La Couronne de Cuivre

Amélie regarda tout ce petit monde, les yeux écarquillés avec un sourire jusqu'aux oreilles. Ses parents adoptifs étaient âgés et enfants uniques tous les deux. Outre Léonard et d'autres amis, elle avait grandi en solitaire. Avec un sourire émerveillé et un peu sonnée, elle s'était tournée vers Angèle et lui avait soufflé.

"Tu as vu, ce sont mes cousins." , comme si elle voulait être sure qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination ou qu'elle craignait qu'ils disparaissent.

Angèle quant à elle avait repéré Owen, le petit garçon qui avant tous le monde lui avait parlé de la malédiction. Il avait un don, c'était certain. Elle n'en avait pas parlé à Amélie. Mais était-ce nécessaire ? Pour l'instant, l'heure était à la fête. Sa cadette tenta de se souvenir de chaque prénom de cette famille retrouvée. Lorsqu'elle s'assit avec les autres, elle était encore tout sourire. Surtout quand elle prit la parole.

"Il y a une chose que je vous ne vous ai pas écrite vu que c'est tout récent. Et comme je venais, je voulais vous l'annoncer de vive-voix. Je vous ai parlé de Marvin dans mes lettres. Hé bien, quand je suis retournée la dernière fois, il m'a demandée en mariage. Et j'ai dit ... Oui."

Cela non plus, elle n'en revenait pas vraiment.

" Oh, félicitations, Amélie, dit l'une des soeurs.
— De ce que tu en disais, ça a l'air d'un bon parti.
— D'un brave garçon."
Elles froncèrent les sourcils de concert.
" Mais quelle idée d'avoir entrepris un tel voyage...
— Est-ce pour le tester ?
— Il doit se languir...
— On aime se faire désirer...
— Ce n'est pas Corentin qui aurait accepté une chose pareille !
— Ni Jehan !"
Les deux principaux intéressés firent mine de n'avoir rien entendu et les soeurs gloussèrent joyeusement.

"C'est pour ça que j'attends encore un peu avant de me marier, plaisanta Amélie avant de retrouver son sérieux, Marvin savait à quel point ce voyage était important pour moi. C'est une très belle personne."

Il lui manquait énormément. Mais leurs retrouvailles promettaient d'être aussi belle que son absence serait longue.

Les deux soeurs acquiescèrent de concert, l'air mutin, sans rien ajouter. Elles se levèrent ensuite pour gagner la cuisine tandis que les enfants tentaient d'attirer Angèle et Amélie au plus près d'eux.
" Tu sais, moi je vais recevoir un poney." annonça une petite fille, très sérieusement, à Angèle, tandis que son frère, plus âgé, levait les yeux au ciel.
De son côté, Amélie avait été alpaguée par un garçonnet aux sourcils froncés.
" Pourquoi tes cheveux, ils sont comme ça ?"
Ce qui voulait tout dire.

Angèle fut tentée de gagner la cuisine à son tour mais décida que puisqu'Amélie restait aussi, elle n'avait aucune raison de s'enfuir. Elle faillit aussi demander à la petite fille si elle pensait que le poney pourrait rentrer dans la maison mais ce n'était peut-être pas une très bonne idée. Peut-être qu'il ne fallait pas qu'elle l'entraîne dans ce genre de délire-là. Il ne fallait peut-être pas qu'elle lui demande ce qu'elle allait faire avec. C'était peut-être dangereux pour son équilibre, elle ne savait pas trop. Aussi elle prit le parti de sourire avant de lui dire.

"Tu as vraiment de la chance."

De son coté, Amélie un peu décontenancée par la question prit le parti de s'en amuser.

"En fait, j'ai voulu les tresser pour qu'ils soient sages. Mais ce n'était peut-être pas une bonne idée."

" Moi je voudrais avoir une barbe, répondit le petit garçon, se souciant peu de l'intention qu'Amélie avait mise derrière sa coiffure.
— Ça pique, les barbes, rétorqua une gamine plus âgée.
— Justement, ça évitera que maman me donne tout le temps des gros bisous baveux."
Du côté d'Angèle, la conversation restait chevaline.
" Tu as un poney, toi ?"

Amélie fit un grand effort pour ne pas éclater de rire. Elle n'était pas sure que la maman en question - elle ne se souvenait plus à laquelle des jumelles il appartenait - était au courant du grief.

"Mais c'est bien les bisous. Même baveux, non ?"

De son coté, Angèle parlait poney.

"Oui, j'en ai eu un quand j'étais petite. Il s'appelait Roux.
- Tu veux dire qu'il était roux ?, s'amusa Amélie en prenant part à la conversation.
- Non, il s'appelait Roux, parce qu'il était roux.
- Bonjour l'originalité.
- Je suis paladine, pas barde."

" C'est pas une maladie, paladine ? demanda un des enfants.
— Non, c'est scarlatine, la maladie. Paladine, c'est chevalier.
— T'es chevalier ? Ousqu'il est ton cheval ?
— Comment il s'appelle, ton cheval ?
— Il s'appelle sûrement Gris. Ou Blanc. Ou Noir."
Certains enfants pouffèrent.
" Moi je voudrais que mon poney s'appelle Arc-en-ciel ! s'exclama la petite fille à l'origine de la conversation.
— Ce sera discret, tiens." fit le garçon le plus âgé, qui ne devait pas avoir dix ans.

Amélie avait ri avec les enfants, Angèle nullement vexée était cependant restée silencieuse. Puis elle avait répondu.

"Mon cheval s'appelait Roux.
- Parce qu'il était roux lui aussi ?
- Non, il était gris.
"Mais alors, pourquoi Roux ?
- C'est plus facile à retenir ... Et zut, j'étais jeune à l'époque ...
- Il n'empêche ... Roux ...

Amélie n'ajouta rien mais son sourire était éloquent.

" Pourquoi tu dis que ton cheval était gris... T'as plus de cheval ? Je croyais que t'étais chevalier ! Comment tu peux être chevalier sans cheval ? Il y a cheval dans chevalier." dit un petit garçon, absolument interloqué.
Une des fillettes haussa les épaules.
" Elle est pas chevalier. Elle est paladine.
— C'est quoi un palad ? Le tien, il est de quelle couleur ?"

"Il est ..."

Roux ou ce qui restait de lui était à Melandis. Il avait été abattu avec les autres chevaux lorsque les manostiens avaient tenté de fuir la ville. Bien sûr, elle ne pouvait pas dire ça à des enfants sans les traumatiser. Mais elle avait toujours eu du mal à mentir.

"Il est à Manost et il va très bien. C'est juste qu'il avait trop peur du bateau. Alors, on l'a laissé à des gens qui s'occupent bien de lui en attendant notre retour."

La paladine remercia du regard Amélie qui venait de lui sauver la mise. Elle avait menti avec un naturel tel qu'elle se dit qu'il allait falloir qu'elle se méfie. La jeune femme compléta.

"Les chevaux, on ne peut pas les emmener partout. Sinon, c'est difficile."

" C'est vrai." dit sagement la petite fille qui voulait un poney arc-en-ciel.
Mais d'autres étaient moins convaincus.
" Mais les chevaux de paladin, ils sont magiques ! Il suffit de les appeler et hop ! Ils apparaissent de rien du tout ! Je l'ai vu, déjà, plusieurs fois ! Pas besoin de monter sur un bateau, s'exclama une des filles plus âgées.
— N'importe quoi ! s'exclama un des garçons.
— Mais si c'est vrai ! C'est des destriers de paladin ! C'est pas des chevaux normaux !"

"Non, elle a raison, dit Angèle qui avait peur de voir la situation dégénérer, il y a des destriers magiques mais les utiliser en pleine mer, c'est un peu dangereux."

Décidément, elle n'était pas faite pour s'occuper d'enfants. Amélie quant à elle semblait s'amuser autant qu'eux.

Heureusement les adultes reparurent pour délivrer les deux Dorrandines. Ils apportaient des plats : du poisson en papillote et du homard, ainsi que des coquillages et des crevettes, un menu de la mer très luménien, mais heureusement diversifié pour qui craignait les créatures trop spongieuses ou monstrueuses. Les enfants parurent ravis et pépièrent d'excitation, sans que leurs parents ne s'émeuvent du brouhaha : ils en avaient manifestement l'habitude.
" On peut presque tout manger avec les doigts !" expliqua une fillette avec bonheur.
Amélie se retrouva à côté de Gwenaëlle (sans doute) et Angèle de Korridwen (assurément).
" Bon appétit !" déclarèrent-elles en coeur.

Si Angèle réprima un soupir de soulagement, Amélie n'aurait pas été contre poursuivre la conversation. Elle appréciait cependant de retrouver une conversation avec les adultes. Elle considéra les mets disposés sur la table d'un œil émerveillé.

"C'est magnifique, merci ! Mais il ne fallait pas. Je crois ... que j'ai envie de goûter à tout. Nous n'avons pas tout ça à Cojum, loin de là. Des truites et des saumons dans les rivières mais jamais de coquillages."

Quant à Angèle, on ne la ferait pas manger avec les doigts, ça non ! C'était une question de bienséance et d'un peu d'adresse.

" Ce serait dommage de ne pas profiter de la mer quand on est à Luménis !" s'exclama Gwenaëlle.
Korridwen se tourna vers Angèle.
" Mais je suppose qu'on mange sensiblement la même chose à Manost..."

Amélie était tout à fait d'accord sur le fait qu'il fallait profiter des bienfaits de la mer. C'est alors qu'elle se rendit compte qu'elle avait eu rarement l'occasion de voir autant de mets sur les tables manostiennes, le Loyal Paladin compris. Angèle répondit à son interrogation en même temps qu'à celle de Korridwen.

"On ne trouve pas tout à Manost. Apparemment, la mer est plus froide et certaines espèces ne s'installent qu'au large des rivages luméniens. Et les autorités manostiennes interdisent la consommation de certains autres produits car elle les jugent ... trop exotiques ou inappropriés à la consommations. A Manost, nous mangeons plus de viande que de poisson en proportion."

" C'est curieux, dit Gwenaëlle. La mer est généreuse... Est-ce que c'est religieux ? Vos dieux estiment que certaines choses sont impures, ou je ne sais quoi ?
— Je n'ai jamais entendu dire que les mers froides étaient moins riches... mais après, je n'y connais rien, ajouta Korridwen.
— Ça ne doit pas être facile, d'élever des bêtes pour nourrir toute une ville, avec cette grosse chaîne de montagnes qui coupe Manost du reste du continent..."

"Pas les dieux, répondit Angèle, plutôt les autorités. Et il y a aussi le fait que pendant les conflits avec Mélandis, plusieurs cours d'eau ont été empoisonnés afin d'affamer l'ennemi. Ce qu'il fait qu'il y a des nombreuses restrictions. Pour la viande, il n'y en a pas beaucoup non plus. Les portions sont minimes du coup. Nous compensons par les féculents et les légumes roboratifs.

Quelque part, cela lui allait car elle n'avait jamais été une grosse mangeuse. Mais elle se doutait qu'Amélie souffrirait à la longue de se régime forcé.

" C'est vrai qu'on peut compenser avec certaines plantes, dit Korridwen.
— Mais c'est dommage." renchérit sa soeur.
Elles haussèrent les épaules de concert.
" Raison de plus pour bien manger tant que vous êtes là !
— Prenez de tout et resservez vous ! Il y en a assez pour tout le monde !"

Amélie et Angèle dans une moindre mesure ne se firent pas prier. La plus jeune goûta à tout et apprécia la plupart des mets. En même temps, elle observait ses tantes, oncles et cousins qu'elle avait découverts à peine quelques mois plus tôt. Elle avait de nombreuses questions en tête et peut-être eux en avaient-ils aussi. Mais pour l'instant, il était temps de savourer le repas de fête.

Elle se sentait à l'aise au milieu de cette agitation dont elle n'avait aucunement l'habitude.

HRP : comme je ne sais pas exactement ce qu'Amélie a raconté aux soeurs Novembre dans ses courriers, je ne peux pas prendre les devants... Si tu as envie de discuter de certaines choses avec elles, il faut que tu le fasses et je t'emboîterai le pas...

Après le repas, les deux hommes prirent les enfants en charge et les emmenèrent pour les coucher. Certains dirent au revoir très cérémonieusement aux deux invitées, d'autres filèrent sans demander leur reste, la fanatique des poneys répéta à Angèle qu'elle espérait un jour rencontrer son destrier resté à Manost. Puis il ne resta plus que les soeurs Novembre. Celles-ci soupirèrent d'aise une fois le calme revenu.
" Le silence a toujours une qualité particulière, après le vacarme." remarqua Gwenaëlle, pensive.

Il est vrai que la maison sans les enfants était devenue tout à coup silencieuse. Angèle avait l'impression que ses oreilles bourdonnaient encore un peu. Cette nuit, avec un peu de chance elle allait rêver de poneys arc en ciel volant dans les airs. Au moins, il y aurait de la couleur et un peu d'animation. Et peut-être s'en souviendrait-elle pour une fois. A coté d'elle, Amélie demandait aux soeurs Novembre.

"J'imagine que les pièces de théâtre ici sont beaucoup plus intéressantes que celles du Théâtre de la harpe manostienne."

Elle leur avait parlé du théâtre à Manost qui ne présentait plus que des pièces entièrement statiques où les acteurs masculins - les femmes étaient à présent interdites sur scène - interprétaient des rôles des deux sexe et où les textes patriotiques vantaient les mérites de la cité. Elle s'était endormie au bout de quelques minutes.

Elle traînait un peu pour poser ses questions à propos de Morgan. Peut-être tout à l'heure ou si une des deux jumelles abordait le sujet.

" Difficile d'en juger sans avoir jamais été à Manost, dit Korridwen avec un léger sourire.
— Il y a beaucoup d'endroits où assister à des pièces, à Luménis. L'amphithéâtre est bien sûr le lieu le plus... distingué, mais il y a toujours un troquet ou une salle modeste où on trouve autre chose à voir... Du bon, du moins bon, de l'intéressant, du drôle, du complètement stupide... pour tous les goûts. C'est un peu la spécialité de la ville, le spectacle.
— En été, comme maintenant, il y a aussi des spectacles en plein air..."

Les yeux d'Amélie s'arrondirent.

"Mais c'est magnifique ! A Manost, le guet traque les bardes qui osent se produire hors des lieux autorisés. Du coup, il n'y a rien dans les rues : pas de spectacles, pas de musique. Et les gens sont moroses et silencieux."

Angèle acquiesça sombrement.

" Et à Cojum ? demanda Gwenaëlle. De ce que tu en dis, ça a l'air d'être une ville où il fait bon vivre ! Même si ce n'est pas gigantesque, il doit sûrement y avoir quantité de spectacles et d'artistes, non ? J'imagine que si Manost est si... grise... tu ne dois pas t'y trouver souvent."
Elle eut un petit regard de commisération pour Angèle, mais ce n'était pas aux soeurs Novembre d'infléchir les grandes missions que s'était fixées la paladine. Elles connaissaient suffisamment de paladins pour savoir d'ailleurs que c'était même inutile d'essayer.

Le regard d'Amélie avait de nouveau glissé vers Angèle. Comme à son habitude, elle rentra sensiblement les épaules et ne prononça pas un son. Elle était la première à penser que Manost n'était pas pour Amélie ou plutôt que son amie n'était pas pour Manost. Mais que pouvait-elle faire ? Lui ordonner de partir définitivement ? Sa comparse usa de diplomatie pour répondre.

"J'essaye de passer un maximum de temps avec Marvin à Cojum. Mais à Manost, il y a la maison et le jardin à entretenir. Le Clos des roses est beaucoup moins gris que le reste de la ville. Quand on ferme bien les fenêtres, personnes n'entend quand je joue. Et puis, c'est là qu'à vécu Morgan donc ..."

Les deux soeurs s'entreregardèrent, d'abord un peu sceptiques, puis finirent par sourire de concert.
" Je suppose que quand on est barde, on est fatalement...
— Un peu sentimentale."
Elles acquiescèrent.
" Nous n'avons pas quitté nos maisons pendant la dictature, nous non plus.
— Mais partir était impossible, et interdit.
— Mais il y avait l'espoir, aussi. Un Lathandrite a toujours l'espoir. Qu'est-ce qu'ont les Manostiens ?"

"Les manostiens - ou tout du moins une grande partie d'entre eux - ont l'espoir ... de rayer un jour Mélandis de la carte. Et pour cela, ils sont prêts à de nombreux sacrifices, même si c'est celui de leur liberté. Depuis l'enfance, on enseigne que Manost ne goûtera aux joies de la sécurité, de la suprématie que lorsque l'ennemi aura disparu. On apprend à détester indifféremment tous les mélandiens et d'être prêt pour la prochaine guerre. La guerre est devenue le but ultime."

Amélie pinça les lèvres. Elle n'avait jamais perçu les choses sous cet angles. Mais même si elle pensait - espérait qu'Angèle - ne partageait pas ces convictions, elle lui firent froid dans le dos.

" Pourtant, ça rend Manost presque mélandienne, ce que tu racontes. Est-ce que les gens se rendent compte que la différence est ténue ? Ce n'est pas parce qu'une ville garde son nom que son identité est la même.
— Evidemment, c'est un glissement, Manost n'a jamais été très joyeuse, à ce qu'on dit. Chez nous, c'était la révolution. Les gens ont pu mesurer la différence entre avant et après. C'était un tel contraste..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les habitations du Quartier Ouest