La Couronne de Cuivre

" Dix jours de mauvaise cuisine, ça va quand même être rude, dit Baptiste. J'ai demandé qu'on nous prépare quelques tartes à emporter... Elles ne tiendront pas plus de deux ou trois jours, mais ce sera déjà ça de pris."
Victor s'installa et déchiffra le menu.
" Du mauvais poisson, en plus. Je crois que je vais prendre un bon steak."

-Je pensais prendre une tarte en entrée, une comme plat de résistence et une en dessert mais... Oui, finalement, un steak, ça me tente bien aussi.
Avant de se plonger à son tour dans le menu, il sourit à Baptiste.
-Et tu as pris une très bonne initiative : ces vivres seront les bienvenus.

" Il faut bien que quelqu'un y pense... Je ne crois pas que tu te sois beaucoup soucié de la qualité du ravitaillement en choisissant notre navire... dit Baptiste avec un haussement de sourcils éloquent.
— Taliesin est toujours pressé, tu ne savais pas ? C'est une sorte de... réaction au fait d'être un elfe."
Ils gloussèrent. La carte comprenait des choses classiques... et donc du steak, comme espéré.

-Je ne suis pas pressé : je suis efficace. Mais je note que vous, vous commencez à avoir des goûts de luxe : maintenant, il faut que la nourriture soit excellente. Faut-il en déduire que, demain, vous réclamerez des cabines individuelles, avec draps de soie et matelas de duvet ? Et qu'après-demain, vous exigerez des domestiques ? Bigre, si tel est le cas, il va falloir que je vous réhabitue à une existence simple et saine !
Sur cette tirade, débitée d'un ton outrancièrement docte et moralisateur, il acheva de faire son choix quant à son repas.

" Il y a une différence entre un palace de luxe et de la bouffe comestible, dit Victor.
— Ne dit-on pas que c'est le voyage, et non la destination, qui compte ? ajouta Baptiste.
— Taliesin a choisi le bateau sur son nom : Le Redoutable.
— On dit aussi que c'est ceux qui en parlent le plus, qui le font le moins.
— Hein ? Quel est le rapport ? Qui font le moins quoi ?
— Etre redoutable.
— Ah."

-En vérité, le nom du bateau n'est pas entré en ligne de compte dans mon choix : les seuls critères qui m'ont guidé, c'est le nombre de places disponibles et l'escale sinon à Eredhun même, au moins à proximité. Or, c'était l'un des rares bâtiments à coller, à ces niveaux-là. Et si, d'aventure, le voyage à son bord devait vraiment ne pas être agréable... Bah, ça ne durerait qu'une dizaine de jours : on a connu pires épreuves.

" Oui, oui." dit simplement Victor, sans se départir de son sourire.
L'aubergiste venait d'apparaître et elle prit leur commande: viande, viande et re-viande, avant de s'esquiver.
" Bon... Ils avaient dit qu'on devait y retourner ce soir, non ? Pour rencontrer le capitaine ?"

-En effet, acquiesça-t-il. Et tu fais bien de me le rappeler, parce que ça m'était complètement sorti de la tête.
La démarche n'avait sans doute rien d'obligatoire, mais puisqu'on leur avait recommandé d'agir ainsi...
-Nous irons tout de suite après manger. Enfin, nous... Vous n'êtes pas obligés de venir, vous ne le faites que si vous en avez envie.

" Je vais rester, moi, si c'est proposé, dit Baptiste. Je n'ai aucune envie de me refarcir la foule du port... et ne me dis pas que c'est le soir : c'est le plein été, il y a des gens dehors toute la nuit, et le soir est sans doute encore pire que la journée, parce que le soleil tape moins fort, et qu'il fait meilleur. Pas question.
— Moi je viens. Pour plus ou moins les mêmes raisons... mais à l'envers."

Voilà deux réponses qui ne le surprirent pas le moins du monde.
-Très bien, on fait comme ça.
Il faudrait juste veiller à ne pas perdre Victor de vue. Sinon, c'était un coup à ce qu'il rentre vraiment très tard. Et puis, simplement, le barde n'aimait pas l'idée de le laisser seul en ville, en pleine nuit.

Le fils de l'aubergiste vint leur déposer leurs assiettes, mais il y avait trop de monde dans la petite salle pour qu'il s'arrête pour bavarder. Comme attendu, les trois compères se virent offrir de beaux morceaux de boeuf, avec salade de saison et blé concassé, un classique, parfaitement cuisiné, avec quelques touches elfiques, cependant, que Taliesin et Baptiste identifièrent aisément. Victor, lui, engloutit son repas avec appétit, sans commentaires, plus gourmand que gourmet.
" Est-ce qu'on ne devrait pas passer par le Temple de Tymora, avant de partir ? demanda Victor, en fin de repas.
— Ça nous a super bien réussi à Togoria, effectivement, railla Baptiste.
— Ou celui de Lathandre, alors. Est-ce que ce n'est pas ce que font les voyageurs ?"

-Beaucoup le font, oui. Et concernant les voyages par bateau, tu peux sans doute ajouter Valkur à la liste. Après, il n'y a pas non plus d'obligations : certains n'ont pas besoin de se rendre dans un temple pour prier.
Et d'autres ne prient pas forcément. Du moins, pas régulièreemnt. C'était son cas.
-Ceci dit, si tu veux y aller, il n'y a aucun problème.

" Il n'y a pas de temple de Valkur à Luménis, dit Baptiste. On le prie à bord."
Victor haussa les épaules.
" J'irai faire un tour demain matin. Vous pourrez rester dans vos lits, mécréants."

-A ta guise.
Il sourit.
-Mais j'ai compris où tu veux en venir : tu essaies de t'acclimater, à l'avance, à l'ambiance d'Eredhun. Ce n'est pas forcément une mauvaise idée !
Au-delà de la plaisanterie, il entendait réellement le laisser agir à sa façon : en matière de religion, il se garderait bien de le conseiller, car c'était une affaire on ne peut plus personnelle. Et puis, il fallait admettre que son propre rapport aux dieux et à leur culte était pour le moins compliqué.

" Bah... C'est stupide d'imaginer aller demander un coup de main aux dieux, si on n'est pas foutu de leur accorder un poil d'attention quand on n'en a pas besoin."
Baptiste secoua la tête.
" C'est pour ça qu'on paie les clercs pour leurs services. Pour éviter d'avoir à leur prêter attention quand on n'en a pas besoin.
— Que tu es utilitaire, toi, alors.
— C'est dangereux de croire qu'on peut se fier aux dieux. Il faut d'abord se fier aux hommes."

-Les dieux sont avant tout très occupés, si bien que même les plus bienveillants ne peuvent, en permanence, se pencher sur le sort de chacun de leurs innombrables fidèles. Bien sûr, il leur arrive d'intervenir directement pour certains d'entre eux, dans certaines circonstances. Mais la plupart du temps, ils s'appuient sur leur clergé : c'est pour cela qu'ils accordent des pouvoirs à leurs clercs, afin que ceux-ci puissent agir en leur nom et selon les principes qu'ils incarnent. Quant aux fidèles... Chacun d'entre eux fait selon ses besoins et son ressenti, selon l'endroit où il vit et les traditions...

" Mouais. La tradition, c'est quand même d'aller dire bonjour aux dieux avant de prendre la mer. Baptiste est juste fâché avec Lathandre."
Le gosse croisa les bras.
" Et c'est bien mon droit.
— Bah, je ne dis rien."

-De toute façon, en ce domaine, le ressenti personnel est primordial : le mieux est donc d'agir comme on le sent.
Il se tourna vers Victor.
-Mais du coup, il n'y a aucun souci si tu veux aller faire un tour dans certains temples. Et je t'accompagnerai si tu le souhaites.
Il ne prierait pas forcément, mais si cela lui faisait plaisir que la tradition soit respectée...

" Je n'aime autant pas, vint la réponse du petit garçon. C'est, comme tu le dis, très personnel. Je n'ai pas besoin d'un chaperon."
Il avait dit ça sans agressivité.
" Maintenant, toi aussi, tu fais ce que tu veux. Mais j'ai toujours eu l'impression que tu préférais discuter avec les dieux que les prier."

-Tu sais, à ce niveau, les choses se sont faites sans que j'aie rien demandé, sans que j'aie rien attendu. C'est une expérience que je ne regrette pas, mais la contrepartie, c'est qu'elle entraine une certaine ambivalence de ma part : à certains moments, j'ai des élans de gratitude tandis qu'à d'autre, je me dis que quand même, un petit effort supplémentaire de Sa part aurait suffi à tout régler, en un instant...
Il haussa les épaules.
-Pour le reste, je l'avoue, je n'ai jamais été très pieux. Je respecte les dieux, bien évidemment, et mon maître m'a appris à prier certaines divinités elfiques, ce que j'ai longtemps fait, par habitude. Mais plus largement... Le fait d'avoir toujours été sur les routes, de ne jamais m'être arrêté longtemps au sein d'une communauté, cela fait que je n'ai jamais vraiment pu adopter de coutumes, de traditions.

" Tu pourrais justement avoir gardé en ton coeur... ou ton âme... un petit quelque chose de spirituel pour t'accompagner à travers tout... dit Victor avec un haussement d'épaules. Mais quand tu penses que certains croient et prient à longueur de journée, et leurs dieux les regardent à peine, et toi, qui ne les respecte qu'à moitié, tu bavardes avec eux sans t'en soucier plus que ça. Y'a pas de justice en ce bas monde.
— Raison de plus pour ne pas aller perdre son temps dans un temple, vu que c'est aléatoire, certains sont bénis, d'autres pas, et le temps passé à genoux n'y change rien.
— T'es vraiment un mécréant. J'aurais pas pensé. C'est moi qui devrais être le mécréant.
— Bah... Chacun a ses raisons, je suppose."

Il fixa Victor quelques instants, quelque peu surpris par son attitude, par ce soudain élan de spiritualité. Certes, suite à leur rencontre avec Cordélia, il avait tenu à se rendre au temple de Tymora. Pour autant, jusqu'ici, il ne l'avait jamais vu à ce point préoccupé par les questions religieuses. Était-ce une manière de réaction face à l'attitude de Baptiste et à la sienne ? Était-ce une évolution, plutôt ? Ou quelque chose qui lui revenait ? Il n'aurait su dire.
-Être mécréant, ce serait plutôt nier l'existence des dieux, ou leur manquer de respect, ou professer des dogmes contraires à ceux officiellement prônés par leurs clergés, dit-il tranquillement. Or, ce n'est le cas d'aucun d'entre nous, ici. Il y a juste... des rapports différents aux dieux et peut-être plus encore à leurs Églises. En ce qui me concerne, je les respecte, mais je ne ressens pas le besoin de les prier... d'une manière réglée, disons, selon un rythme et des rituels bien définis. Je le fais quand j'en ressens le besoin, quand cela me paraît légitime.

" Mouais. Ça me semble peu sage. Faudra pas être surpris quand le pipeau ne fonctionnera plus..." dit Victor avec un haussement d'épaules.
Il bâilla aux corneilles.
" Bon, on y va ? Il doit se passer plein de choses formidables en ville... Pour une fois qu'on est là... Profitons !"

-On va déjà aller voir le capitaine. Pour le reste, on verra, répondit le barde.
Déjà, il se levait.
-Je te souhaite une bonne soirée, Baptiste. Je ne pense pas que nous rentrerons très tard mais au cas où, ne nous attends pas.
Il failli dire "Et ne t'inquiète pas", mais il s'abstint.

Baptiste leur répondit d'un sourire et d'un geste, l'air parfaitement tranquille, et les deux compères purent gagner la rue.
" Tu ne dois pas t'en faire, dit Victor. Depuis qu'il a eu son accident, il lui manque une case : il ne s'inquiète plus de grand chose sinon de son estomac. Allez, un peu de son père aussi, mais pas tant que ça."
Comme l'avait prévu le gamin, les rues étaient doucement animées. Il faisait bon, encore jour, il y avait du monde aux terrasses, des promeneurs, des artistes de rue, de la musique... Les odeurs de nourriture flottaient ici et là, rivalisant d'ardeur pour ensorceler les sens, et tout incitait le visiteur à... marcher tranquillement au hasard de la nuit naissante.

Mais le barde avait un objectif bien précis en tête et il n'entendait pas s'en détourner.
Se promener au hasard des rues, pourquoi pas ; mais d'abord, trouver le capitaine avant qu'il ne soit trop tard pour que les règles les plus élémentaires de la courtoisie n'autorisent une visite.
Bref : destination l'embarcadère !
Et ensuite ? L'on verrait.

Arrivant du Parc avec un Victor endormi dans les bras, Taliesin ne manqua pas d'être surpris par le peu de lumière filtrant à l'extérieur de l'auberge. L'établissement fermait-il particulièrement tôt ? Était-il plus tard qu'il ne l'aurait cru ? Il n'aurait su dire. En revanche, il ne doutait pas qu'il puisse entrer : il s'efforcerait toutefois de ne pas faire trop de bruit, pour ne pas réveiller les autres clients...

Il ne se trompait pas : la porte s'ouvrit sur la salle obscure. Le fils de l'aubergiste lisait à la lueur d'une unique chandelle et il leur sourit lorsqu'ils entrèrent.
" Rappelez-moi de vous donner la clé, demain... dit-il dans un bâillement. Ce n'est pas que je suis particulièrement couche-tôt, mais les hostilités commencent tôt, quand on travaille dans une auberge..."
Il se leva pour verrouiller derrière eux.
" Il était fatigué, le petit ? Je peux imaginer... Enfin, demain, grasse mat, je suppose. Evidemment, vous autres, elfes, vous n'avez besoin que de quelques heures."

-Honnêtement, je l'ai rarement vu sombrer comme ça : d'habitude, surtout quand il est question de faire la fête, se coucher tard ne lui pose aucun problème. Mais là, je ne suis même pas vraiment parvenu à le réveiller après notre petite séance d'observation des étoiles au parc.
Son expression se fit embarrassée.
-Mais toujours est-il que je suis vraiment désolé de vous avoir contraint à veiller : je n'avais pas prévu de rentrer tard mais j'aurais dû me renseigner sur vos horaires d'ouverture. Je vous présente donc toutes mes excuses.

" Nos horaires sont larges... mais la minuit est passée depuis plus de deux heures, dit le jeune homme. Alors ça, oui, c'est un peu tard pour nous. Les établissements plus... animés... sont plus près du port. Et bon, c'est vrai que le Parc ne dort pas vraiment... Mais bon, j'arrête de parler. Le soleil va déjà se lever d'ici trois ou quatre heures... et les oiseaux chantent à pleins poumons, moi ça m'empêche de dormir... Alors je file. Je vous donnerai la clé demain soir, si vous décidez de jouer les noctambules à nouveau. D'ici là, dormez bien !"
Et il se retira vers l'arrière-salle.

La Couronne de Cuivre

[Commerce] L'Ombre de l'Arbre