La Couronne de Cuivre

Kasumi avait saisi sa main quand elle avait baissé la tête. Sans vraiment savoir si c'était la sienne ou celle de Sylvia qui tremblait légèrement. Elle tentait de faire face, bravement. Il en était extrêmement fier, même s'il savait qu'elle n'était en partie qu'une façade. Il lui adressa un petit sourire se voulant apaisant mais qui manquait certainement de son enthousiasme coutumier :

- Douterais-tu être l'unique femme que je trouve ensorcelante ? Riniel est une peintre très talentueuse mais si elle parvient à rendre sa représentation à moitié aussi belle que son modèle, la toile risque bientôt d'attirer toutes les convoitises et il faudra que nous la tenions secrète !

Il enchaîna aussitôt, un ton plus grave :

- Je te promets que je prendrai le moins de risques possibles et que je reviendrai vous chercher avant de confronter notre ennemi. Je dois rentrer dans la veille de toutes façons, c'est une des conditions que nous a imposé le commandant. Ce serait un adversaire dont la famille n'a vraiment pas besoin. Surtout en ce moment.

Une façon de répondre à la proposition de Tilmandil. Il y avait pensé lui aussi bien sûr. Mais ce serait demander à Eäarundra de prendre un gros risque alors que lui-même s'y refuserait. Et les risques que l'affaire s'ébruite étaient trop importants pour être vraiment envisageables.

- Ne t'inquiète pas trop de ça, Kasumi. Ce commandant n'est pas aussi puissant qu'il veut bien le croire, et il ne pourrait pas réellement nous causer d'ennuis. Pour autant que l'on rende l'aigle, du moins... Et même si on le rendait en retard, Tilmandil et moi saurions négocier un délai supplémentaire je pense. Donc pars l'esprit tranquille, fais ce qui te semble le plus sûr pour guérir Elryndel, sans te préoccuper de choses secondaires.
Sa grand-mère lui souriait avec une certaine douceur.
- Je te conseille, aussi, de demander à Eärundra ce qu'elle en pense. D'ailleurs, puisqu'ils te proposaient de t'amener l'aigle à l'extérieur des frontières, je pense que ce serait bien qu'elle ne soit pas loin quand ils le feront. Au cas où il faille intervenir auprès de l'aigle pour le convaincre de rester...

Kasumi se contenta de hocher la tête suite aux propos de sa grand-mère et ajouta d'un ton un brin maussade :

- Je comptais justement demander que l'aigle soit amené près des grottes où j'ai dû bivouaquer la veille du départ pour la Haute-Forêt. Je pense qu'Eärundra sera dans les environs et je dois lui parler pour obtenir le maximum de détails qui pourront m'aider à repérer son ami. Cela fera d'une pierre deux coups... Le mieux sera de prendre rendez-vous pour demain après-midi sans doute.

Croisant le regard de Sylvia, il cherchait à quêter son accord mais avait peur de n'y lire que de la résignation. Il enchaîna en s'adressant à elle en priorité :

- On nous a autorisé à voir l'aigle dès cet après-midi. Est-ce que tu veux bien nous accompagner ?

Il y avait surtout de la résignation dans le regard de Sylvia. Mais tout de même, l'idée que la durée de l'absence de Kasumi soit limitée à une veille l'avait quelque peu rassérénée. Un tout petit peu. Elle acquiesça donc avec un sourire -un demi-sourire plutôt- à la proposition du rôdeur.
- Je veux bien, oui... Je n'ai jamais vu d'oiseau de cette taille. Il doit être immense !
- Plus du double de ma taille, confirma la grand-mère, qui était du reste plutôt petite. Et quand ces aigles étendent leurs ailes, ils font six mètres d'envergure... Un petit peu moins pour les femelles. Mais je crois que celui-ci est un mâle...
Elle sourit.
- La volerie est à presque une heure de marche après la sortie de la ville, il vaut mieux nous hâter si nous voulons prendre le temps de discuter là-bas et être de retour avant la nuit. A moins que vous ne souhaitiez prendre une monture peut-être ?

La mention de la taille de l’oiseau le surprit lui aussi. Mais c’était quelque part rassurant quand on imaginait que l’animal était censé le porter dans les airs. Il devait reconnaître en son for intérieur que l’idée de devoir appréhender une telle expérience seul le laissait quelque peu dubitatif, voire inquiet. Il ne pouvait qu’espérer que l’animal savait ce qu’il avait à faire et ne risquerait pas, volontairement ou non de le faire tomber.

Mais il réservait toutes ces questions pour les soigneurs et pour Eärundra qui avait déjà connu une telle aventure. Pour l’heure il préférait songer à la lueur de curiosité qu’avait manifesté Sylvia et au fait qu’elle était décidée à l’accompagner. Il lui adressa un sourire rêveur sans la quitter des yeux alors qu’il répondait à sa grand-mère :

- Si personne n’y voit d’objection, je préfère que nous empruntions des montures. Comme ça nous pourrons rentrer avant la nuit. Il y a un autre endroit où j’ai envie d’emmener Sylvia avant mon départ. Mais c’est une surprise !

Il y avait une lueur cette fois franchement malicieuse dans son regard et il se délectait d’avance de la réaction qu’aurait sa compagne.

Sylvia le regarda d'un air intrigué, mais ne fit aucun commentaire. Sans doute parce qu'elle aimait les surprises, surtout venant de Kasumi. Elle feignit même de n'y accorder aucune importance.

Ils se dirigèrent vers l'écurie. Tilmandil, après un instant d'hésitation, avait décidé de les accompagner : il n'avait jamais vu ces aigles de près, et, s'il voulait mettre les exploits de son demi-frère en chansons, il lui faudrait bien être capable de les décrire.
Le palefrenier leur choisit quatre montures, un hongre placide et docile pour Tilmandil, une jument tout aussi calme pour Sylvia, un jeune étalon fougueux pour lui-même... et à sa grande surprise, un étalon tout aussi fougueux, bien que plus âgé, pour sa grand-mère. L'aïeule n'eût aucune difficulté ni pour se mettre en selle, ni pour s'en faire obéir. On voyait immédiatement en elle une cavalière d'expérience.

Décidément, sa grand-mère était pleine de ressources et ne cessait de l'étonner positivement ! Il estima même que sa propre maîtrise de l'équitation n'était rien en comparaison. Comme il y avait largement la place de chevaucher à deux de front, il choisit de se rapprocher de Sylvia tandis que la place de tête, aux côtés de leur aïeule reviendrait à Tilmandil. Traverser la cité par ce moyen de locomotion, en hauteur, offrait encore une nouvelle perspective étonnante de la cité des elfes. Dans ces conditions, le parcours lui parut presque trop court.

La plupart des gens qu'ils croisaient allaient à pied, mais les cavaliers et les attelages n'étaient pas si rare. Leur petite traversée de la ville n'attira donc aucun regard curieux. Et ils purent, tout à loisir, admirer à nouveau l'architecture des bâtiments... et des fontaines dans lesquelles leurs chevaux s'empressèrent de boire.

La volerie était située assez loin au-delà de la ville. Ils traversèrent quelques champs cultivés, beaucoup de vergers, un grand bois qui bruissait de pépiements d'oiseaux en tout genre. La volerie était juste en bordure, étrange bâtisse de bois et de grilles. Ses dimensions étaient parfaitement adaptées aux pensionnaires qu'elle recevait : aussi immense, sans doute, que l'intégralité du fort de Luménis. Sauf qu'au lieu d'être une succession de bâtiments et de cour, l'intérieur était une immense esplanade, entourée de cages tout aussi immenses et pour la plupart ouvertes, où se trouvaient quelques-uns des specimens de l'espèce. Kasumi put constater que sa grand-mère n'avait pas menti que leur taille. Et se trouver face à un volatile de plus de trois mètres de hauteur qui le lorgnait comme un rapace regarderait un rongeur n'avait rien de rassurant.
Au milieu de ces mastodontes, pourtant, un elfe allait de cage en cage, apportant quelques rations de grains.

Kasumi était proprement impressionné, encore plus par les animaux que par les installations construites pour les accueillir. Cette partie d'Everaska lui était inconnue et il se rassérénait en songeant que Sylvia pourrait sans doute y préserver un lien avec la nature pendant son absence. Il ne doutait pas que ses parents prendraient soin de l'y accompagner si elle en manifestait le désir. Il lui adressa un sourire un peu nerveux avant de reporter toute son attention sur l'elfe qui devait être le soigneur. Apparemment, il louvoyait de cage en cage sans craindre une seconde les mastodontes qui auraient pu le réduire en charpie d'un seul coup de bec. Etait-ce du courage ou une preuve que les aigles n'étaient peut-être pas aussi agressifs que leurs regards en donnaient l'impression ? Kasumi préférait ne pas nuire à la concentration du soigneur en s'approchant à un mauvais moment et préférait attendre en marge de l'esplanade qu'il les ait remarqués et leur fasse signe de s'approcher.

Sa grand-mère n'eût pas tant de scrupules. Elle s'avança au beau milieu de l'esplanade et interpella l'elfe d'un ton presque autoritaire.
- Alors Esnaël ? On n'accueille pas les visiteurs ?
Ce qui fit brutalement sursauter l'inconnu, qui se retourna comme piqué par un insecte.
- Elvylith ! Tu n'as pas honte de me faire des frayeurs pareilles ? Et mon pauvre coeur alors ?
- Ne joue donc pas ta comédie du vieil elfe fatigué... tu n'es pas crédible !
Kasumi s'aperçut que le soigneur n'était sans doute plus tout jeune. Moins âgé que sa grand-mère, tout de même. Peut-être l'équivalent de cinquante années humains, ou un peu plus. Mais malgré ses longs cheveux grisonnants négligemment attachés en queue de cheval, son maintien et ses gestes donnaient une impression de force tranquille.
Déjà, il s'approchait de l'aïeule pour l'étreindre avec effusion.
- Et qu'est-ce qui me vaut une deuxième visite en deux jours ? Alors que depuis ton retour en ville, il y a trois ou quatre ans, tu n'as pas daigné venir me voir plus de deux ou trois fois ?
- Oh, vil menteur... je viens à la volerie quasiment tous les mois.
- Trois mois.
- Bon, peut-être... mais c'est toi qui me dit de ne pas venir trop souvent, que ça pourrait déplaire à tes supérieurs...
Elle se tourna vers Kasumi, Sylvia et Tilmandil.
- Permettez-moi de vous présenter Esnaël. Un vieil ami...
- Et compagnon d'aventures surtout !
La grand-mère grimaça, un brin contrariée.
- Rhooo... ne me dis pas que tu caches à ta descendance tes...
- Tais-toi, tu veux ? On n'est pas là pour ça...
- Comme tu veux... J'ai rien dit ! Mais approchez donc, sans crainte. Ils ne mangent pas les bipèdes dans nos genres.

Ainsi donc sa grand-mère cachait encore bien des secrets dont il n'aurait absolument jamais soupçonné l'existence. Le soigneur et elle semblaient être des connaissances de longue date ce qui expliquait en partie que leurs démarches pour obtenir le prêt d'un aigle se soient si bien passées.

Imitant sa grand-mère qui avançait vers le soigneur, Kasumi la rejoignit et tendit sa main à l'elfe vénérable en lui adressant un sourire :

- Bonjour, je suis Kasumi et c'est toujours un plaisir de faire la connaissance d'un ami de ma grand-mère. Je gage que vous auriez beaucoup à raconter à mon demi-frère Tilmandil. Elvylith pourrait bien devenir sa principale source inépuisable d'inspiration si ce n'est pas déjà le cas. Mais nous venons pour autre chose aujourd'hui. Sylvia ma compagne et moi-même sommes rôdeurs et nous nous ferions une joie de rencontrer quelques-uns de vos pensionnaires et d'entendre vos sages conseils les concernant.

- Oh, vous êtes rôdeurs vous aussi... décidément, c'est de fam...
- Et Esnaël ne racontera rien à mon sujet à quiconque, et surtout pas à mon barde de petit-fils, le coupa aussitôt la grand-mère. J'ai quelques moyens de pression dont il ferait bien de se souvenir.
- Oh, Elvylith... Tu n'oserais tout de même pas...
- J'ose tout, tu le sais très bien !
La phrase était prononcée avec le plus grand sérieux. Il était difficile de savoir s'il s'y cachait une once d'humour. Mais Esnaël sembla préférer ne pas insister. Il se tourna vers les deux rôdeurs.
- Vous voulez voir mes pensionnaires en général... ou l'un d'eux en particulier ?

Le demi-elfe se tourna vers sa grand-mère, tous sourires. Se pouvait-il qu'il ait bien compris ce qu'avait voulu dire le soigneur ? Il se promettait d'asticoter plus tard Elvylith si Tilmandil n'avait pas déjà réussi à lui faire cracher le morceau... Mais pour l'heure il était plutôt temps de se montrer sérieux et attentif et d'en apprendre le plus possible dans le peu de temps imparti :

- Tous les aigles m'intéressent. Leur comportement, comment les nourrir aussi. Mais c'est votre plus vieux pensionnaire qui m'amène tout particulièrement : le commandant nous a accordé l'insigne faveur de vous l'emprunter pour une veille. Enfin, si vous n'y voyez aucune objection et que le principal intéressé accepte également... Bref, j'aimerais le rencontrer si vous en êtes d'accord.

- J'en déduis que le commandant a fini par se montrer un peu plus raisonnable... Ça n'était pas gagné ce matin, croyez-moi !
Il sourit.
- Mais donc, suivez-moi, je vais vous présenter Rubis.
Il les entraîna vers l'une des cages, que rien ne distinguait des autres, où se trouvait un oiseau que Kasumi eût été bien en peine de définir comme particulièrement âgé. Son plumage paraissait épais et soyeux, d'un gris cendré. Mais il faut dire que les oiseaux n'étaient pas vraiment les animaux qu'il connaissait le mieux. Sylvia, en revanche, parut l'examiner avec un oeil connaisseur.
- Il n'est plus tout jeune, en effet. Mais il a l'air vaillant...
- Il approche la soixantaine, mais je pense qu'il lui reste au moins une dizaine d'année à vivre. Il a toujours été de bonne constitution.
- C'est étrange, cette tâche rougeâtre sur le front. Je n'en ai jamais vu chez d'autres aigles...
- Oui, elle lui a valu son nom.
- Et... ça manque quoi, un volatile de cette taille ?
- Et bien... Un peu comme un aigle ordinaire en fait. Mais ne vous en faites pas pour lui, en pleine nature il saura se trouver quelques proies à chasser... Il faut juste lui laisser la liberté de le faire, c'est tout.

Kasumi observait lui aussi l'aigle mais avec une certaine méfiance dubitative. Comment se faire obéir d'un tel animal s'il décidait soudain qu'il était temps pour lui de prendre son petit-déjeuner ? Il ne quitta pas Rubis des yeux, tentant de lire dans son regard et son attitude ses réactions et comment il pouvait bien percevoir un demi-elfe parfaitement inconnu.

- A ce propos, je ne sais presque rien des oiseaux et encore moins des aigles everaskans, j'en ai peur alors pardonnez-moi si mes questions vous paraissent triviales ou absurdes... Mais combien de temps est-il recommandé de le laisser voler ? Faut-il que je lui laisse du temps pour déjeuner sans être sur son dos ? Je compte pousser jusqu'au désert : y trouvera-t-il tout ce qu'il lui faut ou dois-je emporter des vivres supplémentaires ? Ou du matériel ? Normalement, j'aurais dû prendre le temps d'apprendre toutes ces subtilités et de gagner la confiance de Rubis mais le temps nous fait un peu défaut, j'en ai bien peur.

Le soigneur haussa les épaules.
- Et bien, en vrac... Il peut voler longtemps, plusieurs heures sans fatigue. Il mange surtout un gros repas par jour, en fin de journée. Il vous suffit de le laisser libre un moment. Même dans le désert il y a des proies... quitte à ce qu'il aille piquer une chèvre...
- Hum... ne dis pas ça devant le commandant, il aurait peur de conséquences diplomatiques avec les nomades.
- Il n'est pas là, il ne peut m'entendre... L'eau va être un problème, en revanche. Il va vous falloir trouver des oasis.
- Je te prêterai ma flûte magique, Kasumi. Il faut juste que je t'apprenne à jouer le bon air, tu verras c'est facile. Et comme ça vous ne manquerez pas d'eau...
L'elfe haussa un sourcil, mais ne posa pas de question.
- Côté matériel, il y a un harnachement, comme pour un cheval...
Il soupira.
- Mais je pensais que c'était la p'tite druidesse qui devait le monter ? Elle sait tout ça...

Kasumi s'efforçait d'enregistrer toutes ces informations qui seraient toutes plus vitales les unes que les autres une fois qu'il se retrouverait seul avec l'aigle. Et la tâche semblait colossale : il semblait y avoir tant à apprendre et encore n'avait-il même pas appréhender la façon de s'y prendre pour diriger l'aigle si ce n'est même pour tenir en selle sans risquer de faire une chute à coup sûr mortelle... L'offre de Tilmandil lui arracha un sourire reconnaissant mais la dernière remarque du soigneur ne fit que le plonger davantage dans l'incertitude : tout cela relevait de la folie ! C'était la première fois qu'il approchait un tel animal de sa vie, il n'y connaissait rien même en tant que rôdeur et il se faisait fort de survoler une région presque totalement inconnue à la recherche d'un asabi parmi d'autres qu'il n'avait jamais vu de prêt ou de loin de sa vie. Oui, c'est Eärundra qui aurait dû voler : elle était mille fois plus apte que lui pour cette mission. Il répondit d'un ton éteint :

- Le commandant n'a pas voulu en entendre parler... Et j'ai engagé ma parole qu'Eärundra ne monterait pas l'aigle.

- Oh...
Le soigneur grimaça.
- Il est vraiment trop rancunier. Tout ça pour une histoire qui remonte à... cinquante ans ?
- Plutôt quarante, à peine. Quelques années avant la naissance de Kasumi, il me semble.
L'elfe se tourna vers le rôdeur.
- Ecoutez... Il serait tout de même bien qu'Eärundra soit là, au moins au début... pour vous aider. Moi, je n'ai pas le droit de quitter mon poste, et vous ne pourrez pas vraiment compter sur la coopération du garde qui va l'amener jusque-là, à mon avis. Il sera plutôt mécontent qu'on prête un de nos aigles... Ou alors Elvilith pourrait vous aider...
La grand-mère secoua la tête.
- Il vaut mieux que ce soit Eärundra. Tu imagines bien que dans ce domaine je ne lui arrive pas à la cheville...

Le différent qui avait opposé Eärundra ne le concernait pas vraiment et la seule chose qui le rassérénait dans cette affaire était de pouvoir compter sur ses précieux conseils. Il ne faisait aucun doute qu'elle pourrait aussi lui faciliter l'approche de ce prédateur inconnu comme elle l'avait réalisé avec Léo. Peut-être même lui serait-il donné d'effectuer un vol d'essai en sa présence comme le suggérait le soigneur. Il pressentait que la plupart de ce qu'il devrait savoir sur l'aigle et la façon d'appréhender son voyage, il pourrait l'apprendre auprès de la druidesse. Mieux valait prévoir un délai acceptable avant d'être jeté dans le bain :

- Pensez-vous qu'il soit possible qu'on amène l'aigle près des grottes à une demi-journée de la ville après demain matin ? Cela me permettrait de combler une partie de mon retard et aussi de régler quelques détails avec Eärundra...

- Des grottes à une demi-journée de la ville ?
Le soigneur fronça les sourcils.
- Je ne vois pas...
- Une demi-journée, peut-être avec une bonne monture, si ce sont bien les grottes auxquelles je pense, corrigea la grand-mère. Et encore.... A pied, c'est plus proche d'une journée. A vol d'aigle... c'est plus rapide. Tout est relatif ! Elles sont au-delà de la frontière est, sur la route qui mène au désert d'Anauroch.
- Je peux vous faire amener l'aigle par là-bas, oui, sans problème, confirma le soigneur. Je le confierai à l'un de nos soldats. Après-demain matin, vous dites ?

Le rôdeur faisait ses calculs alors que sa grand-mère intervenait : en partant le lendemain matin, il pouvait espérer arriver en milieu d'après-midi aux grottes où devait se trouver la druidesse. Cela ne laisserait que peu de temps pour en apprendre le plus possible sur l'ami d'Eärundra, les lieux où il était susceptible de se trouver et la façon de le reconnaître et de se présenter à lui. Si on lui amenait l'aigle le matin suivant, il aurait toute la journée pour se faire accepter de lui et d'appréhender le vol. Il ne pensait pas partir pour le désert avant le lendemain. Quant à savoir si cela suffirait à rattraper son immense retard et rendre cette entreprise un peu moins follement risquée, seul l'avenir le dirait.

- C'est bien ça. Enfin sauf si mes compagnons ont un avis contraire...

Il se tourna brièvement vers sa grand-mère avant de concentrer toute son attention sur sa compagne, le regard un peu triste et incertain.

La grand-mère pinçait les lèvres, songeuse, mais elle ne fit aucun commentaire.
Sylvia paraissait fort peu enthousiaste... mais résignée.
- Je peux t'accompagner jusque là-bas ? Et... rester jusqu'au moment de ton départ ?
- Je viendrai aussi, si tu n'y vois pas d'objection, intervint l'aïeule à la surprise générale, avant qu'il n'ait le temps de répondre -sans doute que sa réponse lui semblait évidente. Il y a un moment que je n'ai pas bavardé avec Eärundra...
- Et moi je viens... pour la chanson ! conclut Tilmandil d'un ton joyeux.

Le rôdeur retrouva le sourire : il s'était attendu à ce que Sylvia et Tilmandil souhaitent l'accompagner mais qu'ils le lui confirment mettait un peu de baume au cœur avant cette séparation difficile. que sa grand-mère fasse également parti du voyage était plus surprenant mais il n'y voyait aucune objection, bien au contraire.

- Vous êtes tous les bienvenus, évidemment !

Ce faisant, il n'avait pas quitté Sylvia des yeux, son regard brillant et son sourire s'adressant particulièrement à elle. Il s'empara de sa main avant de se tourner vers le soigneur :

- Je vous remercie de votre aide, Esnaël. Ne soyez pas étonné si mon demi-frère vient discrètement vous voir de façon régulière tant que vous n'aurez pas révélé les secrets de notre grand-mère : c'est une personne très curieuse !

Tilmandil eût un sourire de connivence, et sa grand-mère lui décocha un regard noir. Et un autre, tout aussi menaçant, à Esnaël, qui leva les mains en signe de reddition.
- Tu sais bien que je suis muet comme une tombe, lui assura-t-il. Personne n'a jamais pu me faire parler.
- Mwouais... mais tu vieillis, Esnaël...
- Comment ça je vieillis ? rétorqua l'autre en se bombant le torse. Et toi, c'est quoi, cette mode de te balader avec une canne ?
- Je m'adapte aux exigences du grand âge, répliqua la grand-mère sur un ton mutin.
- Mwouais.. Je préférerais ne pas être à la place d'un petit voyou qui te prendrait pour une mamie sans défense...
- Hum... c'est déjà arrivé, une fois... Il n'a pas compris.
Les deux vieux amis rirent de bon coeur.
- Tu n'attendras pas six mois avant de revenir me voir, cette fois, j'espère ?
- C'est promis ! Mais... ne dit pas au commandant que tu me connais bien...
- Enfin, pour qui tu me prends ? Muet, j'te dis !

La soigneur se tourna vers Kasumi et Sylvia.
- Je compte sur vous pour veiller sur cette vieille dame sans défense, fit-il d'un ton faussement sérieux. Vous savez, les escapades en montagne, c'est plus de son âge...
- Il a parfaitement raison, confirma la grand-mère sur le même ton. Je pourrais attraper un refroidissement, tomber de cheval, m'entraver dans les gros cailloux de la route, mon pauvre coeur fragile pourrait lâcher...
- N'en fais pas trop quand même. Mais bonne route à vous. Et... contrairement au commandant, je pense pouvoir faire confiance à Eärundra. Elle sera de bon conseil. Je sais que Rubis sera bien soigné...

Le rôdeur avait suivi les échanges avec un sourire amusé, dédiant même quelques haussements de sourcils feignant l'étonnement dirigés vers Sylvia.

- Nous prendrons soin de Rubis, c'est un animal magnifique et je vous remercie encore une fois d'avoir permis que je puisse le monter. Malheureusement, nous avons encore beaucoup à préparer avant de partir demain matin et nous ne voudrions pas trop vous embarrasser de questions devant une ancienne qui porte une canne certainement plus dangereuse entre ses mains que mes épées !

Kasumi se tourna à nouveau vers l'oiseau, encore vaguement impressionné par sa taille mais il allait devoir s'y faire. Ils allaient devoir se faire confiance au cours des prochains jours.

L'"ancienne" lui décocha un regard noir, mais s'abstint de tout commentaire.
Esnaël les raccompagna jusqu'à leurs montures.
- Rubis vous rejoindra après-demain matin. Je vais lui mettre sur le dos un sac de grains pour compléter le gibier. Question d'équilibre des repas...
- Merci à toi, encore une fois...
- Mais de rien. A charge de revanche...

Leurs montures, bien dressées, n'avaient pas bougé d'un poil, mais Kasumi devina que la présence des oiseaux géants les rendait un peu nerveuses. A tort, sans doute : les chevaux semblaient tout de même des bêtes un peu trop grosses pour pouvoir servir de gibier aux volatiles.
- Je persiste à penser qu'il serait bon qu'Eärundra y aille à ta place, soupira la grand-mère une fois qu'ils se furent un peu éloignés. Ou, mieux, qu'elle t'accompagne. Elle saurait bien plus facilement se faire obéir de ce mastodonte.

Kasumi tourna son regard vers sa grand-mère, affichant un pauvre sourire. Il répondit d'un ton incertain :

- Moi aussi j'en suis persuadé : je dois avouer avoir même peur d'y aller sans savoir voler ni quoi chercher. Eärundra serait bien mieux placée que moi pour s'y rendre. Quant à m'accompagner, ça pourrait être l'idéal : on irait bien plus vite dans nos recherches à deux et je pourrais veiller sur l'aigle sans trahir ma promesse. Mais le commandant a dit que l'aigle ne pouvait porter deux cavaliers...

La grand-mère hocha la tête avec un soupir.
- On verra tout ça une fois là-haut. Je suis curieuse de voir ce qu'en dira Eärundra...
Elle parut s'abîmer dans ses pensées un moment, puis haussa finalement les épaules, un léger sourire aux lèvres. Elle ne partagea bien sûr pas ses pensées, mais elle semblait moins inquiète. Plutôt dans l'expectative.
Sylvia réussit, un peu maladroitement, à amener sa monture juste à côté de celle de Kasumi, et lui adressa un pâle sourire. Lorsqu'elle prit la parole, ce fut pour changer résolument de sujet.
- Bon... Et puisque c'est notre dernière soirée ensemble en ville... Qu'est-ce que tu m'as concocté comme programme ?

En effet, il ne servait à rien sinon à se gâcher le reste de la soirée que de faire des plans avant d'avoir obtenu l'avis d'Eärundra. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Sylvia était venu s'enquérir de la nature de sa surprise. Il lui sourit et ne répondit pas immédiatement, préférant opérer une savante diversion :

- Tu fais des progrès fulgurants en équitation !

Puis, surprenant son air impatient, il ajouta d'un ton mystérieux :

- Rassure-toi, ce n'est pas un temple cette fois-ci ! Enfin, pas vraiment... Mais c'était un endroit où j'aimais me rendre en cachette quand je séjournais en ville.

- Ah, moi, ça m'intéresse !, lança Tilmandil.
- Et moi également, renchérit la grand-mère.
- Où donc pouvais-tu avoir envie de te cacher, qui puisse s'apparenter à un temple ?
- J'aurais bien dit un bosquet sacré, mais il n'y a pas ça dans la ville. Alors... Les jardins d'un temple peut-être ? hasarda Elvylith.
- Je crois que je vais jouer à me rendre invisible ce soir..., fit Tilmandil d'un ton taquin
- Tu n'as pas intérêt !,le tança vertement Sylvia, qui avait suivi l'échange avec amusement.

La Couronne de Cuivre

[Everaska] Quête: Racines