prenant sans le réaliser le ton qu’elle employait autrefois lorsqu’un bouvillon se rebiffait soudainement, apeuré. « Mais je peux t’écouter. Même si je ne suis pas ta maman. »

Le gamin bondit en arrière, et la jeune femme crut qu'il allait s'enfuir. Mais il se tint dos au tronc de l'arbre. Il voulut parler, mais l'émotion était trop grande, et il demeura muet, les lèvres tremblantes, les traits convulsés. Enfin, il parvint à se contrôler suffisamment pour reprendre, d'une voix âpre et tremblante.
-Et pourquoi c'est pas possible ? Hein ? Pourquoi ? Si j'étais mort moi aussi, je serai avec eux. Et si je meurs maintenant, je serai aussi avec eux.
Il s'interrompit, parut hésiter, visiblement horrifié par ce qu'il s'apprêtait à dire, mais il ne put s'en empêcher.
-C'est ta faute, tout ça. Ta faute et celle de Taliesin et celle de Kasumi aussi. Si toi et Kasumi vous aviez pas capturé mon papa, il aurait été avec ma maman et moi pour nous protéger. Et c'est ta faute parce que si tu étais pas venue me chercher, et bien, ma mère elle serait venue, et on aurait peut-être pu mieux se battre. Et même si on était morts, ben ça aurait été bien quand même. Et Taliesin... Pourquoi il est venu, dans l'impasse ? Le garde il pouvait me faire ce qu'il voulait, m'en fiche, il m'aurait tué après, et j'aurais été avec eux ! Pourquoi il a pas été le monstre, là ? Pourquoi il a pas fait comme avec la famille du juge Kanter ?

Il n’y avait rien à opposer à ce déferlement et Galathée resta muette. Peut-être stoïque. Peut-être sonnée. Il avait bien sûr raison. Ils avaient interféré avec sa vie, dans son univers, défait les liens qui l’unissaient à son père et sa mère en le trimballant contre son gré. La rôdeuse avait de quoi se mortifier pour une vie. Mais il fallait expier, c’était la seule solution. Baisser les bras serait une insulte à ceux qui étaient partis. Ils avaient laissé un fils, jeune, prometteur…
Mais ils ne te l’auraient jamais confié. Jamais.
« Victor, ne sois pas… tes parents ne voudraient pas que… que… Nous ne savons pas de quoi… »
Elle avait attendu cet instant depuis des jours, guettant l’instant où il se briserait. Mais elle n’avait jamais eu à affronter une telle situation, un enfant désespéré et en rage, et les mots se bousculaient dans son esprit sans trouver de porte de sortie…

-Mes parents, ils voudraient que je sois avec eux, affirma-t-il, péremptoire. Et même s'ils avaient pas envie que je meure, et bien moi, j'ai envie d'être avec eux, le reste, je m'en fiche. C'est trop dur. Tu peux savoir ça, au moins, non ?
Il grimaça.
-Je sais que tu m'aimes bien, que tu essaies d'être gentille et tout, que c'est bien ici. Je me suis bien amusé, j'ai été content, mais ça suffit pas, maintenant. Je veux voir mes parents, ils me manquent trop, c'est pas juste qu'ils soient partis et que je puisse pas être avec eux. Alors, si tu m'aimes vraiment...
Il eut un étrange regard et lorgna le couteau passé à la ceinture de la rôdeuse. Tout à coup, il écarta violemment les pans de sa chemise, envoyant les boutons rouler dans l'herbe drue et dénudant sa poitrine mince.
-Si tu m'aimes vraiment, tu dois me tuer, maintenant. M'en fiche que ça fasse un peu mal, après, je serai plus tout seul, je serai avec mes parents pour tout le temps, c'est ce qu'ils disaient les prêtres de Lathandre. Que quand les gentils meurent ils retrouvent ceux qu'ils aiment et que c'est bien pour l'éternité.
Il darda ses yeux fiévreux, froid, délirants sur ceux de la jeune femme.
-Tu dois le faire. Toi, tu t'en fiches, tu es avec Taliesin, et tu l'aimes alors t'es contente. Lui il a voulu rester, moi pas, alors même si tu m'aimes un peu tu dois me tuer, ça sera bien comme ça. Et si tu le fais pas, ben moi je le ferai. Ou je m'arrangerai pour que Taliesin redevienne le monstre. Je sais dire les trucs qui le fichent en colère, je l'ai déjà fait.

Galathée, épouvantée, assista sans pouvoir bouger à cette démonstration pathétique d’un désespoir qu’elle avait mal mesuré. Dans son délire, Victor était lucide et construit, il alignait les preuves, les défis, ne lui laissant aucune prise. Il semblait avoir préparé son discours, l’avait sans doute ressassé depuis des jours entiers. Elle pouvait finalement s’estimer heureuse qu’il ne soit pas déjà passé à l’acte, en cachette, au creux du bois.
Mais l’explosion verbale dénotait une autre réalité : il avait peur. Il ne pouvait pas vraiment croire ce qu’il disait, sa représentation était plus provocante que sincère, et si elle avait été plus dure, plus sage peut-être, Galathée l’aurait sans doute mis laissé seul face aux horreurs qu’il proférait. Mais la jeune femme n’avait pas cette rudesse en elle, elle ressentait juste un profond désarroi face à ce trouble qu’elle ne savait comment saisir, comment maîtriser, réduire, vaincre.
Taliesin, s’il avait été plus fort, aurait peut-être pu démontrer toute l’inanité de la chose à l’enfant. Mais il vacillait toujours. Il ne pourrait pas les aider.
Seule, elle devait faire face, mais elle ne savait que faire, sinon opposer la chaleur de la vie, la force d’un corps, à la virulence maniaque de l’enfant.
Mille-pertuis, songea-t-elle, en se déplaçant dans sa direction.
Vive et déterminée, elle le saisit et le serra contre elle, moins dans un geste d’affection que dans une tentative de contrôler les soubresauts d’un corps et d’un esprit qui lui semblaient désormais complètement étrangers.
Je n’aurais jamais dû l’emmener, je ne sais pas ce que je dois faire, songea-t-elle alors qu’il se débattait en poussant des cris.
« Tes parents sont morts. » souffla-t-elle. « Tu ne les retrouveras pas, Victor, tu dois les laisser aller. Tout est encore possible. Même si tu peux les pleurer et les pleurer encore. Tu n'es pas eux, ils ne sont pas toi. Nous ne sommes pas réduits aux autres, même quand nous les aimons plus que tout. Tu peux encore tout faire, tout devenir, je ne te laisserai pas t'envoler... »

L'enfant, dans une tornade démente, se débattit comme un beau diable, tentant de se libérer, frappant, ruant, griffant, mordant même les bras qui l'enserraient. Mais il ne parvint pas à dénouer l'étau et, après de longues minutes de lutte inutile, il renonça. Il ne rendit pas à la jeune femme son étreinte, ne s'abandonna pas contre elle, mais demeura immobile, mou, inerte, tel une poupée de chiffon flasque, désarticulée, morte.
Après un moment, lorsqu'il parvint à refouler les sanglots qui le secouaient, il parla, dans un souffle ténu mais atrocement dénué d'émotion.
-A chaque fois que je fais pipi au lit, tu me demandes si j'ai fait un cauchemar, et je te dis que je me souviens plus. En fait, je me souviens. De tout. Tout le temps. Je rêve que je suis à Lumenis, dans la rue où les gardes rouges ils nous ont capturés. Et celui qui a perdu au jeu de la pièce, il est là, tout le temps, et il me fait tout ce qu'il a fait en vrai. Mais ça me fait pas peur. Je m'en fiche, parce que je sais que ça sera bientôt fini et que je serai avec mon papa et ma maman. Quand il a fini, il tire son couteau, et je suis sûr qu'il va me tuer. Je suis content, même. Mais alors, à chaque fois, il y a le monstre qui tue le garde, et d'un coup je me retrouve tout seul, sans mes parents. Et c'est ça qui me réveille. Je suis tout seul, ils sont pas là, je pourrais plus les voir. Jamais. Et ça me fait très peur, ça... Et quand je me réveille, je sais que c'est vrai. Que je suis tout seul. Pour tout le temps.
Il se tut, incapable de poursuivre pendant un long moment.
-Ils me manquent, murmura-t-il. Beaucoup. J'arrive pas à me dire que je les verrai plus. C'est pas juste. Alors pourquoi tu veux pas que je les retrouve ? Ça serait facile... Tu dis que je peux tous faire, mais ça sert à rien, j'y arrive pas. Des fois j'essaye, des fois je fais semblant. Mais ça sert à rien. Pourquoi tu veux pas que j'aille avec eux, alors ? Pourquoi faut que je reste ici ?
Il s'interrompit à nouveau et, cette fois, blottit son visage ruisselant contre la rôdeuse, comme s'il acceptait enfin d'y chercher un peu de réconfort.

Galathée soupira. De suicidaire en suicidaire, sa vie avait un étrange goût de déjà-vu, de déjà-dit, d’inutile combat contre des torrents. Le gamin avait raison. Mourir c’était abandonner toute souffrance, pourquoi lutter, après tout ? Quelles étaient les promesses que le monde autour d’eux pouvait tenir ? Maigres, sans doute. Presque rien. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir ce qu’il y aurait pour lui de l’autre côté. Peut-être retrouverait-il ses parents, peut-être vivraient-ils dans un idyllique coin de nature pareil à celui-ci, sauf qu’ils seraient ensemble, à tout jamais.
Tu as accepté la décision de Taliesin, pourquoi ne peux-tu pas en faire de même pour Victor ? songea-t-elle.
Parce que c’est un gosse.
Et alors ? Sa souffrance est-elle moins réelle ? Moins vivace ? Que peux-tu réellement lui offrir ?
En réalité, elle n'en savait rien. Simplement certaines choses semblaient nécessaires.
La jeune femme combattit ses pensées noires en préparant déjà mentalement le mélange de plantes qui serait nécessaire pour atténuer ses angoisses, museler sa peur, colorer son humeur.
Elle lui lâcha quelques phrases convenues, sur la beauté de vivre, ce genre de choses, mais tout ça n’avait aucune importance. Les mots n’avaient pas sauvé Taliesin, ils ne sauveraient pas Victor. Si quelque chose le tirait du trou, ce serait l’existence elle-même, et pas ce qu’on peut en dire.

La Couronne de Cuivre

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