La Couronne de Cuivre

Il aurait presque pu entendre le clerc soupirer.
Non, je blague. Allez, à ce soir.
Et Marcus se tut. De toute façon, il ne lui restait plus qu'un seul mot...

Il avait pris de l'assurance, c'était une bonne chose. Le Marcus de son souvenir ne se sentait jamais à la hauteur de ce qu'il faisait pourtant si bien.
A ce soir, Marcus. Je suis vraiment... heureux que tu sois là.
Heureux et presque choqué.
Le contact rompu, il regarda la pièce autour de lui avec une révérence accrue. C'était un lieu propice aux miracles, c'en était presque effrayant.
La seconde suivante, il ne put s'empêcher de s'inquiéter. Pourquoi Marcus était-il venu se jeter dans la gueule du diable, ici, aujourd'hui, alors qu'un cataclysme était sur le point de se produire ? Etait-ce un incitant supplémentaire pour qu'ils trouvent une solution à la crise, une solution rapide et efficace, sans danger ?
Il quitta le réfectoire pour explorer les pièces suivantes... La bibliothèque, le laboratoire d'alchimie, les cuisines, l'esprit de plus en plus vagabond, de moins en moins dans l'instant, comme s'il arpentait le labyrinthe de son propre esprit, en lieu sûr...

Bien sûr, des objets vieux d'un millénaire ne pouvaient être identiques à ceux du présent : malgré leur état impeccable, les meubles, les livres, l'équipement montraient bien qu'ils provenaient d'une autre époque... Mais leur agencement aiisi que, plus généralement, l'agencement des pièces, leur décoration et surtout l'atmosphère qui y régnait étaient tels qu'ils ne pouvaient que rappeler des souvenirs à Albérich, que l'inciter à faire des parallèles. Surtout avec cette figure de son passé qui s'apprêtait à ressurgir...

Il s'attarda un moment dans le laboratoire, manipulant doucement un alambic que le temps avait grisé, une tubulure en spirale, une vieille lampe à huile qui avait dû servir à réchauffer les préparations. La confection de potions était une des dernières choses qu'il avait apprises en tant que clerc, juste avant l'avènement de Morféa. Il avait eu envie de pouvoir stocker des fioles contenant le pouvoir guérisseur de Lathandre dans le petit dispensaire des taudis dont il s'occupait, et face au prix exorbitant demandé par ses confrères, il avait décidé de les fabriquer lui-même. Certains avaient ri, mais il s'était acharné, avait veillé tard, étudié longtemps. Puis la dictature était survenue et tout cela avait été mis entre parenthèses. Ensuite, ses prérogatives l'avaient tenu à l'écart du laboratoire. De toute façon, le dispensaire n'existait plus.
Mais sans doute pourrait-il se remettre assez aisément à la chose... avec un bon livre... un peu de temps... le droit à l'erreur...
Il observa la pièce à nouveau, conscient de ce qu'elle lui évoquait, et sortit. Un court passage par la bibliothèque... tout serait en langue ancienne, bien sûr, mais il savait de mieux en mieux la décrypter... Il se demanda si les livres de prières avaient changé...

Il y avait eu des changements, oui.
Certaines prières étaient tombées en désuétude : peut-être les avait-on jugées trop archaïques, peut-être avaient-elles fini par ne plus être totalement en accord avec les aspirations des temps nouveaux.
D'autres avaient été modifiées : fruit des traductions successives ou adaptations stylistiques, simplement.
Mais d'autres demeuraient identiques. Et de manière générale, Albérich ne se sentit pas du tout perdu en parcourant les rayonnages des yeux...

Il hésita une seconde, puis en prit un dont le titre l'inspirait. Il avait besoin de matière pour la cérémonie matinale, après tout, et il était le descendant spirituel de ceux qui s'étaient trouvé ici autrefois. Il en prit un second, un troisième, puis estima que c'était le maximum possible s'il ne voulait pas se faire sévèrement chambrer par Thibault. Bah... le Sunite ne le raterait de toute façon pas. Avant de quitter la pièce, il remercia à mi-voix Lathandre et les clercs disparus pour leur générosité. Il avait l'impression diffuse, peut-être complètement folle, que ce n'était qu'un emprunt, qu'il pourrait les rapporter d'ici quelques jours ou quelques veilles.
Petit à petit, une idée prenait racine en lui, quelque chose qu'il ne pouvait pas vraiment envisager consciemment, encore, mais qui ne tarderait pas à faire surface, il en était conscient.
Et si...
Et si la catastrophe était repoussée, si Clairétoile redevenait la cité de leurs rêves...
Il quitta la bibliothèque, retourna vers la nef. Thibault devait avoir trouvé quelque chose... ou commencer à craquer.

Thibault n'avait rien trouvé du tout.
Et il avait craqué, oui. Quoique d'une manière peut-être attendu :adossé à un mur, il semblait s'être endormi. Pas forcément étonnant, pour quelqu'un d'aussi fraichement ressuscité.
Quant à Hubert... Il paraissait ne pas avoir bougé d'un pouce durant l'absence d'Albérich.
Combien de temps avait-elle duré, d'ailleurs ? Pas une poignée de minutes, c'était certain.

" Est-ce que ça va, ici ?" demanda Albérich en s'approchant d'Hubert.
Le paladin sursauta.
" Heu... Oui. Oui, bien sûr."
Le clerc le dévisagea, incertain.
" Thibault a l'air de s'être endormi... et tu rêvasses. Heureusement que Varamyr veille, lui."
Hubert rougit.
" Désolé, je... heu... Je ne sais pas bien ce qui m'est arrivé."
Albérich sourit, lui pressa l'épaule, puis se dirigea vers Thibault, pour s'assurer que dans son sommeil, il allait bien.

Thibault allait bien et ne devait faire que sommeiller, car il ouvrit les yeux à l'approche d'Albérich.
-Ah, te revoilà enfin... Si j'avais su que tu t'autoriserais des heures et des heures de recueillement, je crois que je ne me serais pas à ce point abstenu, dans l'autre sanctuaire... Ah là là, je te jure...
Il secoua la tête puis esquissa un sourire.
-Bon, à présent que tu as daigné revenir dans le monde réel, si tu te mettais à chercher les passages secrets ? Il semble que les Sunites soient maudits, en ce domaine, tandis que toi..; C'est manifestement ton jour de chance.

" Je ne suis pas parti des heures et des heures." dit le clerc, sans en être parfaitement sûr.
Il jeta un coup d'oeil autour de lui.
" Vous auriez pu venir me chercher, si vous aviez besoin de moi."
Il sourit.
" Et comment crois-tu que je vais trouver un levier, moi ? De l'autre côté, je me suis appuyé sur une colonne... Ici, il n'y en a même pas !
— Peut-être que comme avec Ruth, il faut te mettre en colère.
— N'essaie même pas. Je ne peux pas être mis en colère aujourd'hui. Pas dans cet endroit."

-Ah ouais ?
Le Sunite bondit sur ses pieds.
-Je pourrais, sous tes yeux, aller dessiner des moustaches à la statue. Ou entonner à tue-tête ces ritournelles que, novices, mes confrères et moi chantions à propos des Lathandrites. Je pourrais aussi...
Il jeta un regard en direction du paladin.
-Proposer à Hubert d'organiser sur l'heure des exercices martiaux.

Albérich sourit, bravache.
" Tu veux m'affronter, petit ? Tu crois que j'ai peur de toi ? Je me suis entraîné, ces dernières veilles, tu sais... Et sous les yeux de mon dieu, je crains que mes compétences ne soient décuplées."
Hubert avait un petit sourire amusé, indéniablement.
" Evidemment, épée contre masse... ça va faire mal si je franchis ta garde..."

Le Sunite sourit, goguenard.
-Il me suffit de viser ton flanc droit et je suis sûr de gagner. Tellement sûr, même, que ce ne serait pas drôle. Tellement pas drôle que je prendrais soin, d'abord, de parer négligemment tes attaques molassonnes de rat-de-bibliothèque si allergique aux activités physiques que sa tendance naturelle à l'embompoint reprend progressivement le dessus...

" Mon embonpoint ? s'exclama Albérich, hilare. Vengeance !"
Il saisit sa masse, puis hésita.
" Mais je ne voudrais pas que tu transpires, Thibault. Je sais combien la sueur est chose atroce, pour vous autres Sunites. Ça colle, ça pue... Non, je vais moi aussi devoir t'épargner."
Hubert parut déçu, pour le coup.

Le Sunite avait posé la main sur la garde de son épée.
-Tu ne comprends décidément rien à rien, mon vieux. La sueur est positive dans la mesure où... il faut s'en débarrasser, donc aller se baigner. Et ça tombe bien : nous avons des thermes splendides à notre disposition ! Bon, après, je suis bien conscient que tu détestes te laver, que tu attends de ne plus avoir d'autre choix et que tu ne le fais qu'aux petites heures de la nuit, quand tu es sûr que personne ne verra... ton embonpoint. Vais-je être assez cruel pour te défier et donc t'obliger à changer tes habitudes en ce domaine ? J'hésite, j'hésite...

" Hum, c'est bien parce que je ne suis pas gros et parce qu'il serait sacrilège de se battre dans un endroit aussi magnifique que je vais ignorer tes insultes. Mais tu connais le dicton : la bave du grouilleux n'atteint pas la blanche licorne."
Hubert sourit.
" Dès que nous serons rentrés, vous me ferez le plaisir de vous battre. Ça sera intéressant."
Albérich haussa les épaules et s'approcha des murs, sans la moindre idée de l'endroit où il était sensé trouver un levier. La petite joute verbale avec Thibault l'avait mis plutôt de bonne humeur.

Il entendit Thibault pousser un soupir théâtral.
-Je te jure que je voudrais bien te donner satisfaction, Hubert, fit-il d'un ton désolé. En plus, ça me serait utile : après une résurrection, il faut de l'exercice physique pour... se réapproprier son corps, en quelque sorte. Malheureusement, je suis sûr qu'Alby trouvera une excuse pour se défiler : des notes à prendre, un bouquin à lire, une entorse à l'oreille... Et il se défilera parce qu'il a peur. Peur de défier le grand Thibault des Rosières, fut-il amoindri.

" Il ne se défilera pas, j'y veillerai, dit Hubert, joyeusement. Mais je peux comprendre qu'il n'ait pas envie de prendre le risque d'être battu sous les yeux de son dieu, fut-il de pierre."
Albérich se retourna, courroucé.
" C'est vil. Vous vous liguez à deux contre moi."
Hubert leva des mains défensives.
" Et sans bouclier, honnêtement... Combattre une épée à la masse, c'est vraiment difficile."

Thibault sourit.
-Tu as raison. Ma victoire sera déjà assez éclatante comme ça pour qu'il ne soit pas besoin de lui ajouter des handicaps supplémentaires. Nous attendrons donc d'être rentrés.
Il se tourna vers le Luménien.
-Allez, trouve-nous ce passage secret ! Une tenue de grand prêtre t'attend !

" Alors là, franchement, rien de tel pour me motiver..." grommela le Luménien en se retournant vers son mur.
Mais cet endroit était gigantesque, ça allait lui prendre deux jours de trouver... quelque chose d'invisible. Il soupira d'emblée.
" Franchement... Si j'avais dû trouver ce levier, je l'aurais déjà fait. Je n'ai aucune idée de quoi chercher. Nous reviendrons avec Ruth et ce sera très bien."

Le Sunite haussa les épaules.
-Pour autant que je sache, Ruth a solennellement juré, devant témoins, qu'elle ne nous aiderait plus jamais en matière de portes dérobées, de passages secrets, de mécanismes cachés, de choix de destination ou que sais-je encore. Donc soit tu te décides à prendre sa succession, soit il nous faudra attendre les renforts, en espérant qu'un clerc de Tymora fasse partie du lot. Ou qu'un membre de la Communauté se découvre un talent caché pour ce genre d'activités.

" Je te prie de croire que si j'ai besoin que Ruth nous aide, Ruth nous aidera."
Hubert avait grimacé, Albérich se tut et soupira.
" Je vais aller explorer le reste du bâtiment, on ne sait jamais. Pour les passages secrets... Il suffirait qu'un mage ou un barde connaisse le sort adéquat pour que nous soyons tranquilles... Mais oui, espérons qu'il y ait un Tymoran parmi les renforts. Ils aiment l'aventure, les chances sont élevées."

Le clerc acquiesça puis... grimaça.
-Hum, peut-être vaudrait-il mieux... Soit que tu te fasses accompagner par Varamyr, soit que tu me ramènes d'abord au Palais. Non, parce que, c'est pas pour dire mais...
Il sourit.
-Si tu t'absentes à nouveau quatre heures, ça va être un peu pénible, l'attente.

" J'ai été absent si longtemps ? dit le clerc, stupéfait. Mais pourquoi n'êtes-vous pas venus me chercher ?"
Il sourit.
" Vous ne vous êtes même pas inquiétés ? C'est du joli. On pourrait se faire bouffer par une goule et personne ne viendrait voir."
Il secoua la tête.
" Allez, rentrons. Nous reviendrons quand nous aurons quelqu'un qui peut trouver des choses utiles. Jusque là, les expéditions sont vouées à l'échec. Prendre l'air est agréable, mais nous avons mieux à faire."

Il sourit à nouveau, moqueur.
-Vous avez mieux à faire. Moi, c'est retoure aux épluchures, à la vaisselle et aux traveaux d'aiguille. Ceci dit, je me plains pas : rester dans la salle commune, participer aux différentes activités de la vie quotidienne, c'est le meilleur moyen d'être au courant des dernières rumeurs, des derniers petits événements de la Communauté.

Albérich avait gagné la double porte et il s'engagea dans le hall avant de déboucher en haut des marches.
" Mon activité passionnante va être la lecture. Je pense, te connaissant, que les épluchures et les bavardages afférents te plairont davantage.
— Je vais m'occuper des entraînements. Tu es le bienvenu, Thibault, si tu t'ennuies. Tu es une fine lame, de surcroît. Entraînais-tu les novices, à Eredhun ?"
Ils commencèrent à descendre l'escalier. Mieux valait ne pas traîner.

Il secoua la tête.
-Non. Pour autant que je me souvienne, je ne me suis jamais occupé des novices de quelque manière que ce soit. Bon, hormis quand j'avais perdu un pari et écopé d'un gage, mais je m'efforçais alors de faire en sorte que la personne qui en avait d'ordinaire la responsabilité regrette amèrement mon intermède...

" Ça me dit quelque chose, tiens, dit Albérich d'un ton détaché, tandis qu'Hubert s'empourprait.
— Et bien... L'invitation tient néanmoins." fit le paladin.
Il se tut ensuite car, comme ils regagnaient la rue, la prudence était à nouveau de mise. Varamyr, plus silencieux qu'une tombe, les guiderait sans doute sans difficultés jusqu'au temple de Sunie et il ne leur resterait plus qu'à emprunter le téléporteur pour rentrer au palais.

Le seul élément notable qui marqua leur trajet fut la désagréable impression que l'amas de nuages noirs au-dessus de la forteresse s'était encore obscurci - si semblable chose était possible - et, surtout, qu'il s'était étendu... Mais peut-être n'était-ce qu'une impression ?
Quoi qu'il en soit, nul monstre, nul ennemi ne les assaillit alors qu'ils arpentaient les rues et c'est sans difficulté aucune qu'ils purent regagner la sécurité et l'animation du palais.

Albérich avait faim, et c'est dans cette direction qu'il partit sans attendre. Il n'avait aucune idée de l'heure... S'il avait vraiment musardé des heures dans le Temple de Lathandre, c'était sans doute déjà le milieu de l'après-midi, peut-être pire... Hubert lui emboîta le pas, tranquille. Ensuite, il ne leur resterait plus qu'à s'en tenir à leurs plans : livres et épées, jusqu'à la nuit et l'arrivée de la colonne au fort.
A la pensée des retrouvailles prochaines avec Marcus, le Luménien se sentit ragaillardi. Ce ne serait pas facile, il le savait, car son intendant reparaîtrait chargé d'un torrent de souvenirs. Mais il se sentait désormais assez fort pour les affronter.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue