La Couronne de Cuivre

-Tout de suite. Et tu as ma parole d'honneur : le message sera transmis.
Il referma la fenêtre, hésita un instant à embarquer les jumeaux mais n'en fit rien, craignant de les réveiller et de provoquer une catastrophe. Il quitta donc la chambre, referma doucement la porte derrière lui et, tel un somnambule, entreprit de rallier la salle à manger. Il allait avoir besoin de thé corsait et regrettait déjà de ne pouvoir mettre la main sur cette substance merveilleuse, ce "café" venu de Maztica dont les Sunites faisaient grand usage lorsqu'ils devaient se lever tôt et auquel il avait déjà eu l'occasion de goûter à quelques reprises.

Le reste de la maisonnée était à table et Taliesin fut salué par de grandes exclamations. Apparemment, les destins avaient été variés : certains avaient dormi sans rien entendre du raffut, d'autres exigeaient déjà qu'on exile les nourrissons dans la grange, les derniers végétaient dans leurs bols de gruau. Parmi les personnes rassemblées, le barde identifia rapidement l'intrus. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, aux cheveux noirs et aux yeux clairs, qui paraissait très embarrassé d'être là. Il décocha d'ailleurs un sourire confus à Taliesin avant de se pencher précipitamment sur son thé, tandis que Mathilde lui soufflait quelque chose à l'oreille. Victor tapota le siège à côté de lui pour inviter le barde à s'asseoir. Baptiste, installé entre Félix et Jehan, avait la mine pâle de quelqu'un qui manque de sommeil, mais il paraissait de bonne humeur.

Ah... Son geôlier partagerait donc ses petits-déjeuners. Ainsi que ses déjeuners et ses soupers, évidemment. Et peut-être même les veillées...
Allons, il n'y est pour rien : il fait juste son travail, tu ne peux pas lui en vouloir pour ça. Et regarde comme il a l'air embarrassé... Sans compter que tu ne veux pas te brouiller avec Mathilde, qui semble beaucoup l'apprécier...
Pensées rationnelles, raisonnables, on ne peut plus fondées.
Sauf qu'il en faut peu pour gâter l'humeur, quand on a mal dormi. Or, il avait très mal dormi...
Refoulant son amertume, regrettant malgré tout de ne pas être resté couché, il fit un vif effort pour saluer chaleureusement la petite assemblée - l'intrus compris - et vint s'assoir auprès de Victor.

Taliesin n'eut pas le temps de broyer du noir très longtemps car il fut pris à partie par les enfants presque aussitôt.
" Il parait que les moissons, c'est pour dans deux jours, commença Victor. Ça veut dire qu'il nous reste deux jours pour que tu nous aides à terminer le fort de l'arbre. Je sais que c'est un peu cruel, parce que tu voulais te reposer, mais tu vois, on en a besoin de notre fort, pour pouvoir surveiller l'approche de l'ennemi.
— L'ennemi est très fort, très, très fort." dit Jehan d'un ton docte.
Il avait la peau un peu blême, pour un gosse qui venait de profiter d'un été magnifique.
" Ce serait quand même mieux si on pouvait d'abord terminer la hutte, intervint Benoît.
— Ou alors le four enterré, renchérit Félix.
— Moi je trouve que c'était plus gai quand on fabriquait des bateaux pour la rivière." murmura Mathieu.
Guillhem soupira.
" Les voilà déjà en train de me voler ma main d'oeuvre."

-Mais non : Victor a pris soin de préciser que tout cela devait être terminé avant les moissons...
Tant de projets donnait le tournis et les choses auraient été beaucoup plus simples s'ils avaient su se concentrer sur l'un d'entre eux. Cependant, il ne parvint pas à leur en vouloir : ne lui fournissaient-ils pas une distraction bienvenue ?
-Écoutez, je dois rester ici ce matin mais, si tout va bien, je devrais pouvoir me rendre disponible à partir de cet après-midi.
Et de se demander si la mission de l'intrus impliquait que celui-ci le suive partout où il irait...
Il espérait que non.

Les gamins parurent scandalisés mais Guillhem coupa court à leurs récriminations en leur rappelant qu'ils avaient de toute façon promis de déblayer une certaine grange qui devait accueillir de la paille dans les jours à venir et qu'ils avaient mise sans dessus dessous au cours d'une "attaque de dragons". Cela moucha la contestation naissante et pendant quelques minutes, les enfants se rejetèrent la faute en maugréant. Baptiste écoutait tout cela avec une mine un peu interloquée. Peut-être se demandait-il si, par contagion, il serait de corvée rangement lui aussi.
On avait fait passer du pain et du thé à Taliesin. Mathilde, Antoine et l'intrus se levèrent les premiers et quittèrent la pièce, tandis que les garçons continuaient à chahuter joyeusement. Guillhem paraissait encore endormi mais très philosophe au milieu de ce brouhaha.

-Courage, lui dit le barde, dans un sourire amical. Les jumeaux doivent se faire à leur nouvel environnement mais, comme ils sont déjà habitués à déménager, je pense que ce sera très rapide. Ensuite, les nuits seront beaucoup, beaucoup plus paisibles.
Bon, si les gosses étaient absents toute la matinée - et il espérait que Baptiste irait avec eux, car cet acte de solidarité ne manquerait pas d'être apprécié par ses pairs -, il pourrait sans doute s'octroyer une sieste avant l'arrivée du capitaine Rivecendre...

" Oh, ce ne sont pas les jumeaux, dit le fermier. Oui, ils ont pleuré cette nuit... parait-il... mais ça ne m'a pas empêché de dormir. C'est juste, de grand matin, tant de bruit déjà... j'ai appris à me replier à l'intérieur. Ils sont mignons mais ils ont de la voix. Je vais envoyer Antoine superviser le nettoyage de la grange, il y en a pour la matinée. Le capitaine ne devrait pas tarder : il aura à coeur de ne pas te faire attendre. Si tu veux, je peux envoyer un gamin le chercher."
Il bâilla.
" Et j'ai pensé que Valaellyn avait laissé une lettre pour toi. Ça m'est sorti de la tête hier... mais je l'ai quelque par dans la cuisine."

-Ne dérange surtout pas les gardes : je ne sais pas comment le capitaine prendrait le fait que je le "convoque" et, franchement, je peux attendre. Par contre, la lettre de Val, je veux bien. Ceci dit, prends ton temps, il n'y a rien de pressé. Oh, et je vais m'occuper de débarrasser et de faire la vaisselle.
Si l'officier devait ne pas tarder, autant oublier la sieste : le rencontrer alors qu'il serait à moitié endormi n'avait rien de recommandé. Quant à la missive, il était impatient de la lire. La prêtresse devait y expliquer les raisons de son départ, dire si elle comptait revenir tôt ou tard et, peut-être, donner des précisions quant aux démarches qu'elle avait effectuées concernant Victor.

" Interdiction de faire la vaisselle : c'est le tour de Félix et Robin. Si tu bouleverses le tour de rôle, nous allons au devant de graves ennuis. Ne bouge pas, sirote ton thé à ton aise, et je reviens."
Les enfants étaient levés depuis plus longtemps que lui et ils quittèrent la table en bavardant. Baptiste sembla hésiter à venir vers le barde, mais Victor fut plus rapide.
" Galathée dort ? Les bébés ont été difficiles ? Je dois dire que j'ai rien entendu."

-Les jumeaux ont été... agités, dira-t-on. Du coup, notre nuit, comme pour d'autres, a été elle aussi agitée et Galathée avait besoin de récupérer un peu. D'ailleurs...
Son sourire se fit espiègle.
-D'ailleurs, avant de sombrer, elle m'a chargé de te transmettre le message suivant : "Dis à Victor que je l'aime mais que s'il franchit cette porte, je le noie dans l'abreuvoir des vaches". Bon, en réalité, je crois que tu n'as rien à craindre : c'est moi qu'elle noierait. Mais de toute façon, elle descendra bien avant que vous n'ayez terminé de ranger la grange...

Victor rit joyeusement.
" Tu sais... Y'a pas de vaches, dans cette ferme. Alors elle peut toujours essayer de me noyer... Je crois même que je vais voir comment elle va s'en tirer... L'abreuvoir des chèvres n'est sûrement pas assez profond... Ah, il y a la mare... mais c'est moins facile, c'est boueux, tout ça... Mmm..."
Il se dirigea vers la porte, sans se départir de son expression malicieuse.

Peut-être aurait-il dû se contenter de dire à Victor qu'il ne fallait pas déranger sa mère, plutôt que de lui transmettre réellement son message. En même temps, le gosse n'était pas bête, il voyait bien dans quel état il était lui-même et comprendrait que la jeune femme avait réellement besoin de repos.
Lorsqu'il eut quitté la pièce, Taliesin se tourna vers Baptiste.
-Tout va bien ? s'enquit-il.

Celui-ci, qui s'était attardé, lui retourna un sourire léger.
" Oui. J'ai eu un peu de mal à dormir mais... je pense que c'est normal... tout est très différent... et puis ce n'est pas chez moi non plus... je dois m'y faire, c'est tout."
Il jeta un œil vers la porte. Il ne restait plus que Robin et Félix dans la pièce, qui empilaient les assiettes.
" Je voulais venir vous aider, cette nuit, mais il fallait que j'escalade deux personnes et je n'y voyais rien, alors je n'ai pas osé. J'espère que ça n'a pas été trop difficile. Cette nuit, je demanderai à être près de la porte."

Il secoua la tête.
-Honnêtement, il vaut mieux que tu te reposes, la nuit : tu auras bien des occasions de te rendre utile en journée. En ce qui concerne les jumeaux, je pense qu'ils étaient simplement troublés par ce nouveau cadre : un lieu qui leur était étranger, des odeurs et des sons différents, la mer qui n'était plus là pour les bercer... Mais tu les connais, ils sont adaptables, et je suis certain qu'il ne faudra pas longtemps avant qu'ils ne redeviennent aussi paisibles qu'ils l'étaient sur la Polissonne.

" On verra." dit-il avec sérieux.
Puis il jeta à nouveau un coup d'œil vers la porte.
" Je devrais y aller. Il y a une grange à ranger. Je ne voudrais pas que les autres pensent que je me débine, ou quoi..."
Il sourit.
" Bonne chance pour ton rendez-vous avec le capitaine Rivecendre."

Il sourit, content que le gamin ait pris la décision de prêter main forte aux autres : à son avis, sa bonne volonté et l'aide qu'il leur apporterait ne manquerait pas d'être appréciées.
-Merci, Baptiste. Je te souhaite bon courage pour le rangement. Ce ne sera l'affaire que de quelques heures, et l'après-midi s'annonce déjà plus amusant.
Pas moins fatigant, toutefois…

Le gosse sourit puis s'esquiva, laissa Taliesin seul dans la salle à manger. Guillhem reparut peu après et tendit une enveloppe scellée au barde.
" Si tu as des questions, sur les allées et venues... N'hésite pas. J'imagine que tu dois te demander où tout le monde a disparu... Mais sans doute Val te donne-t-elle déjà des réponses là-dedans... Enfin, si ça t'intéresse, tu sais où me trouver. Dans le potager, ce matin, au cas où."
Il sourit et s'en fut, laissant Taliesin découvrir le courrier. Le parchemin était couvert d'une écriture élégante et disait ceci :

Cher Taliesin,

Au moment d’écrire cette lettre, je ne sais pas bien par où commencer. Comme Guillhem te l’aura sans doute raconté, mon retour à la ferme ne s’est pas fait sans difficultés et, comme tu le constates à présent, je l’ai quittée. Je sais que tu vas bien, que tu as retrouvé Galathée, que vous êtes en sécurité, désormais, avec vos enfants. J’espère les rencontrer un jour, qui sait, mais ma route m’emmène loin de la ferme, vers les nôtres, plus tôt sans doute que nous ne l’avions anticipé.

Tant que tu étais le seul elfe dans mon environnement, je pouvais croire que tu étais différent parce que tu étais toi mais le contact avec d’autres, sur Mersant, m’a ouvert les yeux sur notre nature foncièrement distincte de celle des humains. Je dis cela sans mépris, sans sentiment de supériorité. Je suis juste sensible à cette altérité profonde et je me rends compte qu’il est nécessaire, et temps, que j’aille au devant de ce peuple qui est mien, et que je ne connais pas. Je suis donc sur le point de gagner Loth Ilmaril, où j’espère demeurer un moment. Je serai étrangère et malhabile, je le sais bien, mais je crois en la bienveillance des nôtres et en leur sens de l’accueil. Il est bien trop tôt pour que je décide de m’installer parmi les hommes, même si ce que j’ai fait depuis un siècle. Mais avec l’âge adulte arrive la maturité, et les questions, et le besoin de savoir qui je suis.

J’espère que tu ne me jugeras pas trop durement même si tu dois avoir l’impression que j’abandonne tout le monde derrière, dont Guillhem et les enfants. Mais ma position est devenue, de toute façon, très inconfortable depuis que Mathieu et moi avons rompus et qu’il est retourné dans le Nord. Je pars avec quelques regrets, mais sûre de mon choix, et de sa nécessité. J’espère que nous nous reverrons, si jamais tu décidais de porter tes pas à Loth Ilmaril, à nouveau, peut-être pour le salut de Victor. Tu m’as beaucoup apporté, beaucoup appris, et tu auras toujours une place spéciale dans mon cœur, mon premier elfe, mon premier frère.

Mes vœux t’accompagnent, ainsi que ta famille. Puisse ton retour au pays être doux et tes inquiétudes se dissiper sous le soleil.

Que la Grande Mère fasse resplendir ton futur ,

Valaellyn

La lettre le troubla, fit naître en lui des pensées et des émotions diverses. Il demeura un moment immobile puis relut plus lentement le texte, espérant que cela l’aiderait à avoir les idées plus claires. Enfin, il reposa le parchemin, guère plus avancé dans ses réflexions.
En premier lieu, il avait du mal à saisir quelles différences Valaellyn avait perçues entre lui et le reste de son entourage. Certes, il était elfe, mais en quoi cela se manifestait-il, si l’on exceptait l’aspect purement physique ? D’ordinaire, il ne recourrait même pas à la transe de son peuple et, pour ce qui était de sa manière d’agir, de penser, il n’avait pas l’impression de trancher par rapport aux autres…
Qu’avait-elle vu en lui, puis retrouvé chez leurs congénères croisés par la suite, qui l’avait amenée à se sentir si différente et à vouloir, désormais, vivre parmi leurs homologues ?
Un seul aspect lui semblait évident : la longévité. Elle avait passé les décennies précédentes aux côtés de Gerold, avait assisté à son vieillissement jusqu’à ce que, un an plus tôt, ils ne décident de se séparer, peut-être pour qu’elle ne soit pas témoin de la fin.
Il songea à ce rêve étrange fait lors de la première nuit sur la Polissonne et son cœur se serra.
Dans l’enveloppe charnelle du futur clerc, il avait assisté au début de l’histoire. Dans son propre corps, à un siècle d’intervalle, il en avait connu la fin.
Une fin qui avait dû être terrible pour Val, qui devait encore la marquer profondément et qui, sans doute, avait présidé à sa décision, laquelle lui éviterait de subir à nouveau semblable drame.
Semblable drame sur lequel il valait mieux ne pas s’appesantir, puisqu’il le vivrait à son tour, dans quelques dizaines d’années.
C’est-à-dire demain, à l’aune de leur peuple.
Arrête. Tu es fatigué, tu es anxieux à cause de ta rencontre prochaine avec le capitaine de Rivecendre. Ne va donc pas te miner avec semblables pensées.
Il s’y efforça. De toute façon, cet aspect des choses ne suffisait pas à répondre aux questions que posait la lettre de son amie.
Comme cette dernière, il avait presque toujours vécu au milieu des humains. Toutefois, contrairement à elle, il avait connu bien des elfes : d’abord Hafgan, son maître, puis toute une communauté, cette cour princière où il s’était un temps attardé. Par conséquent, à l’inverse de la prêtresse, il avait pu côtoyer les deux univers et choisir finalement celui qui lui convenait le mieux.
Était-ce bien le cas, toutefois ?
S’il n’y avait pas eu cette mission dont il était alors chargé, cette quête des survivants de la Cité idéale, ne serait-il pas resté à la cour ? N’aurait-il pas épousé sa fiancée ? Ne vivraient-ils pas, aujourd’hui encore, main dans la main ?
N’avait-il pas senti que cet endroit était son monde, un monde que seule une promesse l’avait contraint à abandonner ?
Arrête ça. Tout de suite. Tu ne penses pas droit.
Il s’était levé sans même en avoir eu conscience.
Il aurait aimé aller prendre l’air, profiter des chauds rayons du soleil. Mais il n’avait pas le droit de sortir.
Il aurait aimé s’allumer une pipe, laisses ce qui le tourmentait s’envoler en même temps que les ronds de fumée. Mais il n’avait pas de quoi sous la main.
Alors, simplement, il s’efforça de respirer lentement, de se concentrer sur ce qu’il y avait de lumineux, autour de lui.
Galathée dormait à l’étage, avec les jumeaux.
Victor et Baptiste s’affairaient dans la grange, à deux pas.
Il était au milieu de sa famille, de ses amis. De tous ceux qu’il aimait.
Enfin réunis après des mois d’horreur.
Tout allait bien. Incroyablement bien.
Quant aux raisons qui avaient présidé au départ de Val… Ils auraient l’occasion d’en discuter lorsqu’il se rendrait à Loth Imarhil, ce qui se produirait forcément : après tout, c’était là-bas que vivait sa sœur.
Et quoi qu’il en soit, il ne laisserait rien venir gâter son bonheur. Car, de cela au moins il était sûr, il n’aurait voulu être ailleurs pour rien au monde.

Il fut arraché à ses pensées tourbillonnantes par l'arrivée de l'homme qu'il redoutait. Il l'entendit frapper avec énergie à la porte, puis la voix de Félix l'accueillant avec entrain. Il ne put comprendre ce qui s'échangeait mais la porte s'ouvrit peu après sur un officier de l'armée luménienne. Il était jeune, sans doute moins de trente ans, peut-être à peine vingt-cinq, blond, souriant, et il s'avança vers Taliesin pour lui serrer la main, sans exprimer la moindre gêne.
" Enchanté. Vous êtes Taliesin. Je suis Aurélien de Rivecendre. J'imagine qu'on vous a déjà mentionné mon nom. C'est moi qui suis en charge de la surveillance de la ferme. Jusqu'ici, je m'efforçais surtout de vérifier que personne de suspect n'y entrait... désormais, je vais aussi vérifier que vous ne quittiez pas le domaine. Mais il n'y a aucune raison que les choses se passent mal, si nous parvenons à nous entendre."

Une partie de lui-même l'incitait à se montrer froid, tandis qu'une autre l'encourageait à faire preuve d'affabilité. Toutefois, la première attitude aurait été stupide, et la seconde, hypocrite - même s'il lui était redevable d'avoir protégé les siens. Aussi préféra-t-il être simplement courtois et agir à l'instar de son interlocuteur, en y mettant les formes mais de manière directe.
-Enchanté également, répondit-il en serrant la main tendue. Pour le reste, j'ai tout intérêt à ce que les choses se passent bien : par conséquent, soyez assuré que je respecterai scrupuleusement les consignes que vous me donnerez.

" Bon. Voici comment nous procéderons. Vous ne pouvez pas quitter le domaine, vous le savez. Il s'étend sur les quatre parcelles cultivables, le petit bois, jusqu'à la rivière. Vous pouvez vous baigner dedans ; à cette saison, le contraire serait cruel. Les bâtiments, évidemment. Tout est limité par des haies, vous ne risquez donc pas d'hésiter sur les frontières. J'ai des hommes qui patrouillent, mais ils ne peuvent pas être partout en même temps, donc je ne me fais pas d'illusions. L'entrée du domaine est sous glyphe de garde, aussi. Chaque matin, vous devez être vu par Elliot. Je sais que Guillhem lui fait traire les chèvres, mais il est là pour servir de relais entre vous et moi. En cas de problème, question, n'importe quoi, vous pouvez me l'envoyer. Sinon, je ne viendrai qu'annoncé à la ferme, et jamais pour prendre le thé, sauf si Guillhem m'invite. Si vous entendez un coup de cor long, suivi d'un bref, c'est qu'il y a une alerte ou une urgence. Les autres connaissent la procédure : rassemblement dans la cour. Elle est sous sanctification, les défenses y sont plus fortes. Enfin, pour les entrées, elles seront filtrées, évidemment. Personne d'inconnu ne sera admis à l'intérieur, tout le monde passe sous détection du mal et de la magie, et si on ne connait pas le coco, vous serez d'abord avertis, pour savoir si nous pouvons, ou pas, le laisser passer. Des questions ?"

Hormis la présence du garde à l'intérieur même de la ferme, qu'il avait toujours du mal à encaisser, il ne voyait rien à redire à ces précautions : ç'aurait pu être bien pire.
-Non, aucune question, tout est très clair.
En réalité, il aurait bien demandé si les Kanter courraient toujours, mais vu les impressionnantes mesures de sécurité, il pensait connaître la réponse : oui.
-Je me permettrais juste de vous prévenir dès à présent que, selon toute vraisemblance, un ami viendra me rendre visite dans les jours qui viennent; Un jeune halfelin du nom de Guéric, reconnaissable à sa jambe de bois... sauf s'il a pu bénéficier des bons soins d'un clerc d'ici là.
N'empêche : des gardes patrouillant autour du domaine, une entrée protégée par un glyphe, des visites filtrées... Victor et les Merlus avaient du mérite de s'être habitués à tout ces éléments qui, en quelque sorte, concrétisaient une menace latente contre laquelle il fallait se prémunir.

" J'ai été averti, déjà, dit le capitaine avec un sourire. Bon. Je vais prendre congé. Je voulais juste vous dire qu'il n'est pas impossible que vous soyez convoqué à Luménis, à une occasion ou une autre. Cela devra se faire sous escorte, évidemment, et ce sera exceptionnel. La procédure veut parfois que l'accusé doive se rendre pour la lecture de l'acte d'accusation, mais je pense que votre avocat s'affaire déjà à vous en dispenser. Bref, je n'ai rien à voir avec tout ça, et je ne peux donc en rien influencer ce type de décision. Mon job, c'est de vous protéger et de vous surveiller, ça s'arrête là. Si vous avez cependant des doléances, je peux les faire suivre — par écrit, vous serez gentil, parce que je n'ai pas toujours très bonne mémoire — à qui de droit."
Il était déjà en train de se diriger vers la porte.

-Un dernier mot, capitaine... fit-il après une brève hésitation.
Il eut un sourire embarrassé.
-Vous me direz probablement que vous n'avez fait que votre travail, mais... Je tiens à vous remercier d'avoir assuré la sécurité de la ferme et, surtout, de ses habitants.
Voilà, c'était dit : peut-être cela atténuerait-il un peu ce sentiment gênant de gratitude...

Le capitaine lui rendit son sourire, tranquille.
" Effectivement, je n'ai fait que mon travail. Et j'ai l'intention de continuer à le faire. Vous pouvez dormir tranquille : personne ne viendra pourrir votre séjour en ces lieux."
Il lui serra à nouveau la main.
" Bonnes moissons. J'espère que vous n'êtes pas allergique."
Puis, sur un signe de la tête, il sortit. Taliesin l'entendit remonter le couloir, saluer énergiquement quelqu'un qui l'avait attendu, puis la porte s'ouvrit, se ferma, et ce fut terminé.

Il eut un léger élan de pitié pour Rivecendre, qui aurait pu, et de loin, rêver affectation plus palpitante que la surveillance d'une ferme et, désormais, d'un prisonnier. Il ne put également que constater que l'officier et ses hommes s'étaient attirés la sympathie et sans doute même l'admiration des occupants de la ferme : en cela, il serait en porte-à-faux avec le reste de la maisonnée... A moins qu'il parvienne à oublier qu'il s'agissait de ses geôliers, à ne les envisager que comme des protecteurs. Petite gymnastique mentale qui ne serait pas aisée à mener.
S'arrachant à ses pensées, se retrouvant brusquement oisif, ce qui ne lui convenait décidément pas, il décida d'aller faire un tour en cuisine pour vérifier qu'il restait de quoi déjeuner pour Galathée. Malheureusement, les jumeaux ne la laisseraient pas dormir tout son saoul et, lorsqu'elle serait arrachée au sommeil, elle apprécierait sûrement une tasse de thé et quelque chose pour l'accompagner.

La cuisine était bien achalandée et, le voyant débarquer, Antoine lui montra où se trouvaient les denrées de base : lait, pain, fromage, fruits frais ou oeufs. Robin et Félix avaient terminé la vaisselle et étaient partis aider leurs frères dans la grange dévastée. L'aîné des fils Merlu expliqua à Taliesin que leur donner un coup de main était proscrit : Guillhem avait décrété qu'ils devraient relever le défi en solitaire. Il y avait cependant mille choses à faire, s'il s'ennuyait : il fallait nettoyer le poulailler (il lui déconseillait cette tâche, c'était une des pires), des vers de terre à récolter pour la pêche, du bois à débiter, et des confitures à faire. Mathilde allait bientôt s'atteler à cette tâche. Lui-même avait l'intention d'aller chez le fermier voisin pour examiner ses vaches et en choisir une pour l'introduire dans leur cheptel.

Il remercia Antoine, lui souhaita bonne chance pour son expédition puis réfléchit à son propre programme. Préférant garder le nettoyage du poulailler et la chasse aux vers de terre pour les cas d'ennui extrême - il n'avait pas trop envie de se salir alors qu'il devrait sous peu s'occuper des jumeaux -, ne s'y connaissant guère en préparation de confitures, il opta pour le bois. Pour un repérage, du moins : il fallait qu'il puisse travailler à un endroit où il serait bien en vue, afin que Galathée ne perde pas de temps à le chercher si elle avait besoin de lui.

La remise à bois jouxtait le corps de ferme et on pouvait l'atteindre par l'intérieur, derrière la cuisine. Le billot était posé à l'intérieur de l'appentis, sans doute à cause des chaleurs torrides des derniers jours. Rien n'empêchait Taliesin de le tirer dans la cour et d'y fendres ses bûches, mais il devrait alors tout retransporter dans l'autre sens ensuite. Il pouvait éventuellement compter sur Mathilde pour avertir Galathée. La rôdeuse viendrait certainement à la source des bonnes odeurs pour quêter son petit déjeuner.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins