La Couronne de Cuivre

Astrée grimaça. L'odeur était extrêmement ténue, mais maintenant qu'il lui avait fait remarquer... et bien oui, elle la sentait.
" Alors la situation est sans issue", soupira-t-elle.
Bien sûr, certains clercs pouvaient relever les morts. Tybert, par exemple... mais seulement pendant dix jours et à condition que le corps soit intact. C'était incroyable comme elle se souvenait des mots exacts qu'il avait prononcés alors que Reynald était aux mains de la secte de l'hippogriffe.
Elle secoua la tête.
" Je suis presque sûre qu'à l'orphelinat du Seigneur Artwin, ils essaieraient de ne pas les séparer... Il faudrait sans doute trouver une solution provisoire pour les petits, en attendant que les grands gagnent de quoi subvenir aux besoins de toute la fratrie. Idéalement, il faudrait qu'ils aient de la famille, des proches, qui acceptent au moins d'embaucher quelqu'un pour remettre leur ferme en route, et leur verser une partie des revenus, en attendant qu'eux puissent la gérer... Ou, encore mieux, qu'ils puissent rester sur place pour apprendre le métier."
Elle soupira.
" Mais ça tiendrait du miracle de trouver quelqu'un qui puisse faire ça..."
Et était-ce souhaitable ? Les deux grands ne pouvaient pas se sacrifier indéfiniment pour faire vivre les petits, non plus. Alors quel avenir imaginer ? Reynald avait certainement de meilleures connaissances qu'elle sur ce qui était possible et ce qui ne l'était pas, sur les issues possibles à ce genre de situation. Ne serait-ce qu'à cause de son propre vécu. Mais aussi suite aux innombrables situations qu'il avait certainement rencontrées, en tant que clerc itinérant.

" Le miracle, c'est que nous sommes arrivés, dit Reynald avec un calme sourire. Et que nous allons trouver une solution. Quand Simon et sa soeur seront redescendus pour nous parler. Car c'est ce qu'ils vont faire."
Il regarda la jeune femme avec tendresse.
" Ce genre de situations... C'est un peu mon métier."

Elle lui sourit, avec un mélange d'admiration et de fierté dans le regard. Admiration pour l'homme plein de ressources qui savait gérer ce genre de situation. Fierté d'avoir la chance de le connaître, de l'aimer, et de partager un moment son existence.
Elle entrelaça ses doigts aux siens, et posa sa tête sur son épaule.
" C'est beau, d'avoir pour métier de faire des miracles", murmura-t-elle avec tendresse.
Ça pouvait presque passer pour une boutade, mais ça n'en était pas vraiment une. Elle était parfaitement sincère.

" Tu ne disais pas la même chose de mon métier, il y a peu..." dit-il en riant gaiement.
Il l'embrassa dans les cheveux.
" Mais je te signale que c'est toi qui as choisi le chemin que nous avons emprunté. Donc dans les faits, c'est toi qui as provoqué ce miracle. Pour le reste, il n'y aurait rien de très formidable : je vais me renseigner sur les appuis à proximité, contacter quelques amis, et voir si quelqu'un d'un peu capable peut venir épauler cette marmaille... Il y a pas mal de Chauntéens errants. La remise sur pied d'une ferme serait bien le genre de choses qui pourrait les intéresser... Pour autant qu'ils soient disponibles, non loin... Beaucoup de mystères. Mais en attendant, c'est vrai qu'il y a moyen de discuter avec cette engeance et de voir ce qu'ils espèrent. Et puis enterrer leur mère, aussi. Cette baraque est pleine de miasmes."

Astrée acquiesça.
" Oui... Et révéler la vérité aux plus jeunes, les aider à encaisser le choc..."
Elle sourit à son compagnon.
" Allez, ne fais pas le modeste, Reynald... Tu sais quoi faire, qui contacter, tu as tout un réseau de connaissances et d'amis prêts à t'épauler. C'est peut-être ton métier, mais tu le fais très bien !"
Elle-même en aurait été bien incapable.
" J'aimerais bien pouvoir aider aussi... Mais tout ce que je pourrais faire, c'est éventuellement chasser un peu de gibier pour qu'ils aient quelques provisions d'avance, et leur donner nos conserves..."

Il pinça les lèvres.
" Tu pourrais sûrement leur apprendre à mettre des collets... ou reconnaître les plantes comestibles dans les environs... lire les traces du gibier... Tu n'es pas dépourvue de talents. Survivre sur des terres agricoles ou survivre dans la nature, ce n'est pas complètement différent... Je suis certain que certains des gosses doivent déjà avoir un goût pour ce type de choses..."
Il y eut du bruit dans l'escalier.
" Ils ne vont pas tarder à redescendre. Préparons-nous quand même à voir débarquer l'arbalète... L'état des granges au dehors me fait penser qu'ils ont fait l'expérience de la malveillance humaine sous une forme plutôt violente..."

Astrée acquiesça.
" Je me charge de maîtriser l'arbalète, si nécessaire", fit-elle d'un ton tranquille en se levant pour aller se poster sur le côté de la porte, posant à tout hasard le bâton de Reynald près d'elle, juste au cas où, en espérant ne pas en avoir besoin.
Si l'adolescent était armé et paraissait vouloir tirer, elle pourrait intervenir dès son entrée pour tenter de le désarmer... ou au moins dévier son tir. Si elle ne parvenait pas à le prendre par surprise et qu'il y avait une lutte trop serrée, Reynald pourrait certainement l'aider.
Et s'il n'était pas armé, ce qu'elle espérait, et bien elle reviendrait tout simplement s'asseoir...

Quand les deux enfants reparurent, ils n'étaient effectivement pas armés. Par contre, la présence d'Astrée embusquée près de la porte les alarma et ils s'enfuirent aussitôt. Reynald les poursuivit dans le couloir, déploya des trésors de persuasion, et les ramena dans la salle principale. La rôdeuse avait songé à faire de l'infusion et ils se rassirent tous les quatre, auprès de l'âtre crépitant.
" Bon, dit le Sorlyn quand l'ambiance fut redevenue apaisée, racontez-nous maintenant."
Ils apprirent que les parents de la nombreuse marmaille était morte un an plus tôt, environ, suite à l'apparition sur leurs terres d'une bande de Morféens en fuite. Délogés de la Trouée par des cavaliers, ils étaient redescendus vers Luménis, où ils pensaient se fondre dans le paysage, plutôt que de filer vers le nord et la Vallée du Nirvana. Le père s'était montré peu accueillant, la famille avait été rançonnée, jusqu'au moment où les choses avaient dégénéré. Le plus âgé des fils avait réussi à s'enfuir pour chercher du renfort tandis que la mère menait les enfants dans la broussaille, où ils étaient restés cachés des jours durant. Quand ils étaient sortis du bois, les Morféens avaient incendié les réserves et le père était mort. Les hommes envoyés par Luménis avaient nettoyé les environs mais la mère était morte un beau matin. La fillette pensait qu'elle avait eu le coeur brisé, et que la charge de dix enfants avait fait le reste. Ils ne savaient pas. Ils n'avaient rien dit pour ne pas perdre la ferme et leur fratrie.

Triste histoire. Astrée sirotait son infusion, laissant le silence planer un moment après que les enfants eurent enfin révélé leur lourd secret. Elle se demandait depuis combien de temps leur mère était morte. Il allait falloir l'enterrer. Expliquer aux plus jeunes. Demain...
- Et maintenant ?, finit-elle par demander. Que souhaitez-vous faire ?
Le savaient-ils seulement, précisément ? Bien sûr, elle pouvait le déduire de leur discours : ne pas perdre leur ferme, ne pas être séparés. Mais ils devaient bien s'être rendus compte, au bout de tout ce temps, qu'ils n'y arriveraient pas seuls. Qu'ils avaient besoin d'aide...

Les deux enfants s'entreregardèrent et soupirèrent. Astrée avait raison : ils étaient mûrs. Reynald se tourna vers la jeune femme.
" Veux-tu retourner te coucher auprès de notre ami ? Votre route sera longue, demain, et tu devras peut-être marcher... Je peux régler ceci... je vais de toute façon rester un moment... Demain, j'irai chercher Tybert et sans doute une personne ou deux à Bortheias, qui pourront gérer la situation en attendant que je rentre de Luménis. Mais je ne veux pas que cela vous retarde... L'un dans l'autre, si tu as besoin de repos..."

Astrée soupira. Non, elle n'avait pas envie de se coucher. Et pas envie de partir en le laissant en arrière demain. Pas envie d'être déjà séparée de lui, même pour deux ou trois jours. Elle savait bien qu'il devait rester, pourtant. Et qu'il était plus sage qu'elle et Byron continuent pour ne pas risquer de perdre de temps. Si seulement elle pouvait être certaine qu'il repartirait le surlendemain pour la rejoindre à Luménis, après avoir ramené Tybert et une ou deux personnes de confiance. Qu'il ne s'éterniserait pas ici trop longtemps. Elle avait besoin de lui, là-bas, pour l'aider, pour les démarches. Elle ne savait même pas où s'adresser, et puis il savait être si convainquant. Et elle avait envie de lui faire visiter la ville, aussi...
- Je n'ai pas sommeil, murmura-t-elle finalement. Je ne pourrai pas dormir tant que tu ne seras pas revenu, je me connais, je ne pourrai pas m'empêcher de t'attendre. Donc autant que je reste là avec toi...
Son ton était plus triste qu'elle ne l'aurait souhaité, trahissant un peu trop ce qu'elle ressentait. Mais il ne devait pas en avoir pour très longtemps pour ce soir, de toute façon. Il ne fallait pas non plus risquer que Byron s'inquiète...
" Et puis, j'imagine que tu n'en as pas pour toute la nuit ! Toi aussi il faut que tu dormes, quand même..."

" Je ne suis pas obligé de dormir si je m'attarde, dit-il avec une grimace. Mais soit... Fais à ta guise. Tu es grande assez pour savoir ce qui est bon pour toi."
Il s'engagea alors dans une conversation avec les deux enfants, les menant peu à peu à exprimer leurs envies et leurs espoirs, leurs craintes et leurs déceptions. Le gamin avait envie de voir survivre la ferme familiale, mais la fillette était fatiguée de se substituer à sa mère. Parmi les plus jeunes, quatre avaient déjà dix ans ou plus, même s'ils pensaient impossible de séparer les triplés. Reynald parla d'apprentissage, de temple, d'orphelinat, de famille proche et éloignée, chercha à creuser la profondeur de l'attachement entre les enfants, la profondeur de leur attachement à la ferme. Il finit par sortir du parchemin pour y prendre des notes. Les heures s'étirèrent, les gosses bâillaient, il ne semblait pas particulièrement fatigué. Mais, magnanime, il finit par les envoyer se coucher.

Astrée observa la scène avec intérêt, sans intervenir. Le Sorlyn connaissait son affaire. Il savait faire parler les enfants, trouver les mots pour leur extirper ce qu'il avait besoin de savoir. Nul doute qu'il commençait déjà à ébaucher mentalement une solution et qu'il trouverait la meilleure issue possible à tout ça. C'était une chance qu'il les ait accompagnés, et que le hasard les ait conduits à s'arrêter là. Et elle était prête à parier que ce genre d'heureux hasard lui arrivait souvent. A croire que Tymora bénissait les clercs itinérants. Bon, peut-être pas toujours...

Elle commençait à sentir ses paupières s'alourdir, et les gosses baillaient depuis un bon moment déjà, quand il se décida à mettre fin à l'interrogatoire. Comment faisait-il pour rester l'esprit aussi éveillé à une heure pareille ? Il aurait pu attendre le lendemain matin après tout... Enfin, sans doute voulait-il partir pour Bortheïas aussi vite que possible pour trouver de l'aide. Géographiquement, il aurait été plus logique d'en chercher à Luménis, bien sûr, mais puisque ses contacts étaient là-bas...
Elle étouffa un bâillement.
" On ferait bien de se reposer un moment, nous aussi... Enfin, tu as l'air en pleine forme, comme toujours, mais toi aussi tu as une journée chargée qui t'attend demain, même si ce n'est pas de la marche...
Elle était parvenu, cette fois-ci, à prendre un ton parfaitement neutre, enfin il lui semblait. Elle s'était résignée, de toute façon elle n'avait pas d'autre choix. Mais ça n'empêchait pas qu'il allait leur manquer, s'il traînait trop ici et qu'ils devaient entamer les démarches seuls. Et il allait de toute façon lui manquer, à elle...

Reynald acquiesça dans un soupir et se leva.
" On va s'installer dans les fauteuils. Je vais rapidement remonter à l'étable voir comment va Byron, cela dit. Je ne crois pas qu'il s'inquiète, mais on ne sait jamais... Je te rejoins dans un moment... N'hésite pas à prendre tes aises."
Il l'embrassa sur le front.
" Et je ne t'en voudrai pas si tu t'endors avant mon retour... Je rapporte des couvertures, aussi."
Sur un dernier sourire, il regagna l'extérieur.

Elle l'avait écouté sans vraiment réagir, un peu surprise, mais trop fatiguée pour en avoir vraiment conscience. Ce ne fut qu'une fois qu'il eût franchi la porte qu'elle réalisa ce qui clochait. Pourquoi ne proposait-il pas de retourner dormir dans l'étable ? Bien sûr, les fauteuils étaient plus confortables, et le feu là-bas sans doute éteint. Mais tout de même, qu'il décide de laisser Byron seul là-bas l'étonnait. Enfin, d'un autre côté, la nuit était déjà bien avancée...
De toute façon, il était déjà sorti, et il faisait nuit noire. Elle se contenta de hausser les épaules, avec un soupir las, ôta ses bottes et s'installa de son mieux dans un fauteuil. Elle garda les yeux ouverts, fixés sur la porte, laissant les événements de la nuit tournoyer dans son esprit. Elle était bien décidée à ne pas s'endormir avant son retour, malgré sa fatigue. Et puis, il faisait tout de même un peu trop froid pour se passer de couvertures.

Il lui fallut quand même un bon quart d'heure avant de reparaître. Il tira le second fauteuil près du premier, jeta une couverture sur la rôdeuse et s'installa à côté d'elle, entrecroisant les doigts dans les siens avant de pousser un profond soupir.
" Je suis désolé de ce contretemps, murmura-t-il. Mais la vie est ainsi faite. Je vous rejoindrai dès que possible... Est-il un endroit où tu penses que nous pourrions nous retrouver ? A Luménis ou en dehors des murs ? C'est vraiment une région dont je ne connais pas grand chose... Je pourrais te contacter, bien sûr, et tu me guideras..."
Il soupira.
" Je sais que tu comptais sur moi, mais dans les faits, je ne connais personne dans cette ville, tandis que tu as déjà rendu plusieurs services aux autorités. Tu te sens insignifiante, peut-être, mais c'est de l'humilité mal placée. Retourne voir ceux qui t'ont employée et appréciée... Ils t'ouvriront les portes bien mieux qu'un clerc de rien. Ensuite, c'est Byron qui fera tout le travail. Il a besoin de toi. Beaucoup plus que les gosses de cette maison."

Astrée soupira.
" Je sais que Byron a besoin de moi, et qu'on ne doit pas perdre de temps... Et je sais aussi que tu dois rester là le temps d'avoir trouvé une solution. C'est juste... que même si tu n'es pas de la ville, tu sais bien mieux que moi quelles démarches faire là-bas, à qui t'adresser, quoi dire. Et tu as un don pour convaincre les gens, que je n'ai pas. Ça nous aurait été bien utile pour faire accélérer les choses si jamais ils s'avisaient de ne pas comprendre l'urgence de la situation. Tandis que moi... Si tu savais comme je suis mal à l'aise pour mener tout ce qui ressemble à des démarches administratives ou officielles... Je ne sais même pas par où commencer, où me rendre... "
Elle grimaça. Elle n'avait jamais pris le temps de comprendre vraiment comment fonctionnait la ville. Il y avait le fort, où on pouvait déposer une plainte. Il y avait quelques bâtiments officiels, dans le quartier nord, dont elle n'était pas sûre de savoir les fonctions exactes. Les gardes à l'entrée sauraient-ils lui dire où s'adresser pour déposer une requête pour l'un des conseillers ? Isudë saurait, peut-être.
" Et puis, surtout... tu vas me manquer. J'étais tellement contente de pouvoir faire la route avec toi. Et de te faire visiter Luménis. Alors j'espère que tu pourras solutionner rapidement les choses ici et nous rejoindre... "

" J'en suis sûr, dit-il avec un calme sourire. Mais tu dois arrêter de te penser incapable de faire face à l'univers des humains. Tu en fais partie. Je sais que tu es une femme de la nature mais... Pousse des portes, pose des questions, sois curieuse des choses... Cela suffira amplement. Mon impression à moi est que tu te caches de ce monde. Tu dis que j'ai un don... Qu'en sais-tu, au juste ? Qu'as-tu vu de moi ? Nous avons cheminé dans la broussaille, j'ai chanté des chansons, j'ai bavardé avec les uns et les autres... M'as-tu vu faire face à une autorité ? Quand ça ? Mon beau-frère ? Allons... Je ne suis qu'un simple clerc de Milil et je ne sais absolument rien des usages en vogue à la capitale. Je connais à peine le nom des conseillers. Je n'y ai aucun contact. Les rouages politiques et administratifs de la cité me sont étrangers. Je suis poète, pas diplomate."

" Et moi juste une sauvageonne des montagnes, je suppose, fit-elle avec une grimace. Mais disons que tu es bien plus à l'aise que moi pour parler... et c'est un euphémisme. Et je t'ai vu, je ne sais pas... convaincre un clerc de Chauntéa de laisser Prince sur sa pelouse, obtenir un âne à un prix défiant toute concurrence... Bon, je sais que c'est aussi parce que tu es connu là-bas, mais n'empêche que tu as bien plus que moi l'habitude de faire des démarches en tout genre."
Elle secoua la tête.
" Et... non, je ne me cache pas de ce monde. Enfin, je ne crois pas..."
Le faisait-elle, en réalité ? Se pouvait-il qu'il ait raison ? Non... Elle préférait simplement vivre tranquillement dans son coin.
" C'est juste que... je dois surmonter un trac énorme lorsque je dois m'adresser à des inconnus, et encore davantage à des autorités. C'est de la timidité. Quelque chose que tu ne peux sans doute pas comprendre... C'est simplement le premier contact qui est difficile, chaque fois. Mais bon, quand c'est nécessaire, j'y arrive quand même, je te rassure. Il le faut bien. Mais quand je peux l'éviter... j'évite !"
Dans le cas présent, il lui suffirait de bien s'imprégner de la gravité et de l'urgence de la situation, de respirer à fond, et ça suffirait à ce que les mots viennent plus facilement que d'habitude. Leur mission était tellement vitale qu'elle se sentait prête à remuer ciel et terre pour réussir...

" Et bien tu ne pourras pas l'éviter, lui annonça-t-il doctement, avant de bâiller. Mais tu as parlementé avec des centaures et des humains à moitié fous. Tu as même parlementé avec Goran ! Non... Tu ne risques vraiment vraiment rien."
Nouveau bâillement.
" Les gens changent, tu sais. Tu imagines peut-être être une sauvageonne des montagnes, mais n'importe qui peut voir que si tu l'as jamais été, c'était dans une autre vie."
Il soupira, bâilla encore, puis elle entendit sa respiration s'amplifier. Il était en train de s'endormir.

Elle ne répondit pas. Elle était de toute façon trop fatiguée, elle aussi, pour réfléchir et argumenter davantage. Il n'avait pas tort : affronter des démarches administratives était tout de même infiniment moins risqué que se rendre seule dans la vallée close en guerre en sachant que les deux camps la considéreraient comme une ennemie potentielle... Donc elle ferait face, bien sûr. Elle aurait juste préféré que ça soit lui. Et tout ça mis à part... il allait lui manquer. Il fallait espérer qu'il n'en ait pas pour trop longtemps, qu'il puisse les rejoindre vite, qu'ils puissent passer un peu de temps là-bas ensemble.
Elle sourit en voyant que leurs doigts étaient restés entrelacés, et tendit l'autre main pour caresser doucement son visage, juste avant qu'il sombre dans le sommeil.
" Dors bien, mon amour," souffla-t-elle avant de se recroqueviller sous sa propre couverture, posant sa tête tout près de la sienne, sans lâcher sa main.
Elle se sentait sombrer à son tour. Elle réalisa qu'ils n'avaient pas pris la peine de se donner un point de rendez-vous, au cas où... Bah, ils en reparleraient demain. Elle ferma les yeux et se laissa glisser dans le sommeil.

La nuit dura moins d'un battement de coeur. Le soleil perla au travers des rideaux et une ribambelle d'enfants prit la salle à manger d'assaut, surprenant Astrée et Reynald dans leur sommeil. En maugréant, le clerc s'extirpa de son fauteuil pour aller prier au dehors, tandis qu'autour de la rôdeuse, les préparatifs du petit déjeuner allaient bon train. Elle comprit rapidement qu'il n'y avait rien à manger, cependant, et qu'ils espéraient le retour du Sorlyn pour remplir leurs assiettes. L'atmosphère était joyeuse, cependant, et le ciel avait l'air bleu, pour une fois.

Astrée eût quelque peine à émerger du sommeil. Elle bailla copieusement tandis que le Sorlyn filait au-dehors. Elle avait oublié que les enfants, même couchés tard, avaient toujours une fâcheuse tendance à se lever à l'aube.
Elle salua toute la bande, s'enquérant des prénoms qu'elle ne connaissait pas, et s'efforça de donner un coup de main à la préparation de la tablée. Quoique tout paraissait si bien rodé qu'elle n'avait pas grand-chose à faire. Elle s'occupa simplement d'aider à rallumer le feu pour réchauffer un peu l'atmosphère. Elle aurait bien mis de l'eau à bouillir pour le thé, il lui suffisait d'aller en récupérer dans ses bagages... mais sa théière paraîtrait parfaitement ridicule auprès des montagnes de nourriture que le Sorlyn allait faire apparaître. Donc mieux valait tout simplement attendre son retour, en bavardant tranquillement avec les uns et les autres. Sans faire de gaffe, bien sûr : les plus jeunes ne savaient pas encore, pour leur mère...
" Il faut un peu de temps à Reynald pour prier Milil, avant de lancer son sortilège, expliqua-t-elle. Donc vous avez tout le temps de faire un brin de toilette pour ceux qui ne l'auraient pas déjà fait..."

Ils la regardèrent avec la mine d'enfants qui n'ont plus tellement l'habitude de se faire diriger par un adulte, surtout une inconnue, mais la gamine la plus âgée vint en renforts et une partie d'entre eux gagnèrent la salle d'eau qui, Astrée l'apprit, se trouvait deux portes plus loin. Reynald finit par reparaître et invoqua le petit déjeuner sous les applaudissements nourris de l'assemblée.
" Dès que tu as mangé, tu devrais rejoindre Byron et vous devriez partir, dit-il à la jeune femme, en aparté. Dix petits orphelins ne valent pas la harde. Notre ami va finir par se sentir insulté."

Astrée se sentit rougir sous ce qui ressemblait à un reproche indirect, et ne put s'empêcher de répliquer, plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.
" Et tu ne penses pas qu'il pourrait aussi se sentir insulté que tu aies décidé de dormir ici plutôt qu'auprès de lui ?"
Elle regretta immédiatement d'avoir parlé sur ce ton. Elle était juste de mauvaise humeur, un peu à cran sans doute... et elle savait très bien pourquoi.
Mais après tout, c'était lui qui avait décidé de rester dormir à l'intérieur, dans un fauteuil, sans demander l'avis de personne. Et si Byron en prenait ombrage, c'était de sa faute à lui. Parce que, objectivement, s'être occupé cette nuit des orphelins ne nuisait en rien à leur mission. Ils n'avaient pas perdu un seul instant sur leur trajet.
Elle secoua la tête et reprit, plus calmement.
" Je comptais juste avaler le minimum et le rejoindre, de toute façon. Mais si tu as besoin que je fasse quoi que ce soit pour t'aider, avant qu'on parte, tu me le dis..."

Mais Reynald n'était pas prêt à laisser passer l'incident. Il la regarda dans les yeux, puis soupira.
" Astrée, je suis la pièce rapportée, dans cette histoire. C'est toi qui voyages avec Byron et toi qui t'es engagé auprès de la harde et de son chef. Je sais que tu as dû laisser ton cheval à Bortheias à cause de moi, et je n'ai pas l'intention de te laisser tomber, mais tu ne peux pas me reprocher de faire ce qui est, dans le fond du fond, l'essence même de ma vie. Je ferai toujours passer ce genre de situations avant... avant tout ! Je suis clerc, je vis pour servir. Et je vis pour servir, oui, les humains avant les autres. Byron le sait. Tu dois le savoir. Mais tu n'es pas comme moi. Ou en tout cas, c'est ce que les centaures ont cru."

Astrée secoua la tête avec un soupir.
" Je ne te reproche rien. On s'est mal compris. Je sais que tu dois rester ici, que c'est ton devoir de clerc... et d'être humain tout simplement, il me semble. Je ne t'en veux absolument pas pour ça, bien sûr, au contraire : je t'admire d'être ce que tu es, de faire ce que tu fais. Bon, c'est vrai que je suis un peu frustrée que ça t'oblige à rester en arrière, et peut-être que ça me rend trop susceptible. Mais là... c'est juste que tes paroles m'ont blessée. Tu m'accusais presque... d'insulter Byron !"
Elle sentit sa voix s'enrouer légèrement, devina les larmes prêtes à monter, signe que c'était bien là que se trouvait le noeud sensible. Elle essayait de faire de son mieux pour Byron, pour les centaures, et on lui reprochait de les insulter. Et ça la renvoyait, aussi, au sermon de Neffen, et à toutes les fois où elle ne s'était pas comportée comme il le fallait sans le savoir. Bon sang, il fallait qu'elle cesse de prendre tout aussi mal, qu'elle apprenne à mieux accepter ce genre de remarque...
" Et après tout ce que j'ai fait, ce que je tente de faire, c'est le genre d'accusation qui me fait mal, c'est tout. D'autant que là, je te trouvais mal placé pour me faire ce reproche..."
Sa voix avait encore un peu de mal à retrouver une tonalité normale, et elle s'en voulait de réagir comme une gamine susceptible prise en faute. Elle sentit une tristesse exagérée l'envahir. Elle n'aimait vraiment pas ce genre de tension entre eux.
" Mais je suis sans doute un peu fatiguée. Ou stressée. Je n'aurais pas dû réagir comme ça..."

Il fut sensible à son chagrin et l'étreignit un instant. Ils abandonnèrent la table familiale et sortirent sous le porche de la ferme, face aux deux granges brûlées. Reynald l'embrassa doucement dans les cheveux.
" Je suis désolé. Tu as vécu des choses difficiles, ces derniers jours, et tu n'as pas eu le temps de souffler. Je ne te reprochais rien. Je me rends bien compte que chaque étape présente un risque... Byron est en croisade et nous musardons, c'est difficile pour lui. Je vous conseille de dormir dans la broussaille, les jours qui viennent, cela devrait minimiser vos chances de tomber sur d'autres problèmes. De mon côté, je vous rejoindrai dès que possible, je te le jure. Mais plus vite vous serez à Luménis, plus vite les choses bougeront... Je peux te contacter télépathiquement pour savoir où vous vous trouvez, ce sera encore le plus simple."

Astrée laissa aller sa tête contre son épaule, luttant contre le chagrin qu'elle ressentait bien malgré elle. C'était absurde. Ça n'était qu'une séparation de quelques jours, amplement justifiée, et ensuite il les rejoindrait. Elle n'avait aucune raison de se sentir à cran comme ça. Il devait y avoir quelque chose, plus profond. Mais ce n'était ni le moment, ni le lieu pour y réfléchir. Et puis, ça n'était probablement que la fatigue.
Elle hocha la tête à ses derniers mots.
" Oui, c'est le plus simple. Mais si jamais, pour une raison ou une autre, tu ne peux pas me contacter, par exemple si tu as utilisé ton sortilège pour communiquer avec quelqu'un d'autre, tu peux aller à une herboristerie qui s'appelle l'Herbe Folle. L'elfe qui la tient est une amie de Dymphéa, je vais aller lui présenter Byron, et je la tiendrai au courant de l'endroit où on se fera héberger. Sa boutique se trouve presque accolée au Grand Parc Verdoyant, à la limite entre le quartier est, par où tu vas arriver, et le quartier sud, le plus riche de la ville."
Elle se blottit dans ses bras. Elle avait la sensation que tout son être refusait de le quitter. Alors qu'il le fallait, elle le savait bien. Comme elle savait qu'il fallait se rendre aussi vite que possible à Luménis.
" Rejoins-nous vite, Reynald... Tu me manques déjà !"

Le clerc l'étreignit mais elle perçut un peu de gêne dans son embrassade. Il soupira, la relâcha, l'observa dans les yeux.
" Est-ce que ça va bien, Astrée ? Est-ce qu'il y a quelque chose dont tu voudrais me parler ? Je te sens... si fébrile, si... si tendue. Je sais que je ne peux pas mesurer ce que tu as vécu, mais... tu as l'air presque malade. Peut-être... pourrais-je aller chercher mes amis, puis me rendre à Luménis à Byron tandis que tu te reposes ici... Cette fragilité que je perçois... j'ai peur qu'elle vous joue des tours à tous les deux. Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne