La Couronne de Cuivre

Kerun jeta un coup d’œil en direction du petit garçon qui lorgnait son bol de soupe tout en ne perdant pas une goutte de ce qui s’échangeait.
« L’ancien maître d’Ortwin trempe apparemment dans toute une série de trafics dans Mélandis. Drogue, cambriolages, recel, prostitution… Une de ses spécialités consiste à fournir des victimes sacrificielles à plusieurs temples.
— Licornes, paladins, gamins, dit alors Ortwin d’une voix tranquille.
— Ce sont les cibles habituelles des Bainites, confirma Sedanius.
— Mais mon maître faisait que dans les gamins. Les repérer, les kidnapper, tout ça. Les paladins, c’est un marchand d’esclaves du quai des bois qui les centralise. Y’en a toujours qui traînent dans les villages frontaliers, suffit de faire un raid… »
Il haussa les épaules.
« Pas qu’j’y connais grand chose. Mais bon. Maître Flynt, il faisait que les gosses. Pas n’importe lesquels, y’a des critères, tout ça. Mais là, ils avaient repéré un fils de paladin, alors déjà que les Bainites ils aiment bien trouer du paladin, et ils aiment bien trouer du gosse, un fils de paladin, luménien en plus, c’était le bonheur. »
Deverell poussa un profond soupir et sortit de la pièce.

Tout cela était glauque à souhait, mais cela ne les avançait en rien...
-Sais-tu qui était le maître de ce garçon ? demanda-t-il à Ortwin. Est-ce que c'était quelqu'un de puissant ? Parce que dans ce cas, il serait susceptible de vouloir le récupérer, ne serait-ce que pour éviter qu'il ne révèle ses petits secrets au Bainites... On pourrait alors imaginer se faire passer pour des hommes à lui. Ou pour des mercenaires assez aveuglés par l'appât du gain pour tenter une mission aussi dangereuse...
Aussi suicidaire, plutôt.

" C'était un gamin de la campagne. Je crois qu'ils l'ont attrapé dans un bled près de Sidik, quelque chose comme ça. Il était p't'être ouvrier agricole, un truc du genre... C'est pas comme si j'avais pu lui parler, ou quoi, il est resté tout le temps dans la cage. Il faisait l'dur en tout cas, mais moi j'ai bien vu dans ses yeux qu'il avait dû s'faire taper dessus. Ça se voit, ces choses-là.
— Est-ce qu'un exploitant agricole irait payer des mercenaires pour récupérer un gosse de dix ans ? demanda Ybarra.
— A priori, il ne sait pas qu'il a été enlevé pour un sacrifice bainite... S'il croit que c'est juste des bandits... proposa Sedanius.
— Il faudrait que ce soit un exploitant très prospère pour se soucier d'un gosse parmi trois cents.
— A mon avis, ce n'est pas un ouvrier agricole, intervint Elliot. Si c'était le cas, Maître Flynt aurait pu le racheter pour trois fois rien. S'il l'a fait kidnapper, c'est que le maître ne voulait pas vendre. Et donc que le gamin avait une certaine valeur... un certain savoir-faire. Les enfants de paladins ont généralement joui d'une bonne éducation. Il savait probablement lire et écrire, se battre un minimum, monter et s'occuper d'un cheval...
— Les maîtres s'en fichent, de ça.
— Peut-être certains, mais pas tous.
— On peut aller chez Maître Flynt et obtenir l'information, mais il ne faut pas traîner." dit Kerun.

Il se frotta le menton, pensif. Tout cela était tellement complexe...
-Ça nous serait utile, c'est sûr. Mais penses-tu possible d'obtenir ces informations puis de faire disparaître celui qui nous les aura données sans que cela puisse être relié d'une part à la disparition d'Ortwin, d'autre part à la future incursion dans le temple ? Nous nous en prenons à un ennemi si redoutable que le moindre indice qu'il pourrait récolter, le moindre rapprochement qu'il pourrait faire risquerait d'être fatal à la Réunion.
Il soupira.
-Autre solution : on passe à l'action sans tarder, sans inventer de couverture, et on libère le maximum de prisonniers pour brouiller les pistes. Les Bainites ont probablement assez d'ennemis pour avoir d'emblée une idée de qui a pu leur faire ça.

" Le problème, c'est que nous n'avons aucune idée du nombre de prisonniers qu'ils ont, dit Sedanius. Peut-être dix, peut-être cinquante... peut-être trois.
— Trois ?! Allons. On est à Mélandis.
— Cela risque de mettre beaucoup de désordre... Les Bainites seront furieux, fit Ybarra, incertaine. Et il faudrait faire en sorte que les prisonniers puissent gagner les égouts et fuir, sans quoi la disparition de l'enfant finira par se voir..."
Elle échangea un regard avec le clerc de Tyr et frissonna. Arion, par contre, était ravi.
" Moi je vote pour !" s'exclama-t-il.
Kerun hésitait, lui aussi. Il n'avait manifestement pas imaginé une opération d'une telle ampleur.

-S'ils ont une poignée de prisonniers, nous serons en mesure de tous les aider à s'enfuir. S'ils en ont davantage, ce sera impossible : nous ne serons jamais assez nombreux pour les guider tous. Sans compter les risques qu'un mot révélateur nous échappe devant eux...
Il secoua la tête.
-Je propose que nous laissions tomber l'idée d'une expédition chez Flynt. Tant pis si nous ne connaissons pas toutes ses particularités du gamin : nous savons déjà qu'il est Luménien et fils de paladin, ce qui suffit à en faire une victime très spéciale. Je propose également que nous nous concentrions sur sa seule libération : il y a des chances pour que les Bainites l'interprètent non comme une opération de sauvetage, mais comme une tentative de leur nuire. Tentative qu'ils imputeront sans doute à leurs ennemis naturels, qu'ils s'agisse d'opposants politiques ou de cultes rivaux.

" Je pense que nous n'avons plus le temps de tergiverser, de toute façon, fit Kerun. Sinon nous arriverons trop tard. J'en suis. Taliesin en est. Qui d'autre ?
— Moi aussi, dit Guéric.
— Et moi." ajouta Arion.
Ybarra et Sedanius se dévisagèrent à nouveau.
" Je viens avec vous, moi aussi." dit finalement la demi-elfe.
Kerun lui sourit.
" J'aimerais venir également, intervint alors Deverell, qui était revenu.
— Il n'en est absolument pas question, dit Kerun.
— Je connais ce gosse, je voudrais pouvoir l'aider...
— Et un grand paladin de Lathandre ne va pas s'introduire dans un Temple de Baine. Nous avons assez d'un gamin à exfiltrer sans devoir venir à votre secours en plus.
— Je pourrais faire diversion.
— Et vous faire tuer.
— Si cela sauve l'enfant, quel est le problème ?
— Non. Fin de la discussion."
Les yeux du paladin flambèrent de colère mais l'agent secret lui retourna un regard tout aussi meurtrier, et c'est l'ancien esclave qui flancha le premier.

Kerun avait remporté une victoire, assurément. Mais la guerre... C'était une autre histoire. Qui sait si, avec le tempérament enflammé propre aux paladins, Deverell ne déciderait pas de les suivre malgré tout sitôt qu'ils auraient le dos tourné ? Et même sans cella, il trouvait l'échange trop rude à son goût. Aussi s'approcha-t-il du Luménien.
-J'imagine à quel point ne pas nous accompagner est difficile pour vous. Cependant... Si vous vous faites capturer, tuer ou même simplement repérer, les Bainites vous identifieront très facilement, et toute notre mise en scène d'hier tombera à l'eau. Cela risquerait de sonner le glas de l'organisation toute entière. Et de vous empêcher de rejoindre la commanderie qui a tant besoin de vous.
Il se fit très sérieux. Solennel, même.
-Nous ferons tout notre possible pour sauver l'enfant. Vous avez ma parole d'honneur. Et vous savez qu'on peut s'y fier.

Il acquiesça douloureusement.
" Je sais que vous avez raison mais... à cause de moi, vous devez vous passer d'un bateau, d'alliés précieux... Je suis... J'étais paladin. C'est difficile pour moi de rester à ne rien faire alors que vous me donnez tant."
Il secoua la tête.
" Mais je comprends. Je ne suis pas taillé pour les infiltrations discrètes et je risquerais d'être rapidement repéré... Même si on altérait mon apparence, comme la vôtre... Cela ne me donnerait pas vos compétences. C'est juste... insupportable."
Kerun examinait à nouveau le plan, mais il était manifeste qu'il écoutait ce qui se disait.

-Ne vous en faites pas pour le bateau : c'est une opportunité de mettre à l'abri plusieurs personnes. La situation de la Réunion est précaire, la moindre erreur peut entraîner sa chute, et si les Mélandiens effectuent une descente ici avant votre départ, Eliott, Calliope et les enfants retomberont entre leurs griffes. Pour le reste... Je comprends ce que vous éprouvez. Je ne suis pas paladin, mais j'en serais pourtant malade si je devais rester en arrière.
Il esquissa un sourire.
-Essayez de penser à tout le bien que vous ferez une fois rentré sur Hélonna. Le règne de Morféa a décimé les rangs de vos pairs, et plusieurs autres sont tombés lors d'une opération postérieur. Vos compétences martiales arriveront à point nommé pour éliminer maintes menaces, et vos talents d'instructeur assureront l'avenir de la commanderie.

" Vous avez raison, c'est à cela que je dois penser avant tout. J'ai encore des choses à faire et la commanderie a besoin de moi."
Il pinça les lèvres, acquiesça.
" Je vais peut-être... aller me reposer un peu. Vous entendre planifier alors que je dois rester en arrière... Ça ne me fait pas de bien."
La porte s'ouvrit alors derrière eux sur Ombeline et une petite Léontine éberluée, qui scrutait l'environnement autour d'elle comme si elle n'avait jamais, de toute sa vie, contemplé pareil endroit. Elle eut un léger recul en apercevant le clerc de Talona, mais ses yeux déjà agrandis s'écarquillèrent encore davantage lorsqu'elle aperçut Fulgence. Celui-ci demeura figé une seconde, puis les deux enfants se ruèrent l'un vers l'autre et s'étreignirent avec force. Ombeline s'essuya le coin de l'oeil du bout des doigts, mais en réalité, il n'y avait pas un regard sec dans l'assemblée, et tous les adultes souriaient. Le seul qui conservait une mine revêche était Ortwin, les bras croisés, toisant la scène avec un vague mépris. Mais le barde pouvait deviner qu'il ne s'agissait que d'une façade.

Ému comme tous les autres, l'elfe observa quelques instants l'attendrissant spectacle. Puis, se rappelant que le temps pressait cruellement, il se dirigea vers le petit voleur des rues.
-Ortwin, tu nous a déjà rendu un immense service en nous parlant de cet enfant, et nous t'en sommes tous profondément reconnaissants. Mais j'ai encore une ou deux questions à te poser, si tu veux bien... Et si tu en as déjà parlé aux autres, j'en suis désolé... Voilà : à quoi ressemble-t-il ? Comment est-il habillé ? Connais-tu son nom ? Si les Bainites détiennent plusieurs gamins, nous ne devons pas commettre d'erreur...

" Il s'appelle Baptiste, il a dix ans, il a les cheveux châtains, les yeux clairs." dit Kerun.
Ortwin lui décocha une grimace.
" Ouais, c'est ça. Il a une belle petite gueule, avec les cheveux un peu longs. Bon, ils étaient passablement crados, quand je l'ai vu. Il a l'air assez grand, mais j'ai pas bien vu, il pouvait pas se mettre debout dans la cage. Il portait des vêtements vraiment sales, déchirés... Impossible de dire leur couleur. Bruns ou gris, ou j'en sais rien... J'ai pas vu s'il avait une marque ou quoi.
— C'est le fils unique d'une paladine, Filippa de Respelm. Nous avons perdu sa trace dès qu'il est arrivé en terre mélandienne. Je ne me souviens pas de grand chose à son sujet.
— C'était un chouette gosse, avec beaucoup d'humour, intervint Deverell d'une voix sourde. Il mettait beaucoup d'ambiance à la commanderie... Un peu trop parfois. Il a eut, une fois, le tibia brisé par un coup de sabot. C'était une fracture ouverte... Il lui reste une vilaine marque sur la jambe gauche, à l'endroit où l'os a percé."

-Merci, Deverell : c'est typiquement le genre d'information qui nous aidera non seulement à le reconnaître, mais aussi à gagner sa confiance. Et ce sera nécessaire : s'il ne coopère pas, s'il nous prend pour des ennemis, la tâche sera encore plus compliquée. Bref, si vous en avez d'autres, je suis preneur !
Puis, à Ortwin.
-Merci à toi aussi. Tu nous a à peine rejoints et, déjà, tu te révèles être un informateur des plus précieux. Tu peux être fier.

Ortwin ne put s'empêcher de sourire, même si Taliesin lisait dans son regard qu'il ne parvenait pas complètement à réconcilier l'apparence du vieux Talonite tatoué avec la voix amicale qui s'en échappait. Deverell haussa les épaules.
" Je ne sais pas ce qui peut être utile... Il vivait à la commanderie avec sa mère, mais il n'a pas entamé la carrière de paladin. Il s'entraînait parfois avec les plus jeunes novices, mais nous les prenons rarement avant dix ans, donc il avait plutôt tendance à aller cavaler dans les rues... Filippa l'avait inscrit dans une école du quartier, avec des gosses d'autres horizons... C'était le seul enfant de la commanderie qui ne soit pas un novice. Ce n'était pas toujours facile pour lui, je pense. Tout ça n'est probablement pas très utile..."

- Ça pourrait l'être. Ce sont là de petits détails qu'un espion mélandien, même bien informé, aurait eu beaucoup de mal à se procurer. Le gosse comprendra donc, au moins, que nous avons parlé à quelqu'un qui le connaissait vraiment.
Il fronça les sourcils, concentrés.
-Bon, il va falloir s'équiper... S'armer d'épées longues, peut-être, si l'on veut laisser entendre que des adeptes de Cyric sont à l'origine de l'opération. Hum, et pensez-vous que je puisse emporter le pipeau ? Ou est-ce vraiment trop risqué de faire entrer un artefact lathandrite dans un sanctuaire bainite ? Je ne sais pas s'ils ont des moyens de repérer de l'énergie divine provenant d'une autre déité...

" Je ne pense pas qu'ils le percevront avant que tu t'en serves, dit Ybarra.
— De toute façon, nous allons masquer toutes les auras, intervint Kerun. Les vôtres et pourquoi pas celle du pipeau ?
— Je peux m'en occuper, acquiesça Sedanius. Mais vous êtes beaucoup...
— Arion, Guéric et moi-même n'en avons pas besoin. Il reste Ybarra, Taliesin, le pipeau.
— Alors c'est sans soucis.
— Mais si tu t'en sers, l'énergie qui s'en dégagera sera fatalement révélatrice, reprit Ybarra à l'intention du barde.
— Il faudrait essayer de réserver son usage pour les égouts, en somme." fit Arion avec un haussement d'épaules.
Kerun opina du chef.
" Bonne idée pour les épées longues. Il faut réfléchir à l'opportunité de nous changer. Avec tes nippes de Talonite, tu n'es pas exactement le plus discret des hommes.
— Je peux toujours lever l'illusion, proposa Ybarra.
— Une illusion, trop cool ! s'exclama Ortwin.
— Moi je serais pas contre, personnellement." remarqua Guéric.

Il sourit au gamin.
[color=#FFFFF66]-Tu ne vas pas aimer ma vraie apparence. Car, en réalité, je suis un ogre.[/color]
Il refit face à Ybarra.
-J'aurais préféré que nous attendions le retour de notre matrone drow préférée, afin que vous conserviez intactes vos réserves magiques. Cependant, comme elle peut revenir dans cinq minutes comme dans deux heures...
Enfin, il baissa les yeux sur Guéric.
-Tu ne crains pas que ta jambe de bois te pose problème, si nous devons cavaler dans les couloirs et crapahuter dans les égouts ? Il faudra à minima nouer un pan d'étoffe au bout, pour qu'elle ne fasse pas trop de bruit...

" J'ai pris le pli... Oui, il y a le bruit, mais c'est le seul souci... dit Guéric.
— On devrait pouvoir t'arranger ça facilement, ajouta Sedanius avec un haussement d'épaules.
— Nous ne pouvons pas attendre le retour des autres, fit Kerun, bras croisés. De toute façon, cinq personnes, c'est le maximum que nous puissions engager dans cette action. Au-delà, nous prendrions des risques que je me refuse à vous faire courir."
Arion gloussa, puis transforma son rire en toux.
" Je vais dissiper, comme ça, les pouvoirs d'Ybarra seront intacts." intervint Aliosha, restée silencieuse jusque là.
Sur ce, elle se mit à incanter et une seconde plus tard, l'illusion était levée. Ortwin demeura transfiguré.
" Un elfe du soleil, ouah ! fit-il.
— Et un halfelin ! Regarde ! Un super halfelin !"
La petite Léontine qui était restée près de son frère et d'Ombeline, dans un coin de la pièce, semblait tout aussi ébahie par la transformation.
" Bon, Guéric, je veux te parler. Sedanius, je veux te parler. Les autres, allez vous préparer."
Le marin unijambiste ne put s'empêcher de singer l'agent secret avant de se diriger vers lui.

Sans perdre un instant, le barde se dirigea vers sa chambre où il n'avait à récupérer, en fin de compte, que le seul pipeau. Il passerait ensuite par la salle des costumes : puisqu'il devrait désormais arborer sa véritable apparence, il lui fallait un manteau ou une cape à capuchon, afin que ses traits soient en permanence plongés dans l'ombre. Ceci fait, il redescendrait : la Réunion disposait probablement d'une armurerie où il pourrait prendre une épée longue. Il aurait aimé revêtir une cotte de mailles, également. Toutefois, ce n'était pas l'idéal pour une infiltration. Sans doute s'en passerait-il donc.

Une fois le pipeau en poche et un manteau acceptable sur le dos, Taliesin retrouva Elliot dans la pièce voisine, où se trouvait l'arsenal de la Réunion. Il était en réalité dissimulé au milieu d'un fatras anodin, de fournitures diverses. L'agent luménien lui dégota une épée longue de bonne facture, bien entretenue et d'un poids raisonnable, puis lui proposa une armure de cuir renforcée, souple et bien coupée, qui disparaîtrait aisément sous ses vêtements et ne le gênerait en rien dans ses mouvements. Ils disposaient de quelques cottes de mailles, mais elles étaient lourdes et aucune ne correspondait au gabarit léger de l'elfe. Guéric ne tarda pas à le rejoindre pour fouiner dans les lames courtes. Il avait revêtu lui aussi une protection de cuir sombre, sans doute personnelle.

Une fois paré - il avait complété son équipement par une dague effilée -, Taliesin demeura immobile, attendant que Guéric soit également prêt.
Il le regretta très vite.
Car, profitant de ce bref moment d'oisiveté, l'inquiétude vint le tarauder, et l'énormité de ce qu'ils s'apprêtaient à tenter lui apparut dans toute son ampleur. Ils allaient essayer d'exfiltrer quelqu'un du temple de Baine, un lieu dont toute personne sensée préférait se tenir éloignée. S'ils échouaient, ce n'était pas seulement leurs vies qu'ils risquaient : si l'un d'entre eux était capturé, et s'il ne s'agissait pas de Kerun, les secrets de la Réunion seraient dévoilé, avec toutes les conséquences que cela impliquait.
Le doute, aussi, s'insinua en lui. Avait-il le droit de prendre tant de risque, alors qu'il lui restait à sauver Galathée et l'enfant qu'elle portait ? Ne valait-il pas mieux qu'il reste en arrière ?
La réponse aux deux questions semblait évidente : oui, il n'avait pas le droit ; oui, il vaudrait mieux.
Il irait, pourtant. Parce qu'il ne supporterait pas de rester les bras croisés tandis que des monstres s'en prendraient à un innocent. Parce qu'il ne pouvait laisser passer cette nouvelle chance d'expier en partie ses crimes d'antan.
Galathée comprendrait.
Du moins l'espérait-il.

Ils rejoignirent Kerun, Ybarra et Arion dans la salle commune. L'elfe des bois terminait de s'entretenir avec Sedanius, et il sourit aux deux derniers arrivés. Ils formaient un assemblage pour le moins hétéroclite : trois elfes de sous-race différente, un halfelin, une demi-elfe. Hétéroclite et problématique : ils ne passeraient pas inaperçus dans les rues mélandiennes.
" Nous allons nous séparer pour nous rendre jusque là. Taliesin et Guéric, vous irez avec Ybarra. Je vais avec Arion. Nous nous retrouvons derrière le Temple de Kossuth. Prenez des chemins détournés. Ne marchez pas ensemble. Arion et moi passerons par les toits."
Sedanius s'approcha.
" Sedanius va masquer vos auras, à présent. Ensuite, nous irons. Des questions, des réflexions, des suggestions ?"

Taliesin s'apprêtait déjà à secouer la tête lorsqu'une pensée le traversa, brusque, glaciale.
-Est-ce que chacun d'entre nous ne devrait pas disposer d'une dose de poison, afin de s'éliminer au cas où la capture paraisse inéluctable ?
Il chercha le regard de l'agent secret.
-Au Refuge, j'ai été torturé à peine une poignée de minutes, mais cela m'a suffit pour comprendre que si l'on m'infligeait une séance en bonne et due forme, je lâcherais tout ce que je sais.
Il grimaça.
-Malheureusement, les Bainites sont probablement en mesure de nous ressusciter...

Kerun soupira.
" Je vais te fournir ça. Je pense que les autres sont équipés."
Guéric, Ybarra et Arion acquiescèrent.
" Mais nous ne serons pas pris. Aucun d'entre nous. Et nous sortirons le gosse. Avant de partir, prenez le temps de regarder le plan une dernière fois et d'en mémoriser les points importants."
Guéric retourna vers le parchemin déployé sur la table, tandis que Sedanius incantait devant Ybarra. Kerun prit Taliesin par l'épaule et l'entraîna à l'écart.
" Tu n'es pas obligé de venir."

-Je sais. Mais je viens quand même.
Profond soupir.
-Ce séjour à Mélandis est sans doute pour moi la dernière occasion de me rendre utile. La dernière avant quelques décennies, dans le meilleur des cas. Alors, je compte bien en profiter au maximum. Et puis... Tu es au courant des crimes perpétrés par le Monstre. Tu comprendras donc que je sois particulièrement sensible au genre d'abomination qui risque d'avoir lieu, que je ne puisse rester en arrière tandis que d'autre essaient de l'empêcher.
Pâle sourire.
-J'ai pensé à ma compagne, évidemment. Mais même s'il m'arrive quelque chose, il y aura encore des gens pour la sauver, ici. Des gens bien plus compétents que moi. Par ailleurs, ce n'est pas comme si nous aurions pu couler ensemble des jours heureux une fois revenus sur Hélonna.
Il se redressa.
-Bref, je viens.

Kerun grimaça, parut sur le point de dire quelque chose, puis se contenta de presser doucement l'épaule du barde.
" Merci, dit-il simplement. Mais nous allons y arriver."
Il lui prit la main, lui ouvrit la paume et y déposa deux petites boules grises, à peine plus grandes qu'un ongle.
" Il n'y a pas d'hésitation possible. Une fois en bouche, l'effet est fulgurant. Certains de tes organes se liquéfieront. C'est douloureux mais très bref. Et surtout, cela rendra un rappel à la vie simple impossible. Souviens-toi cependant des enseignements de Lathandre, même si tu n'es pas de ses suivants. Une situation n'est pas forcément désespérée, même si tout l'indique. Et si tu étais pris sans pouvoir te supprimer : laisse-toi torturer un peu avant de lâcher le morceau. Mais ne lâche pas la vérité. Lâche ce qui leur fera plaisir. Implique les Cyriciens, ou le maître du gamin, improvise. Tu es un bon parleur. Tu y arriveras."
Un sourire embarrassé revint sur ses traits.
" Mais nous allons sauver le gosse, comme nous avons sauvé le paladin. De cela, nous ne devons pas douter."

Il rendit son sourire au Luménien.
-Oh, je ne doute pas vraiment. Simplement, j'essaie de prévoir toutes les éventualités. Comme j'ai une facheuse tendance à nuire à ceux qui m'entourent, savoir que j'ai de quoi éviter pareille catastrophe contribue à me rassurer.
Il lui rendit son sourire, rangea les deux petites boules dans une poche intérieure aisément accessible et s'en fut examiner les plans, afin de les graver autant que faire se peu dans sa mémoire.

Sedanius soumit ensuite Taliesin et son pipeau — séparément — à son sortilège. Ils se préparèrent ensuite à sortir, Guéric, Taliesin et Ybarra par devant, les deux autres par le côté. Il n'y eut pas d'effusions au moment des adieux. Guéric discuta un moment avec Aliosha, Sedanius étreignit brièvement Ybarra, puis ils se saluèrent, Kerun rappela à tout le monde que le bateau partait pendant la nuit, les capuchons des capes furent rabattus, et les deux groupes sortirent, direction le noyau occulte de la ville et ses nombreux Temples.

Il était anxieux. Très anxieux, même.
Certes, la veille, ils avaient remporté une éclatante victoire. Mais ils l'avaient préparée des heures durant, savaient quand et où frapper, combien d'adversaires ils leur faudrait affronter. Bref : ils maîtrisaient presque tous les aspects du problème. Ici, rien de tel : quelques plans, un enfant à sauver, la conviction qu'il fallait agir avant la nuit tombéer... Voilà tout ce dont ils disposaient. Et cette fois, ce n'est pas un riche Mélandien et sa petite escorte qu'ils s'apprêtaient à affronter : non, c'était une foule de Bainites. Dans leur antre, de surcroît.
Mais, au moins, ils avaient la possibilité d'agir. Il n'osait même pas imaginer ce qu'ils auraient éprouvé si, trop chamboulé par sa libération, Ortwin avait mentionné le sacrifice ne serait-ce que deux ou trois heures plus tard...
Impuissance. Désolation.
Mais ils pouvaient agir, donc
C'est sur cela qu'il fallait se concentrer. Sur la mission. Les doutes et les craintes ne feraient rien d'autre que le gêner...
Rester calme, posé, déterminé. Et garder en tête ces fameux plans qui, peut-être, leur sauveraient la mise.

Vers là...

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences