La Couronne de Cuivre

La tentation était grande d’asséner un bon coup sur le crâne du loup curieux, mais Albérich ne doutait pas qu’une agression aussi flagrante ferait voler en éclats la prudence des animaux et précipiterait l’affrontement. Quelque chose de plus subtil, de magique, par exemple, aurait pu semer davantage de confusion parmi les bêtes, mais l’ancien clerc ne pouvait que s’en remettre à Ada en la matière. Il ne savait pas bien ce dont elle était capable, cependant, et il préféra ne pas attendre l’improbable éclair de feu qui foudroierait les carnassiers. Il se tint donc aux aguets, près de Hodor, calquant son comportement sur celui du forgeron.

Celui-ci s'était éloigné de la bordure du cercle, se rapprochant du même coup de l'autel de roche brute. Dans sa proximité immédiate, la chaleur diffuse semblait un peu plus forte, sans que la différence soit réellement flagrante. L'énergie était toujours bien là, mais les loups paraissaient ne plus guère s'en méfier. Tôt ou tard, s'ils continuaient à s'enhardir, ils franchiraient la frontière. Et plus seulement avec leur truffe fureteuse.
Ada, de son côté, n'avait toujours pas esquissé le moindre mouvement. Lorsqu'Albérich croisa son regard, elle lui sourit, embarrassée.
-Ce lieu est un sanctuaire, dit-elle. Y recourir à la violence, à la magie, dans un but offensif, c'est... un sacrilège. Alors, je préfère attendre que ce soient eux qui s'en rendent coupables les premiers...

La perspective n’était pas des plus souriantes, mais Albérich comprenait la réticence de la vieille femme, et il se le tint pour dit. Qu’ils attaquent donc les premiers. Peut-être une quelconque divinité de la nature déciderait-elle alors de les frapper, mais le Luménien craignait que celle-ci ne prenne le parti des loups qui, après tout, ne faisaient qu’obéir à leur instinct de prédateurs affamés. A bien y réfléchir, ce pacte avait bouleversé les règles de l’ordre naturel, et le dicton mettait en garde celui qui entendait le chasser. Cela ne voulait pas dire qu’il ne défendrait pas sa peau. Survivre, manger ou être mangé. Il se plaça aux côtés de Hodor. Il avait la vague impression d’être dans une sorte de cauchemar classique, la nuit, les loups et la neige, et le froid s’ajoutait à la fatigue pour l’engourdir. Il n’avait pas véritablement peur. Hodor et Ada étaient calmes, eux aussi. Peut-être étaient-ils vaguement inconscients de ce qu’ils risquaient. Sans doute savaient-ils qu’il ne sert à rien de s’émouvoir devant l’inexorable. Albérich se surprit à s’interroger sur la douleur qu’occasionnerait une morsure de loup. Mais dans le registre de la souffrance, plus rien ne l’effrayait.

Grondements. Hurlements excités.
Yeux fauves qui brillent dans la pénombre vespérale
Crocs luisants, babines retroussées
Une première patte timide dans le cercle ancestral.
Une main sur son épaule, qui le fait sursauter.
-Prenez ça, l'ami... murmura Hodor. Ce sera mieux que votre bâton, non ?
Le forgeron avait rejeté son imposante pelisse. Dans une main, il tenait un marteau de guerre accordé à sa stature. Dans l'autre, la tendant à Albérich, une masse de bonne proportion.
Derrière eux, Ada s'était concentrée, prête à agir sitôt l'assaut lancé.

Il remercia le forgeron d’un sourire et se sentit immédiatement en terrain plus familier, même s’il n’avait en réalité jamais combattu à la masse pour défendre sa vie. Les rares occasions où il avait dû s’en servir, il avait affronté des morts-vivants en maraude, et jamais l’acier n’avait été en première ligne : quelques mots habilement murmurés transformaient le vampire le plus audacieux en brouillard inoffensif, et l’arme venait en renfort quand il fallait pulvériser des squelettes tétanisés par la lumière. Mais des loups… Il n’était pas impatient, pas du tout. L’épaisseur de son manteau lui offrirait une légère protection supplémentaire, au détriment de la souplesse. Cependant, n’ayant jamais été ni leste, ni rapide, c’était plutôt à son avantage. Il faudrait de la force brute et rien d’autre. Il frissonna malgré lui, croisa le regard orangé d’un jeune animal particulièrement nerveux. Peut-être suffirait-il d’occire le mâle dominant pour que la meute capitule… Mais lequel était-ce ? Le plus gros ? Le plus rapide ? Le plus vieux ? Il n’en avait aucune idée, et doutait que l’animal se laisserait tuer facilement, de toute façon. Malgré l’assaut imminent et la mort possible, ou probable, il continuait à se sentir calme, presque détaché. Avoir survécu là-bas pour mourir ici, c’était presque comique. Il ne fallait pas y songer et laisser ce qu’il avait d’animal, de réflexe, prendre le dessus. Juste survivre.

-Contre l'autel ! lança tout à coup Ada.
Les loups semblaient suffisamment assurés, à présent, pour franchir le pas. Ce n'était plus qu'une question de secondes avant qu'ils ne le fassent. D'ailleurs, à peine les deux hommes avaient-ils rejoint la vieille halfeline que l'un des fauves bondissait à l'intérieur.
-Bon, on pourra pas dire que c'est moi qui ai commencé... souffla Ada.
L'instant d'après, elle incantait, Dans un langage magique beaucoup plus classique que celui qu'elle avait utilisé des heures plus tôt. Lorsqu'elle en eu terminé, un impressionnant mur de flammes s'éleva du sol, juste à l'intérieur du cercle de pierres levées.
Celui-ci eut deux conséquences majeures, outre l'augmentation sensible de la chaleur et de la luminosité : les loups qui n'avaient pas pénétré dans sanctuaire reculèrent brusquement, et les quatre audacieux qui avaient bondi... n'en chargèrent que plus furieusement leurs adversaires.
-Bon amusement... fit le forgeron en brandissant son marteau.

Ainsi l’affrontement était inévitable. L’ancien clerc cessa de penser, concentré sur les mouvements, et laissa les rènes à son intuition. Se battre à la masse n’avait qu’une règle : frapper pour briser. L’échine, le crâne, peu importait. Plus le coup était violent et plus il portait. Aucune protection n’était réellement efficace pour s’en prémunir. C’était une arme de brute et il fallait agir comme tel.
Les loups venaient droit sur eux, sans user d’une stratégie particulière. Les deux hommes s’étaient placés devant la halfeline, rempart humain volontaire à défaut d’être expérimenté. Albérich regardait leur gueule, rien d’autre. Il sentit le poids de la masse dans sa main gantée, prit une légère inspiration, se campa sur ses jambes, et frappa l’animal de tête au moment où celui-ci prit appui pour lui bondir dessus. Il entendit le craquement de quelque chose, un cri scandalisé, mais le poids de la bête s’abattit sur lui. En se déportant sur le côté, il put cependant conserver son équilibre alors que l’agresseur roulait dans la neige. L’ancien clerc n’eut cependant pas l’opportunité de voir de quelle manière son coup avait porté, car un second loup le heurta de plein fouet et lui saisit le manteau de ses crocs. Il y eut un bruit de déchirure, Albérich sentit la morsure du froid sur sa peau nue, et il roula sur le sol.

Il ne pouvait pas vraiment savoir comment s'en sortaient ses compagnons. Il avait entrevu des mouvements, du coin de l'œil. Entendu des sons. Ada avait à nouveau incanté, à en croire les lueurs vives qui avaient, un instant, traversé le sanctuaire. Quant à Hodor, chocs sourds, craquements, ahanements semblaient indiquer qu'il ne ménageait pas ses efforts et s'avérait redoutable avec son marterau de guerre.
Mais Albérich ne put pas s'arrêter sur ces détails. Il avait une préoccupation beaucoup plus immédiate. A savoir la gueule béante qui venait d'appararaître à quelques centimètres au dessus de son visage...

L’ancien clerc était à terre mais il n’avait pas lâché son arme. Lorsque les crocs du loup plongèrent vers sa gorge, il réagit par réflexe, leur opposant son bras gauche. Il sentit distinctement la pression implacable de la mâchoire, prête à lui broyer les chairs et l’os, et rabattit violemment sa masse sur l’épaule de la bête, à l’aveugle, dans un geste plus désespéré que calculé.

Le choc fut brutal, le craquement qui s'ensuivit éloquent, et l'animal, relâchant sa prise, se fendit d'un gémissement de douleur... Il n'eut pas le temps de faire davantage, de reprendre ses esprits, de repasser à l'assaut :: une masse de fer en plein mouvement lui percuta le crâne, ne laissant de ce dernier qu'une bouillie infâme et sanguinolente au milieu d'une gerbe d'hémoglobine et d'esquilles d'os broyés.
-Et voilà pour lui... lança Hodor d'un ton détaché.
Relevant la tête, Albérich constata que tous les loups qui étaient entrés dans le sanctuaire avaient payé leur audace de leur vie... Quant au forgeron et à la halfeline, ils paraissaient indemnes. C'était une bonne nouvelle.
La mauvaise concernait le mur de flammes : il commençait à vaciller, à s'atténuer. Et, de l'autre côté, le reste de la meute patientait, bien décidé à fondre sur le trio sitôt l'obstacle disparu.

Albérich se remit debout, un peu vacillant, tâchant de ne pas prêter attention aux élancements que la fatigue avait ramenés dans sa carcasse. De son bras indemne, il essuya le sang qui lui maculait le visage, le sang du loup, heureusement, et jeta un œil au reste de sa personne. Il déplia plusieurs fois les doigts de la main gauche. Un peu engourdie. Son avant-bras portait certainement les marques des crocs de l’animal, même si ceux-ci n’avaient pas transpercé les couches d’étoffe qui le protégeaient. Une constellation de bleus à venir. De surcroît, il avait le flanc droit découvert, manteau, pourpoint et chemise déchirés. S’il n’était pas blessé, le vent froid venait le chatouiller, lui promettant un baiser de gel des plus désagréables. Tant qu’il était non loin de l’autel, ce n’était cependant pas crucial. Ensuite, il se ferait une pelisse en peau de loup pour rentrer jusqu’au village. La pensée le fit sourire malgré lui. On devenait vite barbare. Mais il restait une quinzaine de bêtes. Autant dire qu’elles se feraient un festin d’humain avant d’orner le moindre couvre-lit.

Sans attendre la disparition de leur rempart magique, Ada incanta à nouveau. Sa voix étai troque, ses gestes imprécis : on sentait qu'elle puisait dans ses dernières ressources. Pourtant, elle parvint au terme de son sortilège et, au moment même où disparaissaient le mur protecteur, un élémentaire flamboyant se matérialisa juste à côté d'eux.
Si sa présence fit hésiter quelques fauves, la volonté du groupe fut la plus forte, et la plupart des loups se rapprochèrent. A la lueur des flammes projetées par la créature planaire, leurs yeux brillaient lugubrement...
-On en a en gros quatre chacun... lança Hodor. C'est jouable, non ?
Au même moment, la meute chargeait. Le forgeron poussa un grognement et brandit son marteau. La halfeline leva les mains pour lancer un autre sort. La créature de flamme fit un pas en avant...

Ils n’avaient pas eu le temps de souffler. Albérich y voyait à peine, seul l’élémentaire de feu lui permettait de distinguer les silhouettes de leurs assaillants. Les loups étaient maîtres de leurs mouvements, à l’aise dans la nuit, déterminés. Il était épuisé. L’ascension interminable, le premier assaut, le froid, tout ce froid, le poids des derniers jours, la course pour sauver l’enfant, la maladie qui l’avait éreinté, pas d’espace de récupération, seulement cette fuite en avant, mais il était désormais trop las pour vraiment s’en inquiéter. La morsure d’un loup. Il lui semblait avoir entendu d’horribles récits sur la manière dont ces animaux épuisaient leur proie, en la dévorant petit à petit, sur pied. Mais puisqu’il fallait mourir en cette nuit obscure, pour une raison à peine compréhensible, la disparition d’un chien, une meute de loups qu’un groupe de soldats entraînés aurait démontée en deux temps trois mouvements, il ne se laissa pas dépasser.
Tout en affrontant les animaux déchaînés qui vinrent à sa rencontre, noirs et écumants, il laissa son corps combattre et son esprit retourner aux jours heureux. Disjoints, l’organisme en mouvement, létal, violent, animé d’une rage de survie presque inhumaine, et l’âme, légère, qui se souvient du goût d’un baiser, de l’air d’une chanson, d’un éclat de rire partagé autour d’une bonne bouteille de vin sombre. Aucune mesure dans la colère qui se libère des gestes. Aucune prise sur son intériorité vagabonde. Là, sans l’être. Ailleurs aussi. Premier sang, celui d’un loup gris au regard mordoré, plus très jeune, qui aurait sans doute espéré manger plutôt que trépasser. Second sang, le sien, il ne sait pas où il a été touché, s’en moque, car la sarabande des fragments révolus de lumière est plus éblouissante que la douleur.

Le silence.
C'est la première chose qui le marqua.
Le silence... Et ensuite la lumière. Les lumières, plutôt.
Le silence n'était pas complet : on entendait des bruissements, des voix basses. Mais ils s'étaient enfuis, le hurlements des loups, le choc des armes, le fracas des os qu'on brise... Il avait semblé à Albérich que le tumulte connaissait un brusque crescendo... Puis il s'était tu.
Les lumières... Il y avait des flammes. Mouvantes. Nombreuses. Pas celles de l'élémentaire : il s'était volatilisé, croyait-il se souvenir, alors que trois loups enragés autant qu'agonisants le harcelaient. Il s'agissait... De torches. Oui. De torches brandies par des cavaliers.
-Il est en transe ? s'enquit une voix familière.
-Je ne sais pas, sire Hugues...
-J'aurais tendance à le croire : il a failli assommer Jehan comme si c'était l'une de ces bêtes...

Albérich se laissa choir sur le sol comme les brumes se dissipaient en lui, comme son esprit rejoignait son corps meurtri, prenait conscience du sang qui lui coulait sur l’épaule gauche, de son bras endolori, du froid terrible autour de lui. Il sentit qu’il avait aussi été touché à la cuisse droite et au côté, peut-être était-ce la même morsure, peut-être pas, il n’en avait qu’une notion très diffuse, pulsatile et humide, qu’il tâta avec une grimace. Une fois assis dans la neige, il ne fut pas vraiment sûr qu’il serait capable de se relever, mais il fallait qu’il reprenne son souffle. Ses poumons étaient en feu, il voyait des papillons sombres danser devant ses yeux, et ce n’étaient pas seulement les cendres volatiles qui s’échappaient des torches. Il était vivant, c’était presque drôle, et la cavalerie était arrivée à la rescousse. Il avait envie de se coucher, mais il n’en fit rien. Peu à peu, il reprenait ses esprits. Mauvais rêve, il se frotta le visage des deux mains. Il avait eu une masse, il ne savait pas bien où elle se trouvait, désormais.
« J’espère que je n’ai pas esquinté Jehan… » souffla-t-il finalement.

-En dehors de ma dignité lorsque j'ai dû plonger dans la neige pour éviter votre coup, j'crois bien que tout est intact... répondit un soldat.
Ils étaient six hommes d'armes, en plus du sénéchal. Sept pour neuf bêtes, remarqua Albérich. Des chevaux petits, nerveux. Parfaits pour les routes de montagne.
-Tenez, buvez ça... fit sire Hugues en lui tendant une flasque de métal. Histoire de vous requinquer. Ensuite, Barthélémy pansera sommairement vos plaies, et nous quitterons ce lieu de malheur. On a dispersé ces loups-ci, mais la nuit est pleine de hurlements... Rentrer au plus vite pourrait être une bonne idée.
Le dénommé Barthélémy était en train de bander le bras gauche du forgeron. Quant à Ada, elle était assise - ou plutôt affalée - contre l'autel, un soldat penché au-dessus d'elle.

« Merci. » fit-il en acceptant l’eau-de-vie du sénéchal.
Il n’en but qu’une gorgée, de quoi se réchauffer, car davantage l’aurait probablement renvoyé dans les limbes. A sa fatigue s’ajoutait la perspective ô combien merveilleuse de devoir redescendre au village sur le dos d’un canasson, son activité favorite d’entre toutes. Il se remit debout avec l’aide d’un main secourable, épousseta la neige qui maculait ses vêtements d’une main distraite, en attendant que le dénommé Barthélémy vienne jeter un œil sur lui.
« Arrivée providentielle… Nous vous devons une fière chandelle. » reprit Albérich. « Comment va Ada ? »

-Vous ne nous devez rien, répondit le sénéchal. C'est notre devoir de protéger les habitants de Combeloup, même quand ceux-ci vont chercher ailleurs leur soutien, là où l'on ne peut espérer que malice et tromperie. Si vous devez remercier quelqu'un, c'est dame Elisa : elle était au courant de vos projets et craignait, à juste titre, une sinistre conclusion.
Il jeta un regard en direction de la halfeline.
-Ada est indemne mais épuisée. Pas étonnant, après le feu d'artifice dont elle nous a gratifiés....
Sur ces entrefaites, Barthélémy se rapprocha et se mit en devoir d'examiner les blessures d'Albérich. Il s'agissait de morsures douloureuses et profondes, mais rien de vraiment inquiétant, et l'homme, après les avoir nettoyées sommairement, entreprit de les bander.

Albérich grimaça sous les attentions du soldat, mais le remercia chaleureusement lorsqu’il en eut terminé. Les paroles d’Hughes demeuraient vivaces à son esprit, alors même qu’il se sentait de plus en plus faible. En voilà un qui ne cachait pas ce que lui inspirait le pacte avec la nature, et qui faisait manifestement plus confiance aux armes de ses hommes qu’à la promesse d’une créature qui brillait par son absence. En l’occurrence, Albérich ne pouvait pas le blâmer : sans lui, ils auraient certainement péris tous les trois. L’ancien clerc se demanda si le sénéchal était fraîchement arrivé à Combeloup ou s’il lui était arrivé quelque expliquant cette défiance. Il se promit de creuser la question dès que possible, mais désormais, il n’aspirait plus qu’à son lit. Malheureusement, il y avait un cheval à enfourcher avant cela. Quelle nuit misérable.

Les hommes du baron ne tardèrent pas à se mettre en action. L'un d'entre eux hissa une Ada pantelante sur sa monture avant de grimper à son tour en selle. Quant à Hodor, encore relativement fringuant malgré la fatigue, il s'adjugea le plus robuste des chevaux. Finalement, sire Hugues se tourna vers Albérich.
-Vous sentez-vous en état de chevaucher seul ? Préférez-vous monter avec quelqu'un ?
Le vent avait forci. Et, comme l'avait annoncé plus tôt le sénéchal, il était porteur de hurlements lointains. Ceux des loups survivants ? Ceux de quelqu'autre meute ? impossible à dire...

Le Luménien esquissa une légère grimace, contempla la piste et le vent, devina qu’ils iraient à bon train.
« Si vous ne voulez pas me perdre en route, je pense qu’il est plus sage de m’adjoindre un chaperon. L’équitation n’est pas ma discipline favorite, même de jour sur terrain plat. » dit-il, un peu désolé.

Sire Hugues lui sourit.
-Vous savez, il m'a fallu des années pour apprendre à cavaler dans les hauteurs avec ces canassons... Allez, montez en croupe : ma bête est robuste, et je crois être le plus léger de toute notre petite bande.
Ils abandonnèrent presque aussitôt le cercle de pierres et les cadavres de loups qui y gisaient, taches sombres sur la neige maculée de sang. Ils empruntèrent le même trajet que celui suivi à l'aller par le trio. L'allure fut d'abord lente : les chevaux avaient le pied sûr, mais la pente était forte, l'obscurité profonde... Mieux valait être prudent.
Ce n'est qu'après une petite demi heure d'inconfortables cahots, laquelle les mena dans le piémont, qu'ils s'autorisèrent un trot plus nerveux. Ce fut bientôt la combe boisée, puis la colline sur laquelle se dressait l'ancienne garnison. Dans le lointain, les hurlements des loups s'étaient comme multipliés.
-Désirez-vous qu'on vous ramène au château ? fit le sénéchal. Ou préférez vous le calme de votre propre demeure ?

« Si le calme de ma demeure signifie être encerclé, seul, par des loups affamés toute la nuit, je dois dire que l’agitation du château me tente plutôt… » commença l’ancien clerc.
Puis il se souvint de l’hostilité qu’avait marquée Hughes à son égard lorsqu’il s’était trouvé entre les murs du donjon. Il fallait qu'il lui fasse une ouverture.
« Si je ne gêne pas, bien sûr. Si c’est trop compliqué, je peux aussi me barricader chez moi, ce n’est pas un problème. »
Il eut envie d’ajouter que fondamentalement, ça avait peu d’importance, pour autant qu’il puisse, rapidement, profiter d’un lit, d’un fauteuil, d’un morceau de tapis, d’un monceau de paille, de n’importe quoi, en somme, où s’écrouler et dormir.

-Oh, ça ne pose aucun problème... répondit le sénéchal. Et je gage que dame Elisa sera heureuse de vous revoir sain et sauf... Ou presque. En route pour le donjon, donc !
Le petit groupe se sépara alors : quatre des six soldats partirent vers le village, pour ramener chez eux Hodor et Ada, tandis que le reste du groupe prenait la direction du château.
-Quant aux loups... reprit finalement sire Hugues. Nous n'allons pas nous laisser marcher sur les pieds par ces créatures, et tant pis pour celles qui franchiraient nos frontières elles trouveront à qui parler. Il n'est que trop temps qu'elles apprennent qui est le maître, ici.

Curieusement, malgré l’épisode sanglant de la nuit, Albérich devinait qu’Ada serait d’un tout autre avis. La fissure qui traversait le village si paisible, dont on lui avait vanté l’harmonie, commençait à se tracer. Nul doute que les jours à venir la verraient grandir peu à peu, amenant les partisans du pacte et ceux qui n’y croyaient plus à s’opposer sur la marche à suivre. De prime abord, Albérich se sentait plutôt en phase avec le sénéchal. Il n’avait aucun goût pour la nature, qu’il comprenait mal, qu’il sentait sauvage et irrévérente, et lui-même était avant tout humaniste. Entre un loup et un gamin, son choix était vite fait. Mais Bastien avait été pressenti pour devenir le nouveau rôdeur et quelqu’un avait saccagé les affaires d’Eloi. Le Luménien ne pouvait s’empêcher de se demander si les adversaires du pacte étaient juste normalement déçus de son non-respect ou s’ils avaient été les premiers à l’enfreindre. Il craignait que l’innocence ne soit pas dans le camp des Combelupins. Encore fallait-il savoir ce qui avait mis le feu aux poudres et lâché le courroux des loups sur eux. Une broutille qu’une nature susceptible avait transformée en affront, ou un sacrilège qui méritait la mort d’un chien fidèle et la déchirure d’une jeune âme ?
Il secoua la tête alors qu’ils entraient dans la cour du château et s’apprêta à mettre pied à terre, enfin !

Toute la maisonnée, seigneur des lieux et future châtelaine y compris, semblait s'être donné rendez-vous sur le porche du donjon afin d'accueillir les soldats revenant de leur périlleuse expédition. Et, tandis que sire Hugues aidait Albérich à mettre pied à terre, le baron et sa fille s'avancèrent, apparemment impatients de venir aux nouvelles.
-Alors ? s'enquit le premier.
-C'était moins une, mais ils sont saufs, tous les trois. Messire Ferwyn a préféré l'abri du château à celui de sa demeure, et vu les bruits dont résonne la nuit, je ne peux que lui donner raison.
Sire Eudes acquiesça.
-Y a-t-il eu une réponse ?
Le sénéchal haussa les épaules.
-Ada n'a rien dit à ce sujet. Mais l'attaque d'une meute de loups me semble assez éloquente, en la matière...
Eudes demeura silencieux un instant, puis se tourna vers Albérich.
-J'imagine que vous n'avez qu'une envie : vous reposer. Votre chambre a été apprêtée, et je vais vous y faire conduire dans l'instant. Barthélémy vous suivra dès que possible pour examiner vos plaies.
L'état de l'ancien aubemestre était flagrant, et il semblait susciter autant d'inquiétude, chez Elisa, que ne produisait de soulagement le fait de le voir vivant.

Albérich tenta de donner le change, mais il était conscient qu’il n’abuserait personne : il était en piètre état, ses vêtements étaient déchirés, trempés, et il était maculé de sang des pieds à la tête. Il s’appuya d’ailleurs à Hughes en mettant pied à terre : la tête lui tournait. Il rassembla cependant le peu qu’il lui restait de forces : il n’avait pas l’intention de s’écrouler au pied de ses hôtes.
« Je vous en serais reconnaissant, messire. » répondit-il d’un filet de voix. « J’espère qu’il n’y a pas trop de marches à gravir. »
Il esquissa un léger sourire, puis sombra. Le contrecoup de la sécurité, sans doute.

Lorsqu'Albérich sortit des limbes, le jour était levé. Il le voyait filtrer par les infimes interstices de rideaux soigneusement tirés. Il se trouvait dans une chambre qui lui paraissait vaguement familière sans qu'il put d'emblée l'identifier.
Des élancements douloureux lui ramenèrent cependant bien vite la mémoire des événements de la veille... et de l'endroit où il reposait. Ce grand lit, c'était celui qu'il avait déjà occupé, quelques jours plus tôt, dans le donjon du seigneur de Combeloup. On l'y avait apparemment porté avant de panser ses plaies. Des vêtements propres reposaient, à son attention, sur un fauteuil voisin. Quant à la table, elle était occupée par un broc, une bassine... et une petite clochette d'argent. Sans doute pour lui permettre d'appeler les serviteurs, en cas de besoin.

Le Luménien ne quitta pas immédiatement le confort de ses draps. En lorgnant le plafond, il soupira sur ces dernières veilles, sa propension à perdre connaissance, dépendre de la bienveillance d’autrui, de maladie en épuisement, de blessure en crise imprévue. Ce n’était pas bien glorieux, mais il ne servait à rien de se lamenter : les choses étaient faites, il s’était évanoui dans la cour. Son flanc l’élançait, ainsi que son épaule, et il était curieux de pouvoir jeter un œil à ses blessures dès qu’il s’en sentirait la force. Cependant, les bandages étaient serrés, placés par quelqu’un qui devait avoir une certaine habitude des plaies sanguinolentes, et il ne servait à rien de les rouvrir inutilement. Albérich était encore fatigué, mais il avait les idées claires, signe qu’il ne souffrait probablement pas d’infection. Un soupir encore. Il faudrait bien se lever, tôt ou tard. Il n’avait rien de cassé, mais un mouvement brusque pourrait rouvrir ses blessures. Il se demanda si on l’avait recousu. La pensée le fit frémir alors qu’il se glissait hors du lit. Passant une main sur son visage, il réalisa que celui-ci était encore piqueté de sang. C’était plutôt mieux : l’idée qu’on l’ait lavé l’aurait encore embarrassé davantage. Il se rendit donc en clopinant jusqu’au bassin qu’il emplit d’eau fraîche pour se débarbouiller. Jetant un œil sur le reste de sa personne, il réalisa qu’il ne pourrait s’en tenir là et malgré la morsure du froid, il procéda à de rapides ablutions. Contrairement à ce qu’auraient pu penser des ignorants en matières cléricales, il n’en avait pas du tout l’habitude. Les Lathandrites aimaient leur eau chaude, et réservaient les douches glacées à des occasions particulières, liées généralement à leurs activités athlétiques. Or, Albérich s’était passé de cet aspect du dogme dès qu’il était devenu plus ou moins maître de son temps.
Il s’habilla précautionneusement, tâchant d’éviter les faux mouvements, puis ouvrit la porte et mit le cap, tant bien que mal, vers la salle à manger.

L'ancien aubemestre eut une vague impression de déjà-vu en découvrant la table mise et le vieux serviteur qui veillait juste à côté. Il y avait quelques différences, cependant, avec son précédent peti-déjeuner au château : il n'y avait des couverts que pour une personne, et le majordome arborait une mine embarrassée.
-Vous auriez dû sonner... fit celui-ci en s'approchant. Quelqu'un serait venu vous aider à descendre les escaliers, ou on aurait même pu vous apporter tout cela au lit... Mais enfin, puisque vous êtes ici..;
Et de lui tirer une chaise afin qu'il puisse s'assoir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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Re : [Lieu] Combeloup

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