La Couronne de Cuivre

Chandara était d'un naturel plutôt impétueux et la patience n'était d'ordinaire pas son fort. Mais elle se devait de montrer l'exemple car elle n'était désormais plus seule et elle se sentait dépositaire d'une certaine responsabilité par la même occasion. De toute manière, elle trouvait plus amusant de pousser la logique de sa méthode plus loin. Elle proposa donc au garçon de s'éloigner un peu pour prendre un petit en-cas : la baignade et les recherches lui avaient ouvert l'appétit et ils montreraient ainsi - si on les observait toujours - que leur présent n'était pas un piège. Elle transmit également mentalement à Lune de Miel de demeurer vigilante. Au cas où on l'approche elle ou le rocher avec les victuailles.

Le chapardeur se rendit-il compte de la manœuvre ?
N'avait-il pas faim, tout simplement ?
Toujours est-il que lorsque Chandara termina son en-cas, Lune de Miel ne lui avait rien signalé et que les offrandes n'avaient pas bougé du rocher sur lequel elle les avait déposées.
-Soit il est très timide, soit il n'est pas affamé, soit il n'aime pas ce genre d'aliments... commenta Quentin. Mais que fait-on, du coup ?
L'après-midi touchait à sa fin. La nuit, cependant, ne tomberait pas avant encore fort longtemps et la température demeurait estivale.

Chandara n'était pas certaine de savoir quelle serait leur meilleure option désormais. Certes, il était désormais trop tard pour renoncer à leurs affaires et se remettre en route vers un très hypothétique autre lieu de bivouac mais rester ici demeurait sans doute quelque peu dangereux : il y avait eu cette disparition d'affaires après tout ! Malgré tout, la paladine avait du mal à se sentir menacée dans un lieu aussi enchanteur et c'est ce qui guida la réponse qu'elle formula à l'adresse de son jeune compagnon :

- Il ne reste plus qu'à reprendre nos recherches aussi respectueusement que possible. Je pense que nous dormirons ici ce soir même si nous devrons rester vigilants.

-Ça ne va pas être simple : ici, même avec ce qui s'est passé, on n'a pas tendance à se méfier, à faire attention... Non, dans cette ambiance, on a plutôt l'impression qu'on peut se détendre en toute tranquillité.
Il sourit.
-Un drôle d'endroit. Mais donc d'accord, je me relance dans les recherches !

Etait-ce plus dangereux que ça en avait l'air ? Existait-il des lieux magnifiques conçus pour que l'on y baisse sa garde ? Non, penser ainsi allait à l'encontre de tous les enseignements et de l'instinct de Chandara. Certes, l'expérience ne lui avait pas appris qu'il fallait s'y fier mais la paladine révérait Sunie. Elle ne voulait - ne pouvait - pas se méfier d'un endroit aussi enchanteur. Elle laissa donc les victuailles offertes au chapardeur mystérieux avant de suivre Quentin à la recherche de leurs affaires.

Ils trouvèrent des arbustes fleuris aux douces fragrances.
Ils trouvèrent des buissons chargés de baies appétissantes.
Ils trouvèrent même quelques arbres fruitiers aux branches bien garnies.
Mais de leurs affaires ? Nulle trace.
Pas davantage que du chapardeur : les seuls êtres vivants qu'ils remarquèrent furent des animaux sauvages assez peu farouches.
-Je commence à me demander s'il ne va pas falloir faire une croix dessus... soupira Quentin.

Chandara commençait à parvenir à la même conclusion : les chances de retrouver leurs effets s'amenuisaient à mesure qu'ils appréhendaient tous les recoins de cette clairière. Malgré tout, c'est avec un optimisme sincère - et une pointe de légèreté - qu'elle répondit au garçon :

- Allons, perdre ses vêtements n'est pas la pire chose qui puisse arriver ! Et vois le bon côté des chausses : tu as encore de quoi t'habiller jusqu'au prochain village où nous remplacerons ces frusques. Et grâce à nos recherches, nous allons avoir assez de fruits et de baies pour agrémenter nos repas jusque-là.

-Ce n'est pas faux. Et c'est vrai qu'il vaut mieux voir le verre à moitié plein que le verre à moitié vide.
Le jeune musicien fit la moue.
-N'empêche, je n'aime pas perdre des affaires comme ça. Et c'est toujours un peu frustrant, un mystère irrésolu. Enfin, même si ça fait partie du sel des mystères de ne pas être résolus, j'entends bien...
Haussement d'épaules.
-Bon, mais que fait-on, alors, si on abandonne les recherches ?

Ils avaient très certainement fait le tour des lieux désormais. Mais comme elle l'avait déjà suggéré, il était trop tard pour se remettre en route. Quant à la baignade, il ne fallait même plus y songer sous peine de risquer à nouveau de perdre des plumes dans l'affaire. Chandara proposa néanmoins avec enthousiasme :

- Commençons par récolter quelques-uns de ces fruits ! Ensuite, nous aurons tout une soirée sans obligations : ce n'est pas si souvent que ça arrive. Alors à toi de me dire ce qui te ferait plaisir : qu'aimes-tu faire quand tu t'accordes des loisirs ?

-Euh...
Il se gratta la tête.
-J'ai le droit à un joker ? C'est que, vous voyez, les loisirs, je n'ai pas vraiment l'occasion de m'en accorder. Après une journée de voyage et une ou deux représentations, je n'ai d'ordinaire qu'une envie : aller me coucher.
Il sourit.
-Bon, parfois, quand ça se met, je m'attarde dans les salles communes pour écouter les histoires du coin.
Son sourire s'élargit, se mâtina d'espièglerie.
-Et pour vider quelques pintes, cela va de soi.

Chandara croisa aussitôt les bras en adoptant une expression et un ton faussement sévères :

- Qu'en voilà de très mauvaises habitudes : je n'ai eu droit à mon premier verre de vin qu'à l'âge de quatorze ans et j'ai pourtant grandi dans un vignoble, le gourmanda-t-elle tout d'abord.

Mais elle ne voulait tout de même pas lui donner l'impression de lui faire la leçon et l'essentiel n'était pas là :

- Mais passons : ne jamais t'amuser est vraiment une très mauvaise chose et je compte bien relever ce nouveau défi ! Bon... Voyons voir... Il faut dire qu'à ton âge pour m'amuser, je parcourais la lande à la recherche de trésor ou d'aventures avec mes frères. Ce n'est peut-être pas le meilleur exemple vu comme ça ressemble à ce que nous faisons déjà.

-Ainsi, vous avez fait en sorte que l'un de vos loisirs favoris devienne votre métier. Du moins, une partie de votre métier. C'est le mieux, j'imagine.
Il sourit.
-Et rassurez-vous : il m'arrive quand même de m'amuser. Parfois, quand j'ai le temps... je ravaude mes frusques, je fais mes comptes, je choisis mon itinéraire du lendemain... Ce genre de choses !

La jeune femme garda les bras croisés sur sa poitrine et secoua ostensiblement la tête, se prenant malgré tout au jeu du garçon :

- J'ai connu des helmites qui étaient bien plus enclins à faire la fête que ça. Crois-moi j'en ai connu ! Je dirais même qu j'en étais une à une certaine époque. Donc je ne désespère pas de ton cas... Mais il va falloir des efforts. Et du temps ! Sais-tu danser ? Un gentilhomme se doit de savoir !

-Danser ?
Il fit les gros yeux.
-Hum, je ne me suis jamais essayé à pareille activité. Et de toute façon, je ne le pourrais point : c'est moi qui fais danser les autres, au son de mon luth...
A son tour, il croisa les bras.
-Par ailleurs, je pense que s'amuser et faire la fête sont choses vaines. Seul compte le travail. Car le travail, c'est la santé, comme l'on dit. Et puis, quand on a bien travaillé, on est heureux de se reposer. Et quand on s'est bien reposé, on est prêt pour retravailler.

Nouvelle grimace éloquente. Nouveau froncement de sourcil. La jeune femme s'exclama après un soupir à fendre l'âme volontairement exagéré :

- Sunie, il va falloir reprendre toute son éducation ! Heureusement que nous nous sommes trouvés, il est encore temps de redresser la barre !

Quentin acquiesça vigoureusement.
-Oui. Peut-être est-il encore temps de vous convaincre que les loisirs sont une abomination dont l'humanité doit impérativement s'affranchir, affirma-t-il d'un ton docte.
Et d'enchaîner, le plus sérieusement du monde :
-D'ailleurs, il est l'heure d'installer le bivouac, d'allumer un feu, de préparer le repas... Nous avons du pain sur la planche !

La paladine ignora ostensiblement la réponse du garçon pour dresser à son tour une liste des choses prioritaires à faire :

- Oui, préparons le repas, après je t'examinerai pour vérifier que tu n'as pas attrapé une fièvre et enfin nous aurons toute la veillée pour partager des histoires puisque ça te plait d'en entendre et à moi aussi.

-C'est surtout que cela fait partie de mon travail. Or, le travail, c'est toute ma vie. Cependant, comme je vous aime bien, et comme vous souhaitez vous distraire, je suis prêt à faire des concessions et, donc, à parler d'autre chose. Nous pourrions, par exemple, débattre des méthodes de ravaudage les plus efficaces, de la meilleure manière d'entretenir ou de réparer un instrument de musique... A moins que vous ne soyez d'accord pour m'expliquer, par le menu, tous les dogmes, tous les rituels et toutes les pratiques des Helmites ? J'admets que je les ai toujours trouvés trop peu sérieux, trop frivoles à mon goût. Néanmoins, je les connais peu et je suis prêt à réviser mon jugement à leur sujet.
Et, déjà, il se dirigeait vers l'endroit où les attendaient tant son âne que Lune de Miel.

Cette fois, Chandara se contenta de hocher la tête en feignant la résignation et emboîta le pas de Quentin, bien décidée malgré tout à mettre la main à la pâte pour préparer le dîner et le couchage. Son intention était inchangée pour la suite du programme : partager quelques histoires jusqu'à ce que la nuit paisible les appelle vers le sommeil.

Une surprise les attendait à leur retour.
Sur le fameux rocher, plus de vivres mais bien les effets disparus.
Cependant, il ne fallait pas espérer savoir ni qui avait procédé à la substitution, ni comment : elle était intervenue à un moment où Lune de Miel avait vu son attention détournée par quelque plante appétissante.
Restait à savoir si cet événement serait de nature à changer le programme envisagé par Chandara...

Cela avait marché ! Elle n'y croyait plus mais l'être mystérieux qui leur faisait des farces semblait avoir apprécié l'offrande et compris son sens. Chandara était d'un naturel optimiste et elle se disait qu'il avait aussi saisi le message : elle et son acolyte ne lui étaient pas hostiles et sans doute cela suffirait à les immuniser de nouvelles mauvaises surprises. En tous cas, le programme était inchangé à la notable exception que la paladine jubila joyeusement :

- Voilà une négociation bien menée dont tout le monde ressort gagnant. Rangeons ça dans nos sacs. Je déposerai d'autres provisions pour remercier notre ami farceur.

Le repas fut agréable.
La veillée aussi.
Quentin narra quelques histoires de la région : Chandara en avait déjà entendu bon nombre, mais les versions de son compagnon de route lui semblèrent plus complètes et autrement mieux troussées. Elle se fendit également de quelques récits, qu'il écouta avec attention et qu'il apprécia sans doute aucun.
S'ensuivit une nuit paisible, sans le moindre incident.
Et, enfin, ce fut l'aube d'une nouvelle journée qui s'annonçait superbe.

Fidèle à ses habitudes, la paladine procéda à ses ablutions et à ses dévotions en profitant à nouveau du plan d'eau. Mais cette fois elle avait pris soin de demander à Lune de Miel et à Quentin de veiller à ce que ses effets ne se volatilisent point. Après avoir prié pour renouveler la force de son lien avec Sunie, elle avait bien l'intention de procéder à une petite offrande envers l'esprit farceur. Il ne servait de rien de lui maintenir une rancoeur là où un acte aimable était de loin préférable. Ensuite de quoi il serait grand temps de reprendre la route vers leur prochaine étape.

Ladite étape, il l'atteignirent vers treize heures, alors que le soleil, son zénith à peine dépassé, semblait décidé à taper plus dur que jamais.
Il s'agissait d'un tout petit village, presque un hameau, dont l'édifice le plus imposant était sa modeste auberge, et dont le quai n'était guère bordé que par quelques barques de pêcheurs.
-Peut-être qu'ils savent quelque chose, ici, à propos du bassin ? avança Quentin en s'épongeant le front.

Chandara avait hâte de pouvoir poser ses bagages et aussi de s'assurer que Lune de Miel soit abreuvée, à l'abri et soigneusement bouchonnée. La vue de l'auberge l'avait donc grandement soulagée et lui avait redonné de l'entrain. Malgré ces projets immédiats - et la promesse d'un nouveau bain et d'une tenue de rechange pour se débarasser de sa sueur - elle ne manqua pas de féliciter Quentin pour son idée :

- Nous en apprendrons peut-être plus sur notre mésaventure mystérieuse et il y aura sans doute une bonne histoire à la clé !

L'auberge était vraiment petite, tout juste suffisante pour accueillir les rares voyageurs empruntant cette portion de la route côtière - la plupart préféraient des itinéraires plus directs à travers la péninsule. Mais puisqu'il n'y avait pour ainsi dire aucun autre client, Chandara et Quentin ne manqueraient pas de place. Lune-de-Miel et l'âne non plus.
Pour le reste, il faudrait se contenter de locaux propres mais au confort pour le moins rustique, ainsi que d'un hôte poli mais relativement peu bavard.
Non, cette étape n'était pas la plus festive ou la plus animée qui soit !

La jeune femme s'était soigneusement épongé le front avant de pénétrer dans l'établissement : petite auberge ou pas, il était hors de question de donner une mauvaise première impression ! Elle afficha même son plus beau sourire une fois dans la salle commune - bien aidée en cela par la fraîcheur des lieux - et s'avança vers le tenancier pour lui faire part de ses priorités : deux chambres, deux places à l'écurie, de quoi raffraîchir les animaux puis de quoi prendre un bain puis deux repas légers, tout un programme !

Pour le bain, il faudrait attendre un moment : le tenancier travaillait en effet quasiment seul durant les heures creuses. En revanche, pour les soins aux animaux, les chambres et le reste, cela put se faire aussitôt. Ainsi Chandara découvrit-elle la petite pièce où elle allait passer la nuit, propre mais tout aussi rustique que le reste de l'édifice. Quant à Quentin, il dormirait juste à côté, dans un décor probablement tout à fait similaire.
A présent qu'ils avaient posé leurs bagages, ne leur restait plus qu'à redescendre pour manger. Le repas qu'on leur servit était simple : sans doute ne mangeait-on pas différemment dans les maisons avoisinantes. Mais simple ne voulait pas dire mauvais, loin s'en fallait.

Le confort - même s'il était quelque peu spartiate - était tout à fait acceptable et Chandara voyait que l'établissement était propre et bien tenu. Il n'y avait donc aucune raison de s'en soucier. Après s'être occupée personnellement de son destrier, plus par plaisir que par nécessité, elle entreprit de profiter du repas qu'on leur servait. Ensuite il serait toujours temps de se débarbouiller et de poser quelques questions à l'aubergiste ou aux clients qui pourraient arriver. Sinon elle avait déjà quelques idées en tête pour passer la fin de l'après-midi.

Mais ils demeurèrent les seuls clients dans la salle commune : si d'autres, voyageurs ou villageois, étaient venus manger, ils l'avaient fait plus tôt.
Et ils ne purent pas tirer grand chose du taiseux tenancier : tout juste leur expliqua-t-il que oui, il y avait quelques ruines étranges dans les environs et que les gens du cru les évitaient par peur des mauvais tours joués par les êtres qui y résidaient, lesquels étaient, selon les versions, des fées, des lutins ou des fantômes. Pour le reste, le seul événement marquant s'étant déroulé dans le bourg au cours des dernières semaines était le passage d'un groupe de pilleurs d'épaves, les Sauveteurs, dont le chef, nommé Neh-Ganh, lui avait fait mauvaise impression. Toutefois, ils n'avaient pas causé d'ennuis et ne s'étaient pas attardés.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Ce que les vagues ne sauraient effacer