La Couronne de Cuivre

-Content que ça te plaise.
Son sourire se fit plus lumineux et... plus malicieux.
-Allez, vide donc ta coupe que je te resserve. Je vais te prouver que quoi qu'il soit arrivé, tu tiens toujours aussi peu l'alcool et moi, toujours aussi bien.
Sa propre coupe était déjà vide, d'ailleurs.

Il vida sa coupe et la lui tendit.
" Je ne suis pas une petite nature, messire Des Rosières. Mais ne t'inquiète pas, je te rattraperai avant que tu roules sous la table."
Ce n'était sans doute pas très sérieux, compte tenu de l'état dans lequel se trouvait Thibault, mais dans le même temps... c'était seulement leur second verre.
" Vous avez vu Louis, hier, si j'ai bien compris ?"

-Nous l'avons entrevu, plutôt, entouré de son escorte ithilienne... Mais auparavant, nous l'avons entendu négocier avec l'officier qui gardait Étienne. Louis voulait le voir, arguant qu'il fallait l'informer de ce qui était en train de se passer et que, sachant cela, il pourrait peut-être intervenir afin d'éviter qu'il y ait des morts... Mais l'officier n'a rien voulu entendre : demeurant imperturbable, il a répondu que le duc interdisait toute visite à Étienne quand il n'était pas là et... que ses ordres seraient respectés.

Albérich opina du chef.
" D'accord. Je pense le contacter demain, brièvement, pour l'informer des développements... de la rupture du sceau, du danger que nous courons tous, désormais... mais de ce que tu me dis... de ce que nous savions déjà... sa position est pour le moins précaire parmi eux... Je me demande vraiment ce qui a pu le pousser à nous trahir de la sorte. Ce qui est certain, c'est que ses nouveaux amis ne semblent pas le considérer avec beaucoup d'égards."

-Bah, on lui donne quand même du "monsieur le comte" et il n'est pas impossible qu'hormis son objectif de surveillance, l'escorte qui le suit partout ait aussi un but d'apparat... Mais je suis d'accord, il ne doit pas être très bien considéré. D'un autre côté, qui considère bien les traîtres ? Même ceux pour qui ils ont trahi doivent craindre qu'ils retournent à nouveau leur veste...
Il fit la moue.
-D'ailleurs, en y pensant bien, les Ithiliens le soupçonnent peut-être d'avoir trempé dans la libération d’Étienne.

" Ce serait tiré par les cheveux... Libérer Etienne et rester en arrière ? Bah, ils le soumettront à une zone de vérité et ils sauront rapidement qu'il n'y était pour rien."
Il but une gorgée de vin et eut un sourire.
" Je suis surpris qu'Hubert ne se soit pas rué sur lui pour le massacrer. Il semblait assez déterminé..."
Son sourire disparut.
" Mais j'imagine que vous aviez alors déjà vu le corps d'Ezéchiel... Vous auriez dû le décapiter. C'est la meilleure manière d'empêcher une résurrection peu coûteuse ou un interrogatoire de cadavres."

Le Sunite ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.
-Alby, t'es dégueulasse.
Il secoua la tête.
-Non mais... Sans doute est-ce ce qu'il aurait fallu faire, oui. Mais... Hum... Décapiter un cadavre... Le cadavre de quelqu'un qu'on connaît... On a beau arriver parfois à être pragmatique, il y a quand même des limites.

" Tu as raison, je dis n'importe quoi. Excuse-moi. La vision en elle-même a déjà dû être terrible."
Malgré lui, il eut celle de la tête d'Euryale, que les Sharites lui avaient rapportée, au lendemain de la Fête de la Lune. L'aube sanglante s'était levée et pendant ces quelques minutes d'horreur pure, il l'avait eue en face de lui, même les yeux fermés, il voyait encore son visage et son expression stupéfaite.
Il se redressa, prit une profonde inspiration.
" Nous avons trouvé un téléporteur, Giovanni te l'a peut-être dit ?"

Il secoua la tête.
-Non. Il a passé l'essentiel de son temps avec ses apprentis. Enfin, ex ou futurs ex apprentis, vu la teneur de leurs discussions. Je n'ai pas eu l'occasion de vraiment parler avec lui. Mais...
Il eut une grimace embarrassée.
-Je ne suis pas certain de vouloir en savoir davantage, sachant que ce téléporteur me sera interdit jusqu'à... Hum, l'été ?

" Arrête. Je te demande de lever le pied quelques jours et tu transformes déjà ça en six mois !"
Il soupira, termina sa coupe.
" Je te promets que je te trouverai des choses à faire, Thibault. Et que tu reverras le soleil. De toute façon, demain, nous allons visiter des Temples... ça ne t'aurait pas passionné. Et vu ce qui se prépare, si les visions d'Hubert sont vraies... Il y aura du démon à combattre tôt ou tard, donc tu auras de quoi faire."

-Je rêve : tu insistes lourdement sur le fait que je ne pourrai pas visiter des temples, sachant que leur décoration est généralement fort réputée et que ceux de cette ville doivent juste être des merveilles, et ensuite tu indiques que je vais devoir m'occuper de démons, les choses les plus horriblement moches de la création... En fait, tu me hais, il n'y a pas d'autre explication.
Il sourit, ce qui atténua immédiatement ses propos.
-T'en fais pas, va : je râle mais je suis conscient de la situation et... de ma propre incapacité à aller, pour l'heure, sur le terrain d'opération. Je ferai preuve de patience, tu peux me croire. En tout cas, j'essaierai.

" Thibault, si c'est la beauté qui t'inspire... Demande à Ruth de t'expliquer le fonctionnement de l'amphithéâtre et repais-toi des images que nous avons pu y découvrir... Explore le palais, il est vaste ! Je ne peux pas croire que tu en aies déjà admiré toutes les merveilles... Concentre-toi sur l'observatoire... Nous l'avons à peine approché. Avec une convocation céleste, tu peux entrer partout, déplacer les gemmes dans la salle de commande... Ce palais n'attend que des esprits curieux et observateurs, tout comme tu l'es, pour se révéler."

-Déjà, pour la beauté... C'était une boutade, Albérich. Aussi moches soient-ils, c'est avec grand plaisir que je me dresserai face aux démons, le fil de mon épée et mon armure polie scintillant à la lumière de leurs flammes maudites... Pour le reste, je ne sais pas si me mettre à trifouiller les différents mécanismes de cet endroit est une bonne idée. imagine si je venais à disparaître, comme les gosses ce matin. Cela vous causerait des tracas dont vous n'avez assurément pas besoin ! Non, je vais continuer à me rendre utile ici et là, comme je l'ai fait aujourd'hui.

" Tu peux quand même demander à Marthe, si elle a des idées. Tu sais... Ça n'est pas très différent si c'est toi ou moi qui trifouille à ces commandes. Mais tu as raison, l'idée n'est pas d'envoyer des signes aux Ithiliens..."
Il soupira, lorgna sa troisième coupe de vin.
" Ce n'est pas sérieux, je dois être en forme demain."

-Boire, ça aide à bien dormir. Bien dormir, c'est indispensable pour être en forme. Bref : boire, c'est bon pour la forme.
Il sourit.
-Mais c'est vrai que tu ne tiens pas l'alcool : quelques lampées et tu vacilles. Je ne voudrais donc pas que tu sois malade et incapable d'assumer tes fonctions... Bref, après celle-là, fini ! Plus une goutte pour toi, Alby !

" Il faut qu'il en reste pour le moment où nous célèbrerons notre victoire ! Ce sera une fête mémorable !"
Il sourit, la tête un peu légère.
" Tu as manqué le banquet de départ. C'était quelque chose. On a dansé une bonne partie de la nuit... Bon, évidemment, il fallait aussi qu'on soit reposé le matin, vu qu'on partait, tout ça... mais c'était drôlement sympathique... et moins épuisant que la fête des Grenouilles... Une occasion mémorable, là aussi, cela dit."

-Comme nous sommes environnés de marais, nous pourrions faire d'une pierre deux coups et organiser à la fois un banquet et une chasse aux grenouilles ! Ce sera ma seule et unique contribution réelle à toute cette histoire mais... elle sera de taille.
Il observa Albérich, songeur.
-Mais je regrette de ne pas avoir été là lors de votre départ. Car je ne suis pas sûr de t'avoir déjà vu danser... Qui était ta cavalière ?

" Tu dis n'importe quoi. Tu m'as regardé danser avec absolument TOUTES tes cousines pendant que tu jouais de la viole, ou je ne sais plus quoi, à Dansedunes. Et j'ai dansé avec Marthe, pour ta gouverne. Nous avons fait ça comme deux personnes très respectables de la bonne bourgeoisie hélonnienne, tout en sobriété. Et on voit que tu es sous le choc, encore, car apparemment, tu ne te souviens pas des mille fois où vous m'avez entraîné dans les bals populaires d'Eredhun ou dans les cérémonies de Llirans... Diable... J'ai des visions... Tu devais avoir quinze ans maximum, et il y avait cette petite novice de Tyr, incroyablement sage, quel était son nom déjà, Violette ? Valentine ? Vi... Viveca ? Je ne sais plus. Et elle était absolument folle de toi, et tu la tournais en bourrique... et c'était à Herbeverte, je crois, et nous avons dansé des heures si bien que j'avais les pieds en sang, je m'en souviens..."

-C'était pas Viveca. C'était... Hum... Vitriola, voilà. Et je peux te dire qu'après coup, m'en voulant de ma... bêtise, je suis allé lui porter des fleurs. Et j'ai pas tardé à découvrir qu'en fait, si on creusait un peu, elle n'était pas si sage que ça.
Il sourit, but une nouvelle gorgée.
-Et la Fête des Grenouilles, j't'ai pas vraiment regardé : j'étais concentré sur mon instrument. Et je m'en voulais de t'avoir jeté en pâture à... à mes cousines. Et j'étais jaloux, aussi. Et pour ce qui est du temps de notre noviciat... Y a prescription. non ?

" Oui, disons qu'il y a prescription. Je pense que tu pourrais davantage m'embarrasser que le contraire, alors... Remisons tout ça sous une bonne couche de poussière, ça vaudra mieux."
Il eut un sourire malicieux.
" Vitriola ? Mais qu'est-ce que c'est que ça pour un nom, bon sang ! Pour une Tyrite, de surcroît ? Je suis sûr qu'ils l'ont virée après vos agapes..."
Il ricana.
" Prescription, je sais, je sais !"
Il reporta son attention sur son verre.
" Mais nous danserons lors de notre victoire... même s'il nous manque déjà un musicien. Je n'ai même pas osé demander à Roxane ce qu'il était devenu."

-Tué durant l'assaut. Les Ithiliens ont pas pris la peine de le ressusciter. Pas assez connu, pas assez bien né... Roxane, elle, elle a de la famille bien placée...
Il lorgna sa coupe, la mine soudain triste.
-Ah, bon sang, pourquoi faut-il que des salauds viennent toujours tout gâcher ? Il était chouette, ce projet de Communéuté...

Albérich acquiesça, affligé, soudain, lui aussi.
" Oui, il était chouette..."
Il soupira, songea à Mathias, qui avait été sous les ordres de Louis, et qui était tombé lui aussi. Pendant un instant, il sentit la colère fulminer dans son ventre, puis elle retomba. Les salauds paieraient. La communauté n'était pas morte.
" Mais tout n'est pas perdu."

-Mouais. Mais même si on s'en sort, ça ne sera pas comme ça aurait pu l'être sans tout ces drames. Quoi qu'il advienne, une bonne partie du projet est déjà gâché.
Il grimaça.
-Bigre, voilà que j'ai l'alcool triste, ce qui ne m'arrive que rarement... C'est bien un signe que je ne suis ps dans mon assiette.

" Non. Le projet peut toujours renaître. Il sera métamorphosé, mais les gens auront plus que jamais besoin d'un havre, d'un endroit où panser leurs blessures et retrouver foi dans le futur. Peut-être ne pourrons-nous pas l'ériger ici, mais nous trouverons un endroit, un refuge."
Il prit un peu de vin, ferma une seconde les yeux.
" Je ne comprends toujours pas pourquoi la cité était abandonnée. Si le sceau avait été refermé, si l'ombre était prisonnière... Pourquoi ne sont-ils pas revenus ?"

-Peut-être que quelqu'un ou quelque chose a fini par venir, après le départ des habitants, pour refermer la porte. Et comme les habitants n'étaient pas là, ils n'en ont rien su et ne sont donc jamais revenus...
Son ton était plus incertain, comme si l'alcool l'influençait de plus en plus.
-Et sinon, pour cet ailleurs dont tu parles, j'y crois pas un seul instant. Personne financera l'installation de centaines de colons dans un coin de cambrousse sans ressources prometteuses. C'est pour ça que la cité était le coin idéal : ça intéressait les investisseurs. Or, sans investissements, tout le monde devrait vivre dans des tentes des semaines durant, puis dans des cabanes des mois durant, le tout en peinant à se nourir... Bref, pas possible.

" Je ne suis pas d'accord."
Albérich lui-même ne pensait plus tout à fait clairement.
" Il y a moyen de vivre de peu de choses. Certaines zones de la Vallée du Nirvana sont fertiles et presque désertes. Bien sûr, il faudrait partir de rien. Mais nous y arriverions. Je pourrais bâtir un Temple à partir d'un caillou. Toi aussi. Nous ne devrions rien à personne. Nous nous tournerions vers la nature pour commencer. Les fruits de la terre. Pourquoi vouloir exploiter une mine ? C'est... inutile."
Il sourit.
" Mais c'est en fait peu probable... Nous allons refermer ce sceau nous-mêmes et nous saurons que tout danger est écarté. Alors nous pourrons rester ici. Chez nous."

-Avec le risque que dans une ou deux générations, nos descendants auront tout oublié, qu'ils rouvrent la porte pour avoir davantage de gemmes magiques... Mouais, pas très viable, vu comme l'être humain est faillible.
Il poussa un profond soupir.
-Et honnêtement, pour ton projet dans la broussaille... Combien de gens viendraient, crois-tu ? Combien seraient tentés, après avoir renoncé à un rêve vraiment plein de promesses, de redémarrer à zéro en vivant comme des sauvages ? Pas des masses, m'est avis. c'est bête mais c'est comme ça. La Communauté a mobilisé tant de monde parce que son dessein était grandiose.

" Tu es défaitiste, dit Albérich. D'abord, la première fois que ce sceau a été placé... Il semblerait que les célestes aient sciemment encouragé des gens à s'y installer. Dessus je veux dire. Pas dedans. Pour le surveiller. Après, oui, les gens ont oublié. Mais franchement... On n'est pas obligés de faire les mêmes erreurs deux fois ! On peut... en faire un fondement de l'éducation. Le rappeler. L'inscrire. Mettre un panneau. On parle d'il y a plus de mille ans, souviens-toi. De toute façon, que va-t-il se passer, si on part, hein ? La même chose. Il y aura toujours ce fichu sceau, et en-dessous, les neuf enfers, avec trois fiélons, dix cornugons, et la gueule de Kossuth, ou un truc du genre. Bref. Tu m'écoutes ou quoi ? Tu as l'air un peu... vitreux, mon vieux, voilà. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui. Le sceau. Il sera là. Alors autant qu'on le garde, non ? L'abandonner derrière, ce serait un mauvais calcul. Enfin je pense. Calculer, à cette heure-ci, et dans mon état, c'est pas gagné. Mais je veux bien que tu me resserves."

-Te resservir alors qu't'es déjà complètement bourré ? Tu rêves ! Non, moi, Thibault des Rosaires... heu, des Rosières, pardon, Thibault des Rosières, ci-devant Grand Prêtre d'Erhedun à Sunie... Je t'interdis de te resservir. Mais je vais me resservir moi, parce que c'est mon sacerdoce.
Ce qu'il entreprit de faire, d'une main un peu tremblante.
-Et sinon, pour régler l'histoire du sceau, on fait tout péter. Plus d'galerie, plus d'passage pour y accéder, plus d'risques qu'il soit brisé. Bon, et plus de ressources minières non plus mais t'façon, vu qu'tout est ficihu...

" Grand Prêtre d'Eredhun... C'est le dieu de quoi, ça ? Le dieu de l'énurésie nocturne, ou quoi ? File-moi cette bouteille, ta seigneurie, sinon je m'en vais venir te la chercher... Dépêche... Qu'est-ce que tu disais... Faire péter ? Pourquoi pas, si ça marche ? Y'a quand même des mines plus en surface, non ? Puis si y'a des mines sous la forteresse, il doit y en avoir dans la montagne d'à côté... Les mines, c'est pas comme des champignons... ou plutôt si... Je veux dire... ça pousse pas tout seul. Un sol minier, c'est riche. Bref. Y'a des nains pour ça."
Il soupira.
" Mais même si tu écroules tout... Y'aura bien des crétins pour creuser. C'est ce qu'ils font, les Ithiliens, non ? Ils creusent. Donc on en reste au problème de départ : faut que les gens sachent qu'ils doivent protéger le sceau."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue