La Couronne de Cuivre

En réalité, ils n'étaient pas tout à fait les seuls à quitter le Festival, mais le flux entrant était bien supérieur au flux sortant. Cela ne voulait pas pour autant dire que la route était bondée : la plupart des créatures étaient déjà sur place, et elles n'avaient pas besoin d'y entrer ou d'en sortir.
Ils tombèrent, un peu avant la limite, sur deux grands loups noirs aux yeux jaunes, qui s'apprêtaient à s'élancer dans les bois, sans doute pour chasser.
" Je ne leur parlerais pas de Titus, si j'étais vous." souffla Lola.
Il y avait quelques échoppes à proximité, avec leurs marchands, mais il n'était pas certain que quiconque l'ait vu passer. Il n'y avait pas non plus de gardes ou de sentinelles : les allées et venues n'étaient manifestement pas contrôlées.

La vision des loups avait achevé de le convaincre qu'il ne fallait pas perdre un instant.
D'un autre côté, à mains nues, comment pourrait-il les empêcher de dévorer Titus ou même les autres gamins ?
Il regarda les différentes échoppes : peut-être l'une d'entre elles vendait-elle des armes ?
Sinon, tant pis, il faudrait, sitôt dans la forêt, se procurer des bâtons.
De gros bâtons.

Les loups s'étaient élancés dans le sous-bois, sans paraître suivre une piste en particulier. Autour d'eux, on vendait beaucoup de choses, mais rien qui ressemblait franchement à une arme. Peut-être y avait-il quelque chose parmi les poudres et les flacons qui s'alignaient sur les étagères du camelot voisin, mais comment le savoir ?
" Peut-être que ta magie fonctionnera correctement hors du festival." dit timidement Baptiste.
Victor, lui, paraissait prêt à affronter n'importe qui à mains nues. Mais, pour une fois, il attendait le signal du barde.

Il réprima un nouveau soupir.
-Continuons à suivre la piste, dit-il, peu convaincu. On essaiera de se trouver de solides bâtons sur le trajet.
Et peut-être pourraient-ils compter sur un peu d'aide en cours de route, puisqu'ils travaillait pour le Prince, puisque celui-ci régnait sur la forêt.
On pouvait toujours espérer...

Ils suivirent la piste et quittèrent le festival. Au début, il fit sombre, la forêt était lugubre, comme confinée, les arbres se resserrèrent autour d'eux, formant un tunnel de branches noires et de verdure odorante. Puis le passage s'éclaircit et, contre toute attente, il fit jour. C'était même la mi-journée, plus que probablement, à en croire le soleil étincelant qui perçait dans des ramures désormais moins denses. Les arbres ressemblaient à des châtaigniers, si ce n'est que leurs bogues étaient grosses comme des oranges. Des oiseaux chantaient dans les hauteurs, une ritournelle complexe, qu'ils reprenaient en canon. Ils virent plusieurs petites cabanes, hautes comme le genou, échelonnées le long d'un rocher, mais qui paraissaient désertes. Marius, lui, continuait à suivre la piste, dans le bois clairsemé.

Le barde scrutait les allentours avec une extrême vigilance, en quête de morceaux de bois susceptibles de jouer le rôle de gourdins mais également de menaces potentielles.
Certes, il ne fallait pas tomber dans la paranoïa : avant leur arrivée au Festival, ils avaient pu évoluer sans encombre dans la forêt. Désormais, toutefois, ils n'étaient plus protégés par aucune règle et pouvaient donc être les cibles de créatures peu amicales.
Autant, dès lors, ne pas être pris au dépourvu.

Marius continuait à suivre les cailloux, flanqué de Victor, qui arborait une mine au moins aussi concentrée que le barde. Baptiste était aux aguets mais avait manifestement peur, même si Lola lui décochait des sourires courageux. Sur le sol, Taliesin voyait de temps en temps des branches, mais la plupart semblaient incorporées à l'environnement, couvertes de mousses, à moitié ensevelies sous la terre, ou encore rattachées à un arbre. De temps en temps, il avait la sensation qu'ils étaient épiés. Quelque chose, une fois, s'enfuit dans les broussailles sur leur droite. Il faisait toujours lumineux, cependant, et le sous-bois était plus enchanteur qu'inquiétant. La piste, elle, continuait, s'éloignant de plus en plus du Festival...

Mais ils n'avaient d'autre choix que de continuer.
Alors ils continuèrent.
Et tout en cheminant, tout en restant aux aguets, Taliesin songeait avec ironie à la façon dont un geste anodin pouvait déboucher sur une catastrophe. Victor les avait simplement aspergés d'eau et... ils se retrouvaient désormais en pleine nature, sans armes, sans équipement, sans vivres. Plus démunis et vulnérables, même, que lors de leur arrivée sur ce plan.
C'était dire...

La piste grimpa le long d'une colline arborée, dorée par le soleil, puis descendit dans un petit vallon au fond duquel se trouvait un petit lac argenté et, à côté, une grotte.
" C'est la demeu—
— Ne dis rien !" s'exclama Baptiste en lui mettant les mains sur la bouche.
Marius se débattit.
" Chaque fois que tu dis une chose, ça devient vrai. Dis quelque chose de positif.
— Comme quoi ?
— C'est la demeure d'une bonne fée qui va nous offrir un délicieux repas puis nous raccompagner jusqu'au festival sur son dragon d'argent.
— Mais ça c'est toi qui viens de l'inventer !"

-Je ne suis pas sûr que Marius influence les choses avec ses propos. J'ai plutôt l'impression que les légendes qu'il a entendues lui confèrent une connaissance assez impressionnante de Féérie.
Il se tourna vers Lola.
-A moins que ce que dit Baptiste ne te paraisse possible ?
Dans le cas contraire, il laisserait la fillette dire de quoi il s'agissait. Histoire d'être fixé.

Lola le regarda, interloquée.
" Comme si j'en savais quelque chose... Je suis une chauve-souris, moi ! Je ne suis pas une sorte de... mémoire vivante de Féérie !"
La pensée la fit sourire, puis rire franchement.
" C'est pas parce qu'on habite ici qu'on sait comment ça fonctionne. Mais c'est Féérie ! Beaucoup de choses sont possibles."

Le barde soupira.
-Désolé, je sais que je t'en demande trop... Mais tu nous a tellement aidés, jusqu'ici, que j'en viens à croire que tu as toutes les réponses.
Il s'arracha un sourire.
-Mais sinon, est-ce que cet endroit te dit quelque chose ? Est-ce que tu as une idée de qui habite là ?

" Non, dit la chauve-souris. Je reconnais rien. Je viens pas par ici... Je vis pas la journée, d'habitude. C'est mauvais pour les yeux."
Marius soupira.
" Bon, c'est bon, c'est la grotte d'une enchanteresse, qui nous attend pour un bon repas et qui...
— T'as dit que ça marcherait pas !
— On en sait rien, dit Victor. On y va ?"

-On y va...
Il se tourna néanmoins vers Marius.
-Mais, spontanément, qu'allais-tu dire à propos de cet endroit ? Étant bien entendu qu'à présent, tu es convaincu que c'est un lieu merveilleux où habite quelqu'un d'éminemment gentil.

" Que c'était la tanière d'un monstre, dit le gosse avec un haussement d'épaule. Ça n'a plus d'importance, si ?"
Ils étaient à mi-parcours de la pente quand il s'immobilisa.
" Y'a plus de cailloux, dit-il. La piste s'arrête ici."
Portée par la brise leur parvint alors une odeur de nourriture, délicate et délicieuse. Ils réalisèrent aussi que de plus près, la grotte avait perdu son allure de gouffre béant : quelques mètres à l'intérieur se trouvait une paroi de bois percée d'une porte, entrouverte.

Il fronça les sourcils.
-Je ne sais pas si Titus serait du genre à foncer tout droit vers pareil endroit. Lui, il préfère les arbres...
Il secoua la tête.
-Bon, on va quand même aller jeter un coup d'oeil, au cas où. Mais discrètement. Ah, quel dommage que je ne puisse pas me rendre invisible...
Il préférait ne pas essayer de lancer le sortilège.

Ils ne purent pas être discrets très longtemps car la porte de la cabane dans la grotte s'ouvrit et une silhouette en sortit. Elle fit quelques pas et s'arrêta pour les regarder. Il s'agissait d'une femme vêtue entièrement de blanc, très mince, aux cheveux aussi blancs que sa robe, et armée d'une impressionnante cuiller en bois. De loin, il était difficile de déterminer si elle était jeune ou vieille, belle ou laide, mais on pouvait deviner qu'elle souriait.
Son sourire se mua en une expression plus sévère.
" Allons, vous êtes en retard ! s'exclama-t-elle. Retirez vos bottes avant d'entrer. Nous passons à table."
Et elle retourna à l'intérieur.
" Trop fort..." souffla Victor.

-Tout compte fait, peut-être as-tu réellement le pouvoir de modeler la réalité, ici ! dit-il à Marius d'un ton léger.
Mais peut-être était-ce un piège : il se souvenait de la sorcière croisée avec Victor, après son évasion des mines...
-Restez-quand même sur vos gardes, leur conseilla-t-il donc.
La suite dépendrait beaucoup de la présence - ou de l'absence - de Titus.

" Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Baptiste tandis qu'ils approchaient à la queue leu leu. On entre et on enlève nos bottes ?"
L'odeur qui flottait dans l'air était particulièrement délicieuse. Il faut dire aussi qu'ils n'avaient plus mangé depuis un bon bout de temps. Taliesin entendit l'estomac de Victor gronder.

Enlever leurs bottes pour entrer dans une grotte, fut-elle aménagée, cela paraissait un peu exagéré, d'autant que l'extérieur n'était en rien boueux... Néanmoins, se plier aux règles était une bonne façon de faire comme s'ils ne soupçonnaient pas qu'il y avait anguille sous roche. Ce qui pouvait être utile. Enfin, s'il y avait effectivement anguille sous roche.
-Oui : il faut bien voir si Titus est à l'intérieur.
Et s'il n'y était pas, il y aurait toujorus moyen de ressortir...

" Je passe devant." annonça Victor en doublant Marius.
Lola s'arrêta.
" Je vais monter la garde dehors."
Elle se métamorphosa aussitôt en chauve-souris et alla se suspendre à l'envers, au plafond de l'entrée de la grotte.
" Pourtant, les grottes, c'est plutôt bien pour les chauves-souris.." remarqua Baptiste.
Marius, lui, se pencha pour ramasser une pierre qu'il glissa, mine de rien, dans sa poche.

-Certes, mais... elle a raison d'être prudente, souffla-t-il. Et nous le serons aussi. D'ailleurs, s'il n'y avait pas Titus à trouver, je nous aurais fait rebrousser chemin... Mais voilà : il a beau aimer les arbres, il a aussi vécu longtemps dans une grotte, alors il n'est pas impossible qu'il y soit entré. Nous devons donc vérifier avant, éventuellement, de mener des recherches à l'extérieur..
Il croisait les doigts pour ne pas être en train de commettre une grave erreur. Toutefois, avait-il vraiment le choix ?

Ils entrèrent donc dans la grotte. Celle-ci était aménagée comme une cabane. Un tapis épais, en laine, couvrait le sol de l'entrée, et les enfants se déchaussèrent à côté du paillasson. Des lampes à huile diffusaient une lumière chaleureuse. Il y avait un manteau - blanc immaculé — suspendu à une patère, une sorte d'ombrelle de la même couleur, repliée, un bâton de marche, une paire de bottes qui devait appartenir à leur hôtesse. Une seconde porte, ouverte, menait sur le coeur de la grotte, une vaste seule inondée de soleil grâce à un grand puits de lumière au centre, qui devait s'ouvrir directement dans la colline surplombant la grotte. Une grande table ronde était installée juste en dessous. Elle était recouverte d'une nappe colorée et entourée de nombreuses chaises disparates, certaines à l'allure de fauteuils, d'autres à l'allure de tabourets, chaises de taverne ou de château, toutes mélangées. La Dame Blanche attendait les nouveaux venus, debout à l'entrée de la salle, mais il y avait déjà deux convives à table : l'un était Titus, l'autre était un jeune homme aux traits agréables, qui leur fit signe.
" Formidable ! Des compagnons de ripaille à la table de Dame Perce-Neige ! Nous sommes vernis !"

Ils ne s'étaient donc pas jetés pour rien dans la gueule du loup, songea le barde en ôtant à son tour ses bottes. Titus était entré et, en cas de danger, mieux valait qu'ils soient avec lui.
Pour le reste, sa stratégie était claire : jouer celui qui est ravi de retrouver l'enfant égaré et heureux de tomber sur pareil accueil, sur semblable repas. Dans le même temps, il ferait preuve d'une grande vigilance, se montrant attentif au détails - comme ce bâton qui pouvait toujours s'avérer utile - mais aussi au comportement de la femme et du jeune homme. Il serait ainsi intéressant de prêter attention à la manière dont on les regarderait : une sorcière ne pourrait sans doute s'empêcher de les scruter, de les évaluer comme un boucher le ferait avec du bétail...

" On se dépêche !" dit la Dame Blanche.
Les enfants coururent vers la table et elle se tourna vers Taliesin, levant un sourcil aussi blanc que ses cheveux.
" Alors, que décidez-vous ? A table ou pas à table ?"

La manière dont elle les engageait à se dépêcher était tout de même curieuse : il ne semblait pourtant pas y avoir d'urgence... Néanmoins, fidèle à sa stratégie, il fit mine de ne pas s'en étonner
-Merci pour votre accueil, lui-dit-il donc. Je vais faire honneur à ce repas que vous nous offrez si généreusement.
Et de prendre sa place aux côtés des enfants.

La Dame Blanche se rendit vers son âtre où cuisait une imposante marmite.
" On vous a parlé de la table de Dame Perce-Neige, alors ? demanda le jeune homme à Taliesin lorsque celui-ci s'assit. Avec le festival, plus personne ne vient ! Pourtant, c'est bien connu que le jour avant la pleine lune, c'est festin ! Mais voilà... Tous ces mets exotiques qu'on propose là-bas, ça... brouille l'esprit."

Le jeune homme serait-il un habitué ? Ce lieu se transformerait-il simplement, à date fixe, en une sorte de table d'hôte ? Ce n'était pas impossible. Toutefois, il n'entendait pas baisser sa garde. D'autant que c'étaient les petits cailloux blancs qui les avaient menés ici, petits cailloux blancs qui ne semblaient apparaître qu'aux gens n'ayant pas trouvé leur voie. Peut-être même qu'aux enfants n'ayant pas trouvé leur voie. Et l'on disait que, parfois, on ne les revoyait jamais...
-En réalité, c'est une découverte, mais une heureuse découverte ! répondit-il, souriant.
Avec un peu de chance, peut-être son interlocuteur lui en dirait-il davantage.

" C'est tout aussi bien, dit le jeune homme. Je ne me suis pas présenté, je suis Fyribod."
Il tendit la main au barde.
" Dame Perce-Neige a l'air un peu sévère, comme ça, mais en fait, elle est ravie d'avoir du monde. Elle ne l'avouera jamais."
La femme avait rapporté la marmite jusqu'à la table et l'y posa. Quand elle l'ouvrit une odeur délicieuse de soupe s'en échappa. Elle attrapa un premier bol et le remplit d'un liquide vert et onctueux.
" Je vous conseille les croûtons... la crème épaisse... et les lardons, si vous êtes plus carnivore, mais je trouve que c'est inutile."

-Taliesin, dit-il en serrant la main tendue. Heureux de faire votre connaissance.
Il huma le fumet de la soupe, sourit.
-Et merci pour vos conseils.
Il aimait bien les lardons mais... s'abstiendrait, pour une fois. Peut-être était-ce inutile, peut-être n'y avait-il pas anguille sous roche, comme semblait le suggérer la présence de Fyribod que tout désignait comme un habitué... Or, s'il y avait des habitués, c'est que les convives ne devenaient pas le plat de résistance.
Néanmoins, compte tenu de la façon dont ils étaient arrivés ici... Il préférait rester prudent.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Escapade en Féérie