La Couronne de Cuivre

Victor ne lui répondit pas. Peut-être n'avait-il même pas entendu. Mais la jeune femme ne le lâcha pas, et le gamin demeura longtemps immobile, déchiré entre la volonté de se battre encore et le besoin de se laisser aller. Finalement, balayé par des émotions trop violentes pour lui, il se perdit en sanglots convulsifs contre la poitrine de la jeune femme, son corps tout entier secoué des spasmes irrépressibles.
Peu à peu, cependant, il se calma. Que la tension se soit évacuée en même temps que les larmes ou que ses forces l'aient simplement abandonné, il retrouva un semblant de calme. Mais Galathée le sentait tremblant, frémissant, prêt à éclater à nouveau.
-Je te demande pardon...souffla finalement le petit garçon. Je vois bien que je dis des choses horribles et que ça te fait de la peine. Je voulais pas mais... Je sais pas ce que j'ai. Avant, quand on voyagaeit, ben ça allait... C'était l'aventure... Mais maintenant qu'on est ici, dans une maison, tous les jours... Ça.ressemble à avant... Des fois, j'ai l'impression que mes parents vont venir que c'est juste comme quand ils me laissaient chez mon pépé, quand j'étais p'tit... Qu'ils vont revenir me chercher.. Mais je sais bien que c'est pas vrai... Et c'est dur.
Il se tut et releva son visage rouge et humide, croisant un instant le regard de Galathée mais baissant les yeux aussitôt.
-Mais je voulais pas être méchant avec oti... Je sais pas pouruqoi je dis des trucs comme ça...

« Nous avons tous nos moments de gouffre, tu y as droit aussi, Victor. » murmura-t-elle doucement. « Je sais que la vie peut sembler injuste, elle l’est parfois, certainement… Mais elle est toujours pleine de potentiel… Même si c’est parfois difficile à voir. »
Elle lui caressa doucement les cheveux.
« Je suis triste de ne pas pouvoir t’aider mieux, te donner plus… En même temps, je sais que ta perte est immense, et qu’elle ne va pas se combler de quelques jours de route avec des inconnus aussi sympathiques soient-ils… Elle ne se comblera sans doute jamais, mais le temps… le temps t’aidera à trouver de la lumière dans d’autres choses… et tes parents vivent à jamais dans ton cœur à toi. »
Doucement, elle desserra son étreinte, attentive, prête à bondir s'il avait une nouvelle crise.
« Mais si tu veux, nous pouvons repartir. Je ne veux pas que tu sentes prisonnier d’une sorte de souvenir qui ne tournerait pas comme tu l’espères… »

Victor sembla faire un énorme effort de concentration, comme si réfléchir lui était une épreuve quasi insurmontable, puis hocha lentement la tête.
-Non... murmura-t-il. Ça... ça sert à rien. Ça serait pareil partout où on irait... C'est pas comme si... comme si je pouvais laisser mon chagrin. Sera tout l'temps là...
Brusquement, il se pelotonna contre la jeune femme, enfouissant son visage contre son épaule, la serrant de ses bras, de ses mains crispées, plus familier qu'il ne l'avait encore jamais été jusqu'ici. A le voir suffoquer sous les larmes, cramponné à Galathée comme un naufragé à un morceau de bois flotté, on aurait sans peine pu le prendre pour un enfant beaucoup plus petit qu'il ne l'était en réalité.

Elle le laissa pleurer tant qu’il le désirait, tant qu’il en avait besoin. Elle savait que tôt ou tard, les sanglots finiraient par s’éteindre, qu’il se tairait et, épuisé, ferait sans doute un somme. Dès son réveil, elle s’arrangerait pour que les plus noires de ses humeurs soient balayées. C’était un palliatif, mais il était nécessaire pour un temps, le temps qu’il reprenne des forces, qu’il retrouve un peu de plaisir dans les choses simples de la vie. Les affres qu’il venait de traverser étaient trop noirs pour qu’il puisse y faire face, et ni elle, ni Taliesin n’étaient armés pour en venir à bout. Car le désespoir de Victor n’était pas factice, ses motifs étaient réels, tangibles, vrais, il n’y avait rien à leur opposer. Seul le temps guérirait ce qui pouvait l’être.
Elle demeura immobile, stoïque, comme un abri de fortune inébranlable en dépit de la tempête, à la fois hors de l’instant et terriblement consciente des larmes de l’enfant qui coulaient sur sa chemise et au travers, qui lui mouillaient le cou et l’âme.
A nouveau, elle ne dit rien, laissant une main lui caresser la nuque tandis que l’autre le retenait contre sa poitrine, puis murmura finalement quelques mots apaisants, en boucle, comme une berceuse improvisée.

Le gamin finit par se redresser, pantelant, et essuya ses yeux rougis avec la manche de sa chemise déchirée. Il observa la jeune femme, visiblement partagé entre l'envie de se serrer à nouveau contre elle et une honte indicible qui l'amena à bientôt baisser les yeux. Pour ne plus oser les relever.
-Tu... Tu crois que je deviens un peu un monstre ? murmura-t-il. J'ai dit des trucs horribles. J'ai même du te faire mal en me débattant... Est-ce qu'il m'arrive pareil que ce qui est arrivé à Taliesin ?

Elle lui sourit doucement.
« Le chagrin peut rendre fou, Victor. Mais ce qui est arrivé à Taliesin… est différent. Le Monstre est né sur beaucoup de cendres, à un moment où il était seul, épuisé, et la haine couvait… Que tu sois bouleversé, et violent dans ta détresse… ça ne fait pas de toi un monstre. Ça fait de toi un être humain. »
Elle lui releva le menton.
« N’aie pas honte. Je t’en prie, n’aie pas honte. C’est moi qui devrais m’excuser de n’avoir pas compris que les choses étaient à ce point difficiles pour toi. On a parfois tendance à croire que parce que le soleil brille dans le ciel, il réchauffe aussi les cœurs. Mais tu dois… tu ne dois pas hésiter à me dire quand les choses te pèsent, dès qu’elles te pèsent… et ne pas attendre qu’elles aient atteint un tel point… Bien sûr, je ne sais pas ramener ceux qui sont partis mais… Victor, si tu penses que ce n’est pas avec moi que tu peux retrouver le sourire, encore une fois… Il faut me le dire. Nous pouvons te ramener à Eredhùn, à Luménis… Nous n’avons pas signé de contrat… Ce qui m’importe c’est que tu puisses… Je sais que ça paraît impossible à la lumière de ce qui saigne en toi mais… mais tu vas dépasser ceci, Victor. Sans perdre l’amour que tu as pour ceux qui sont partis. Sans en perdre une goutte. »

Le gamin secoua lentement la tête.
-Non. Je veux rester... Si toi tu veux bien. Si tu en as pas marre de t'occuper de moi alors que je dis des choses pareilles. Je... Je connais plus que toi, moi. T'es plus du tout une inconnue, maintenant... Et puis, tu m'as dit que mon papa, quand... quand il est...
Il ferma les yeux, serra les lèvres et demeura silencieux quelques secondes, avant de reprendre tout bas.
-Quand il est parti... pour aller chercher ma maman, tu m'as dit qu'il t'avait demandé de t'occuper de moi. Il savait pas qu'il allait mourir, mais il te l'a quand même demandé. Il te connaissait, même si c'est rien qu'un peu. Alors il aurait voulu que je reste avec toi. Et comme tu l'a connu... ben... ça... ça me fait du bien de savoir ça... Je sais pas comment t'expliquer...
Il se mordit les lèvres, impuissant à exprimer ce qu'il ressentait.

« Ne dis rien. Je pense que je comprends. » fit-elle doucement. « De toute façon, si un jour, tu changes d’avis… Si un jour tu as des doutes… Il te suffira de venir m’en parler. Je suis honorée de la confiance que m’a accordée ton père, mais nous devons avoir le courage de remettre son désir en question si nous nous rendons compte que cela ne te convient pas. Il comprendrait. C’est ce qu’il voudrait... »
Elle posa une main sur son épaule et la pressa doucement.
« Est-ce que ça te dit de manger quelque chose ? Je suis certaine que Taliesin nous a préparé un délicieux petit souper. »

A la mention de l'ancien barde, l'enfant jeta un regard affolé sur les alentours.
-J'espère qu'il a pas entendu ce que j'ai dit sur lui... murmura-t-il, inquiet. J'ai pas du tout envie qu'il redevienne le monstre. Je disais n'importe quoi. Il est bien comme il est maintenant... Je veux pas qu'il soit en colère...
Il soupira, frémit de tous ses membres, puis prit la main de la jeune femme.
-Je sais pas si j'arriverai à manger... Je vais essayer. Sinon... J'irai dormir, peut-être... Mais je sais pas si j'y arriverai non plus...

Elle lui sourit avec chaleur et l’entraîna vers la petite maison. Sentir la main de l’enfant dans la sienne la gonfla de bonheur et d’angoisse en même temps, et curieusement, alors que le drame touchait à sa fin, elle sentit l’émotion monter en elle comme une vague. Mais elle la repoussa à l’intérieur. Elle espérait que l’elfe était plus solide qu’il ne le prétendait : elle aurait besoin de parler tôt ou tard.
Ils gagnèrent la pièce de séjour où brûlait une flambée accueillante. Taliesin était assis sur le banc, manifestement inquiet, mais Galathée esquissa un geste discret pour lui signifier de ne pas poser de questions. Victor se glissa devant son assiette sans lever les yeux, tenant les bords de sa chemise fermés en croisant les bras sur sa poitrine.
« Désolés d’être en retard, nous avons eu un contretemps. » dit simplement la rôdeuse, comptant sur la sensibilité de l’elfe pour ne point s’offusquer.

L'elfe esquissa un sourire.
-Aucun problème. Vous arrivez pile au bon moment : ça vient juste de terminer de cuire.
Il les servit comme si de rien n'était, s'assit à son tour sur le banc et leur souhaita bon appétit. Mais il ne tenta pas de susciter ou d'entretenir la conversation. Il ne se sentait pas la force de jouer autant la comédie. Simuler l'impassibilité était une chose. Jouer l'entrain en était une autre. Surtout lorsque l'on avait sous les yeux les traces flagrantes de ce qui s'était tramé. Surtout quand on en avait perçu, tout au long de l'heure précédente, les échos lointains mais virulents. Perçu, écouté tout en sachant qu'on ne pouvait rien y faire, que l'on devait attendre et voir ce qu'il arriverait, quoi que ce dusse être. Victor avait craqué, c'était la seule certitude. Quant aux conséquences... Il les découvrirait bientôt. Dès qu'il se retrouverait seul avec la rôdeuse, certainement.

A la fin du repas, Galathée se leva pour leur préparer une tisane. Normalement, elle évitait de le faire avant que Victor soit au lit : avec sa propension aux accidents nocturnes, il n’avait pas besoin d’un coup de pouce supplémentaire. Mais ce soir-là, une exception à la règle s’imposait. Elle confectionna un breuvage à base de menthe et de verveine, ajouta une bonne dose de valériane dans le bol de Victor, rajouta du miel, et servit les convives. L’enfant jeta un regard soupçonneux sur le liquide fumant qui trônait devant lui, mais Galathée le convainquit de boire d’un geste et il s’exécuta, les yeux encore bouffis. Une bonne nuit de sommeil le requinquerait. Mais il y aurait du millepertuis dans le porridge.
Il finit par se lever de table, balbutia des excuses à voix basse, puis se dirigea vers sa chambre. Galathée l’accompagna et referma derrière eux.
La pièce, bien qu’exiguë, avait retrouvé un aspect habité que Galathée trouvait réconfortant. Victor avait placé la figurine de bois que lui avait offerte Kasumi sur l’appui de fenêtre, rangé ses vêtements dans un coin, et aménagé un petit nid pour son chat dans le coin opposé. Les herbes fauchées rendaient le sol moins froid, moins dur, et Galathée devinait qu’un petit parfum estival et champêtre devait flotter dans l’air.
Le petit garçon se déshabilla, passa sa tunique et se pelotonna sous sa couverture, sur la pelisse de rat musqué qu’il avait étendue sur le sol (« les herbes, ça gratte » avait-il décrété).
La jeune femme s’assit près de lui, d’abord silencieuse, puis se mit à lui lisser les cheveux, d’un geste tranquille, familier, pour le détendre et l’aider à glisser dans le sommeil.
« Ça va aller ? » demanda-t-elle doucement.

Il acquiesça, les yeux rivés sur le visage penché au dessus de lui, puis, vivement, il s'empara de la main de la rôdeuse.
-Tu veux bien rester jusqu'à ce que je m'endorme ?
La jeune femme acquiesça et l'enfant redevint silencieux. Il finit par fermer les yeux, la main serrant toujours celle de le rôdeuse, et il parut sombrer doucement. Pourtant, alors que Galathée le croyait endormi, il rouvrit les paupières et murmura d'une voix déjà rauque de sommeil.
-Je te demande pardon pour ce que j'ai dit. Je... Je voulais pas te faire de peine. Oh non. Je.. J'espère que ça t'a pas fait trop mal. Parce que ça fait mal les mots... Je sais ça... Alors... je m'excuse...

« Dors, mon ange. » souffla-t-elle. « Tu ne dois t’excuser de rien. Juste te reposer. »
Elle l’embrassa sur la tempe.
« Nous parlerons de ce que tu veux, quand tu le veux. Les mots blessent mais ils soignent aussi, parfois… »
Il soupira doucement, comme pour expulser toute la tension qui l’habitait, et son bras eut un spasme léger, puis il maugréa encore quelque chose avant que sa respiration ne se régularise enfin.
Galathée ne bougea pas, l’écouta, l’observant dans la pénombre. Puis elle détacha les doigts de sa main, posa un dernier baiser sur sa paume fraîche, la glissa sous les couvertures et sortit.

Taliesin l'attendait dans la salle voisine, assis devant l'âtre, les yeux perdus dans la contemplation des flammes mouvantes. Il avait débarrassé la table, lavé leurs couverts, préparé du bois pour la nuit, fait tout ce qu'il pouvait, en somme, pour tenter de s'occuper un tant soit peu l'esprit.
Ça n’avait guère été concluant.
-Tu n'a pas lésiné sur la valériane, si j'en crois l'odeur de son bol... dit-il doucement lorsque Galathée se fut rapprochée. C'est si grave que ça ?
Il craignait sans doute autant d'entendre la réponse que de demeurer dans l'ignorance. Mais il devait savoir. Il partageait leur vie, ce qui impliquait les bons comme les mauvais moments. Et il pouvait, un instant, songer à autre chose qu'à ses propres tourments. Ceux-ci ne s'offusqueraient pas et l'attendraient bien sagement. Oh oui.

« Je veux juste lui garantir une nuit sans nuages. » fit-elle en s’agenouillant à ses côtés. « Je sais que ce n’est qu’une solution temporaire. »
Elle posa la joue sur son épaule. Elle aurait préféré lui parler de tout cela dans l’intimité de leur chambre, à un endroit où à son tour elle aurait pu chercher et trouver un peu de réconfort dans la proximité d’un corps, mais elle savait que pour Taliesin, le feu était un refuge contre l’ombre. Elle se contenta donc du bras qu’il passa autour d’elle, et de la chaleur de son étreinte tranquille.
« Victor broie du noir. Beaucoup plus que je ne le croyais… Son discours n’est… Il a des pensées suicidaires. Je ne sais pas ce qu’elles valent, si elles sont réelles ou si c’était une manière pour lui de me montrer toute l’étendue de sa misère… Je n’en sais rien. »
Elle lâcha un petit soupir.
« C’est difficile pour moi… de savoir quoi lui dire. Je n’ai pas perdu mes parents, je ne connais pas cette détresse… de me sentir séparée, arrachée, à ceux que j’aimais. »
Elle chercha doucement sa main, la trouva, en écarta les doigts, y contemplant les stigmates du travail des derniers jours.
« Sans doute es-tu le plus à même d’entrer en matière avec lui sur ces questions… Un jour… Quand tu te sentiras mieux et plus fort. Je sais que ce n’est pas pour demain. D’ici là, je peux faire face, je crois… Moi, la valériane et le millepertuis. Et la vie, sans doute. »

L'ancien barde étreignit plus fort la jeune femme et inclina la tête contre la sienne. Il ne savait trop quoi lui répondre pour apaiser le trouble qu'il sentait en elle. Alors, il se contenta, un moment, de ces gestes simples de réconfort. Mais il devait parler, il en avait conscience, et vint un moment où il sut que s'il tardait plus, le silence deviendrait pesant, que la jeune femme pourrait, peut-être, y lire des choses qui n'y étaient pas. Et cela, c'était hors de question. La situation était déjà suffisamment compliquée pour, ils n'avaient aucun besoin que l'incompréhension vienne se glisser entre eux.
-Je lui parlerai, si tu veux. Et dès que possible. Je peux affronter cela. Mais... Mais je crois que tu te trompes, Galathée. Tu es bien mieux placée que moi pour discuter avec lui, pour l'aider. Tu n'as peut-être pas vécu ce qu'il a traversé... Mais il te connaît, il t'aime. Il te fait confiance. Alors c'est toi qu'il est le plus susceptible d'écouter. Moi...
Il secoua la tête.
-Pourquoi accepterait-il de me parler de sujets si difficiles, si intimes ? Je ne lui suis rien. Nous n'avons rien partagé, en dehors de quelques jeux, et même s'il m'apprécie un peu, il ne me fait pas confiance. Je l'effraie encore, d'une certaine manière. Mais ce n'est pas ça, le plus gênant. Le plus gênant, c'est que même s'il acceptait de me parler... Quel poids mes mots pourraient-ils avoir ? Peut-être ais-je connu des épreuves qui ressemblent aux siennes, mais...
Il eut un sourire amer.
-Je lui ai donné un mauvais exemple, Galathée. Ces histoires de suicide, c'est mon œuvre. Un gamin de huit ans, même autant en souffrance que Victor, ne songe pas à se supprimer. Simplement, il a vu que je voulais prendre ce chemin là pour me soustraire à mes tourments... Remarque, il sait aussi que j'ai réagi à la souffrance en devenant un Monstre. Remercions les dieux qu'il n'ait pas opté pour cette voie-là.
Il grimaça brusquement. La rôdeuse était sans doute profondément ébranlée par sa pénible confrontation avec Victor, et voilà qu'il ne lui offrait, pour tout réconfort, qu'amertume et cynisme.
Se tançant silencieusement, il se pencha et déposa un baiser léger sur la joue de la jeune femme.
-Je lui parlerai, ne t'en fais pas. J'ai aussi surmonté des deuils autrement qu'en devenant fou. Je lui dirai comment cela s'est passé quand j'étais petit... On verra ce que ça donne... Dans tous les cas, je te promets de garder aussi un œil sur lui. On ne le laissera rien commettre d'irréparable. On ne le laissera pas osuffrir tout seul. Il ne l'est pas tout à fait. Il t'a toi. Et je ferai mon possible pour l'aider aussi.

Galathée acquiesça lentement.
« Nous verrons comment les choses se mettent… Parfois il est plus simple de parler à un inconnu, justement… Ici, quand il parle de son trouble, de sa douleur à être seul… Il a l’impression qu’il m’insulte, qu’il m’accuse de ne pas être à la hauteur. Je ne pense pas que cela facilite les confidences… Mais nous verrons. Là, j’ai surtout besoin de me reposer, je ne pense plus clair… plus depuis des heures, sans doute. »
Elle se leva, laissa une main sur son épaule.
« Mais merci pour ton soutien, et pour ce que tu pourras faire, quoi que ce soit. Et tu ne dois pas t’en vouloir d’avoir parlé de ce qui te rongeait... Personne ne doit s’en vouloir. Pour rien. Je pense que nous sommes tous des êtres de bonne volonté, et nous faisons notre possible. On ne peut pas toujours agir pour le mieux. Parfois, on agit comme on peut, aussi, c’est normal. Le contraire serait effrayant. »
Puis, sur un sourire, elle battit en retraite vers leur chambre.

Taliesin l'observa tandis qu'elle se repliait dans la chambre. Un instant, il avait songé à l'accompagner, mais avait renoncé. Il était un bien piètre compagnon, plus adroit à puiser du réconfort chez les autres qu'à leur en offrir. Lorsqu'il tentait de le faire, il se sentait pataud, malhabile en mots comme en actes. Et peut-être était-ce justement cette impression, cette crainte, qui l'empêchait d'agir avec justesse.
L'ancien barde demeura longuement immobile à contempler le feu, songeant à la détresse de Victor, à sa responsabilité dans la forme qu'elle avait prise... La culpabilité, toutefois, n'était pas le plus pénible des sentiments qu'il éprouvait. Le plus pénible était celui que, même entouré de gens plein de bonne volonté, attentifs, attentionnés, l'on restait bien souvent tout seul face à sa propre souffrance. Il était bien ardu d'arriver à la mettre en mots. Aussi ardu que de trouver des mots pour apaiser celle d'autrui.
Au bout d'un moment, il se leva, rajouta une bûche dans le feu puis gagna la chambre. Galathée était étendue dans ses couvertures, immobile, la poitrine se soulevant au rythme lent de sa respiration. Elle semblait dormir, mais pouvait tout aussi bien veiller. L'ancien barde garda toutefois le silence tandis qu'il se couchait à son tour. Il ne voulait pas la déranger tout en ne sachant trop comment lui faire comprendre qu'il était là, en cas de besoin. Être là, c'était le mieux qu'il pouvait faire, aussi piètre soit la qualité de sa présence.
Alors, il finit par tendre la main, lui effleura l'épaule puis battit en retraite. L'ouverture était faite. Il n'osait être plus entreprenant au risque de se montrer intrusif.

Galathée ne dormait pas lorsque Taliesin la rejoignit. Lorsqu’il posa une main sur son épaule, elle la couvrit de la sienne, mais ne dit rien. Elle n’avait pas envie qu’il sache qu’elle avait pleuré, pas envie d’ajouter un nuage noir supplémentaire dans leur ciel déjà chargé. Taliesin était encore convalescent, la dernière chose à faire était de soudain le piéger dans un drame qu’il n’avait pas suspecté. Elle était l’élément fort de leur groupe, elle allait le rester, envers et contre tout.
« J’ai pensé… » finit-elle par murmurer en se retournant vers lui. « Peut-être que nous devrions descendre au village… Il nous manque certaines choses basiques pour améliorer notre confort, nous manquons de vêtements, de literie… Je sais que nous n’avons pas d’argent, mais j’ai toujours trouvé à vendre mes services... Et ce serait l’occasion pour Victor de voir des gens. Peut-être d’autres enfants… Je ne sais pas, ça m’a semblé une option à creuser pour lui changer les idées, tout en étant utile, de manière globale. »

L'elfe acquiesça dans l'obscurité, entrelaçant plus étroitement ses doigts avec ceux de la jeune femme pour marquer son accord.
-C'est une bonne idée, souffla-t-il. Nous irons dès que Victor sera en état... Et nous irons tous les trois. Cela vaudra mieux.
Il n'avait guère envie de se rendre au village, mais l'expérience fumeterroise était trop vive encore pour qu'il laisse la jeune femme et l'enfant s'y rendre seuls tandis qu'il demeurait en arrière. Peut-être était-ce de la paranoïa, mais il préférait s'épargner de longues et pénibles heures d'attente fébrile
De la fébrilité, il en sentait en ce moment même chez Galathée. Elle était moins sereine, moins posée qu'à l'ordinaire, plus que probablement minée par ce qu'avait dit, fait Victor. Et le pire , c'était qu'elle ne lui en dirait rien, pour le ménager. Mais ce silence était plus douloureux, d'une certaine manière. S'il était juste une sangsue s'abreuvant de sa chaleur, de son réconfort, il n'avait pas sa place à ses côtés. Il se devait de faire quelque chose, aussi maigres soient ses moyens.
Doucement, il se rapprocha d'elle, et avança l'autre main pour lui effleurer la joue. Elle lui parut humide sous ses doigts, ce qui ne fit que le décider davantage à parler.
-Galathée... Je voudrais que tu saches que tu peux... te reposer un peu sur moi, au besoin. Je ne suis pas bien fringant, pas bien utile, mais... Je peux écouter. Et peut-être, un peu, aider... Je ne veux pas juste être un poids pour toi, et même si je ne suis pas capable de faire grand chose;.. Je tiens à le faire. C'est... important.

Elle resta muette une seconde, puis se rapprocha de lui jusqu’à reposer entre ses bras.
« Je suis désolée. Je suis fatiguée, je crois… Je serai plus en forme demain. » murmura-t-elle.
Dans un élan irrépressible, elle le serra contre elle.
« J’ai juste besoin que tu sois là. Rien que ça, c’est déjà beaucoup. C’est ma preuve que même quand les choses ont l’air désespérées, elles ne le sont pas forcément. »
Elle posa l’oreille contre sa poitrine, écouta son cœur battre, quelques secondes. Il semblait tellement bienveillant, mais il était tellement fragile, aussi. Elle ne pouvait pas lui révéler qu’au-delà des paroles de Victor, elle avait peur de ne pas avoir la force, simplement, de les soutenir, l’un et l’autre, qu’elle craignait d’avoir présumé de sa résistance, de ses qualités, qu’elle était terrifiée à l’idée de les avoir peut-être condamnés en leur faisant croire qu’elle serait toujours là pour eux.
Mais peu à peu, elle se rasséréna. Taliesin dégageait une douce chaleur, il était tangible, vivant, et sa respiration régulière, le mouvement de sa poitrine, agissaient comme un baume réconfortant.

-Je suis là, lui glissa-t-il à l'oreille. Mais si un jour, tu avais besoin de plus... Surtout, n'hésite pas. S'il te plait, n'hésite pas.
Elle ne répondit rien et ils demeurèrent silencieux, enlacés, chacun puisant du réconfort dans la simple présence de l'autre. La jeune femme ne tarda guère à s'endormir, épuisée par ce qu'elle avait traversé. Lui demeura un moment en éveil, mais guère plus. Quand Galathée se tenait tout contre lui, il se sentait toujours plus fort, plus réel, plus vivant. Et penser que, peut-être, sa présence à lui contribuait à la réconforter, cela rendait tout à coup moins lourde à porter sa décision de survivre.

Au petit matin, il avait plu et l’herbe était humide. Galathée sortit, encore revêtue de sa tunique de nuit et s’étira dans le soleil naissant. Il faisait froid. Elle n’avait pas très faim. Elle fit quelques pas tranquilles et aperçut soudain la silhouette de Victor. Nu, il était assis près de l’étang, les yeux fixés dans l’eau, les épaules basses, et il remuait la surface à l’aide d’un bâton. La jeune femme, interloquée, puis franchement inquiète, s’approcha derrière lui.
Il enfonçait quelque chose avec sa branche, maintenant l’objet hors de vue, entre les algues. La rôdeuse posa une main sur son épaule et il sursauta, relâchant sa concentration. Une fourrure grise trempée émergea, flottant au gré d’un courant invisible, avant de se retourner et de révéler les yeux vitreux du chat, le corps déjà gonflé.
« Il le fallait. » dit Victor d’une voix très calme. « Personne ne doit me regretter. Toi tu ne me regretteras pas, tu ne me connais pas vraiment. Tu as même oublié mon anniversaire. »
La jeune femme sentit la respiration se bloquer dans sa poitrine.
« Victor, je… »
Le chat ferma les yeux, lentement, et disparut dans les ténèbres de la mare. Galathée avait quelque chose de poisseux sur les doigts, qu’elle leva jusqu’à son visage. C’était du sang, et brusquement, elle repoussa Victor, qui tomba sur le dos dans l’herbe rase. Il avait le torse déchiré par mille et une griffures écarlates, qui débordaient sur sa peau claire et sur le sol, jusqu’à rougir l’eau de la mare où les juments buvaient.
Galathée tomba à genoux, pressant des deux mains sur les plaies tandis que l’enfant souriait.
« C’est la chouette. Elle a dit que c’était plus sage. Je pense qu’elle a raison. Il faut être sage. Toujours sage. »
« Ne dis pas… »
« Alors sois sage et tue-moi. »
Se relevant sur un coude, il lui tendit un arc et des flèches.
« C’est efficace. » dit Taliesin.
« Une ici… et une là… » continua Victor, badin, désignant son épaule, puis son flanc.
Galathée se releva d’un bond et poussa un grand cri.

Elle s’éveilla en sursaut, le cri mourant sur ses lèvres, et agrippa Taliesin par réflexe, avant de se blottir de force contre lui, le cœur emballé, la respiration sifflante.
« Je suis… je suis désolée… » gémit-elle, tremblante, sans parvenir à se détacher de lui.

Réveillé en sursaut, l'esprit encore embrumé de sommeil, Taliesin mit quelques secondes à réaliser ce qui s'était passé. Puis, doucement, il passa ses bras autour de la carcasse tremblante pelotonnée contre lui et l'étreignit avec force. Contre sa poitrine, il sentait le cœur de la jeune femme battre la chamade. Et son souffle était rauque, saccadé, oppressé.
-Chut, tout va bien... murmura-t-il. Tu n'as pas à être désolée, à te justifier. Je sais ce que sont les cauchemars.
Un bras toujours serré autour d'elle, il leva l'autre et, d'une main légère, se mit à lui caresser les cheveux. Il ne savait quelles horreurs avaient peuplé le rêve de Galathée. Mais il pouvait en deviner l'ampleur. Et elle était grande, tant la rôdeuse paraissait bouleversée.
Il fit donc son possible pour la réconforter, lui murmurant des mots apaisants dont le sens n'avait guère d'importance, la serrant contre lui comme pour lui transmettre un peu de sa chaleur face aux ténèbres glacées qui avaient souillé son sommeil.

Le calme revint et avec lui un profond abattement qui laissa la jeune femme sans forces. Elle se rendormit entre les bras de Taliesin, les doigts crispés sur sa chemise, et le reste de sa nuit se déroula dans un néant profond et aveugle.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la lumière pénétrait dans leur chambre via la petite fenêtre, nimbant leurs corps allongés de rayons pâles. Il était encore très tôt, mais Galathée sentit qu’elle ne se rendormirait pas. Elle ne se sentait cependant pas assez vaillante pour se lever seule, et décida d’attendre que l’elfe s’éveille à son tour. Il respirait doucement, les traits du visage détendus, et elle ne résista pas à l’envie de l’embrasser sur les lèvres, furtivement.
De l’autre côté du mur, Victor dormait certainement. Il n’émergerait pas sans un petit coup de pouce, et elle avait à cœur de le laisser se reposer.
Les images de son cauchemar revinrent la hanter, mais l’aube était chaleureuse, et elle put les examiner à tête reposée, détachée, comprendre d’où elles venaient pour les saper de toute leur puissance.
Elle finit par retrouver assez d’assurance pour se lever, et sortit dans la salle pour y ranimer le feu. Poussant doucement la porte, elle jeta un œil à Victor, endormi sous une boule de couvertures.
Enfin, elle s’assit devant le feu et poussa un soupir phénoménal. La journée serait longue.

La porte de leur chambre ne tarda guère à s'ouvrir et Taliesin se découpa dans l'encadrement. Il s'étira lentement puis dévisagea la rôdeuse, la mine préoccupée. Enfin, il vint s'assoir près d'elle et, d'un geste affectueux, lui enlaça les épaules.
-Tu as quand même réussi à te reposer un peu ? lui demanda-t-il.
La réponse ne faisait guère de doute, malheureusement. La jeune femme paraissait épuisée.

« Ça va. Je suis solide. Je ne devrais pas trop souffrir d’une mauvaise nuit. Et merci d'avoir été là... » fit-elle en se retournant et se serrant contre son ventre. « Mais je vais aller réveiller Victor… regarde si tu trouves quelque chose pour le petit déjeuner… »
Elle se leva, l’embrassa furtivement, puis fila vers la chambre de l’enfant, où elle se glissa avant de refermer la porte derrière elle. Elle s’assit près de Victor, et lui caressa doucement le front, en prononçant son nom à voix basse…

L'enfant mit longtemps à émerger du sommeil, comme s'il s'y raccrochait à toute force, se blottissant par réflexe sous sa couverture. Mais il finit par battre des paupières et posa un regard trouble sur la jeune femme penchée sur lui. Il esquissa un sourire, sembla sur le point de dire quelque chose, puis, brusquement, il pâlit et frissonna de tous ses membres. Sans doute la réalité avait-elle repris ses droits et, avec elle, les souvenirs de ce qui s'était produit la veille.
Lentement, il se redressa sur un coude, et dévisagea un instant la rôdeuse avant de murmurer :
-Tu as l'air toute fatiguée... Tu devrais dormir un peu. Moi aussi je devrais encore dormir. C'est bien, dormir, quand on fait pas de cauchemars. Et j'en ai pas fait, cette nuit. J'ai même pas fait pipi. Peut-être que si je dors longtemps longtemps, ça ira mieux après, non ?
Et, sans rien ajouter, il fit mine de se recoucher, la mine contrite, le regard fuyant celui de Galathée.

« Ça va, je suis moins fatiguée que j’en ai l’air. » fit-elle en lui souriant. « Par contre, si tu veux rester au lit… ce n’est pas un problème, nous n’avons rien d’urgent à faire… et tu as bien droit à une grasse matinée. »
Elle se leva et jeta un œil au dehors. Le chat trottinait dans l’herbe couverte de rosée, bien vivant, et elle ne put s’empêcher de lui frôler l’esprit, amicale, se récoltant un miaulement de salut en retour.
« Qu’en penses-tu ? »

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

[Quête : Tentatives]

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Re : Par monts et par vaux

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