La Couronne de Cuivre

Le clerc parut déçu mais, en un instant, son sourire retrouva tout son éclat.
-Je vous comprend. S'occuper des enfants n'est pas toujours évident et, comme je vous le disais tout à l'heure, les volontaires qui avaient envisagé de me prêter main forte ont vite déchanté. Enfin, il n'est pas impossible que les bardes finissent par se décider à venir leur raconter des histoires... En attendant, j'avoue qu'un peu de renfort pour les heures à venir ne serait pas de refus. Néanmoins, ne vous sentez pas obligé de rester : vous m'avez déjà rendu un fier service en m'aidant pour la baignade, et je vous en suis infiniment redevable.

Albérich était un peu désolé d'avoir rembarré le clerc, mais il savait que s'il était trop gentil, il se retrouverait calé dans un rôle dont il n'avait pas envie, sans aucun moyen de s'en libérer. Ponctuellement, il lui donnerait sans doute un coup de main, mais il n'était pas question qu'il s'engage de manière formelle. Il n'avait lui-même jamais eu envie d'avoir des enfants et n'avait jamais supervisé les novices du Temple, même s'il donnait généralement un ou deux cours de matières religieuses, pointus et assommants. Sans doute était-ce lié à sa propre enfance, dont il n'avait aucun bon souvenir sur lequel s'appuyer. Bref, quelles qu'en soient les raisons profondes, il ne voulait pas se retrouver lié à ce genre de tâches ou de responsabilités, chronophages et extrêmement épuisantes.
" Je vous l'ai dit, je peux rester sans problème."
A bien y réfléchir, il trouvait un peu étrange que la communauté délègue ainsi quelque chose qui aurait dû échoir aux géniteurs de toute cette engeance. Une heure ou deux, soit, mais au-delà... C'était pour le moins généreux. Et Gabriel avait raison : manifestement très peu populaire.

-Écoutez, je vais voir comment ça tourne. Si je les sens d'humeur plutôt calme, je vous libérerai : je n'ai aucune envie de vous donner l'impression d'abuser de votre gentillesse. S'ils sont surexcités, en revanche, je le ferai malgré tout. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas trop rigueur, sachant que c'est exceptionnel, que cela ne se reproduira plus...
Sur ces mots, il s'éloigna pour vérifier que les enfants fraichement revenus de la baignade, les plus jeunes surtout, parvenaient à se réchauffer. Albérich eut dès lors tout loisir d'entendre Ruth dire qu'il était hors de question qu'elle aille se reposer.
-Faire sentinelle, c'est super, mais la lutte, j'adore ça ! Et j'en suis privée tous les jours...
-Ben, faut qu'on soit pas fatigués, pour monter la garde.
--Y en faudrait plus pour me fatiguer ! J'suis pas une mauviette ! Pis plus je me dépense, plus j'arrive à me concentrer après !

La discussion entre l'écuyer et son ex-Némésis contribua à rasséréner un rien le Luménien qui demeurait un peu penaud après son échange avec le Lathandrite. Si seulement il avait été cordonnier, chasseur ou forgeron, il n'aurait pas eu à se torturer pour se rendre utile. Tout ça, c'était la faute d'Hubert. Et la faute de Pernille. S'il n'avait pas écouté les sirènes du pouvoir, il serait tranquillement resté à Solarcis, et la vie aurait été bien moins compliquée. Ou peut-être pas. Peut-être était-il condamné à être un éternel insatisfait jusqu'à ce qu'Alaric ou Molwen aille frapper à la porte de Lathandre pour plaider sa cause. Superbe perspective. Et ruminations cent fois ressassées, inutiles.
Aussi accueillit-il la diversion avec soulagement. Ce que Ruth affirmait ne le surprenait en rien. De toute façon, contrecarrer ses plans et encourir sa colère épuiserait non seulement l'énergie de la gamine, mais celle de son adversaire en sus. Mieux valait ne pas tenter le diable.

Gustave et ses compagnons apportèrent bientôt une nouvelle fournée de thé et de biscuits. La troupe de Gabriel se précipita alors autour de la table, que lui abandonna celle d'Albérich. Ses membres semblaient hésiter quand à la conduite à tenir désormais, surtout les guetteurs qui devaient se douter que, pour eux, la récréation était quasiment terminée. Ce n'était pas le cas de Ruth, cependant : rien qu'à voir son expression, l'on devinait qu'elle entendait rester et que l'en dissuader ne serait pas une mince affaire.

Albérich ne fit rien de particulier : les enfants étaient bien capables de s'occuper entre eux le temps que leurs condisciples se nourrissent. Il s'écarta un rien, poussa un léger soupir et laissa son regard dériver sur la petite foule. Tous ces enfants embarqués dans le rêve de leurs aînés. Pour leur salut, il espérait que rien ne se produirait de fâcheux. Evidemment, c'était beau d'espérer... et ça ne menait à rien.
Il se demanda alors où se trouvaient tous les vêtements de rechange de cette bande de gamins drapés dans leurs couvertures et s'approcha de Gabriel.
" Peut-être que je peux donner le signal du rhabillage de ma moitié. Où sont leurs vêtements ?"

Le clerc resta bouche bée.
-Heu... Ceux qu'ils portaient sont en train d'être lavés, à moins qu'ils ne sèchent déjà. Quant à leurs tenues de rechange, et bien... Je crois que je me suis imaginé qu'ils viendraient avec, ou que leurs parents les apporteraient ici ensuite. Donc je ne m'en suis pas vraiment préoccuppé...
Il grimaça... puis, retrouvant son aplomb, sourit.
-Bah, ce n'est pas grave. Nous allons attendre un moment : peut-être lavandières ou parents finiront-ils par se manifester ? Si ce n'est pas le cas, vous ou moi ferons le tour des chariots pour récupérer les frusques.

" D'accord." dit le Luménien.
Cela paraissait effectivement le plus sage. Il avait du mal à comprendre que tous les parents aient oublié de fournir des vêtements de rechange à leurs enfants. Qu'il y ait un ou deux distraits, cela arrivait toujours, mais que le groupe entier ait fait l'impasse, c'était assez... inquiétant. Il battit en retraite vers son groupe.
" Bon, on dirait que personne n'a pensé au linge de rechange, donc... ceux qui sont vraiment pressés de retrouver des frusques, peut-être si certaines des sentinelles veulent aller se reposer... Il faudra vous balader en couverture jusqu'à vos pénates respectives. Pour les autres, et bien... Le feu brûle bien, vous êtes globalement décents... Nous verrons ce que l'avenir nous réserve. Enfin... vous réserve."

La question fut réglée par l'apparition subite de soldats chargés de frusques : Robert avait pensé à ses sentinelles... Bon gré mal gré, une fois rhabillées, celles-ci durent donc quitter la cantine, y compris Ruth qui ronchonna copieusement mais qu'Alban tenta de résonner. Gabriel les regarda s'éloigner, un peu désolé, non sans avoir au préalable demandé à l'un des gardes s'il lui serait possible de prévenir les parents que leurs enfants avaient besoin de tenues de rechange. Il fut exaucé et, vingt minutes plus tard, toute la marmaille, correctement vêtue, put débuter les exercices de gymnastique. Il apparut rapidement que le Lathandrite s'en sortait très bien tout seul et, profitant d'une pause, il vint trouver Albérich pour lui dire qu'il pouvait partir, s'il le souhaitait.

Le Luménien demeura cependant dans la tente, observant les prouesses des gamins d'un oeil distrait. Il n'avait rien de particulier à faire, de toute façon, et on ne savait jamais à quel moment un gamin allait se tordre la cheville. Mais au bout d'une petite demi-heure, il fit signe au jeune clerc — seul avec une centaine de gosses, il était impressionnant d'autorité — et s'esquiva. Peut-être certains adultes avaient-ils commencé à profiter de l'étang, et il n'avait pas l'intention d'attendre la nuit et la chute des températures pour procéder à ses ablutions.

Si la température n'avait pas vraiment baissé, il était en revanche indéniable que le soleil s'était rapproché de l'horizon, peut-être plus qu'Albérich ne l'aurait cru : la nuit tombait tôt, en cette saison, et cela ne ferait qu'empirer au fil des jours. Conscients que le temps était compté avant que les ténèbres ne surgissent, une bonne partie de la communauté s'était dirigée vers l'étang sitôt que la marmaille l'avait déserté : à une extrémité, on faisait de la lessive, à l'autre, on se baignait, et le Luménien remarqua même plusieurs personnes s'essayant à la pêche, à demi immergées, épieu en main.

Puisque tout le monde s'y était mis, le Luménien décida de passer également à l’action. Il regagna le chariot de l'académie, dans l'idée d'y glaner une tenue de rechange et une serviette. En entrant, il trouva Hubert, assis dans la pénombre, qui lisait toujours son bouquin, l'air concentré. Il s'était arrangé une espèce de nid de coussins qui paraissait bien confortable... mais qui allait désormais immanquablement puer le cheval.
« Tu arrives à lire avec si peu de lumière ?
— Ça va, fit le paladin en relevant les yeux.
— C'est intéressant ?
— Je sais tout sur les Amphisbènes, les Anguilles Draconiques, les Brumes Glacées Vivantes, les Craquelots et les Diablotins des Marais, pour n'en citer que quelques uns.
— Jusqu'à la lettre D, en somme.
— J'ai même pas terminé la lettre D. Il me reste le Drake vaseux et le Draqueterre des Marais. Misère. Autant dire que je n'en suis nulle part. »
Il soupira, s'étira et se permit un bâillement.
« Et toi ?
— Je vais aller me laver. Avant la nuit. Tu devrais faire la même chose, avant de reprendre ton service.
— Oh, non, je crois que je n'ai plus le temps... Je me laverai après mon tour de garde. »
Albérich s'assit sur un des bancs qui longeaient les parois du véhicule.
« En parlant de ça. J'ai cru comprendre que tu avais réquisitionné Gabriel pour ce soir.
— Effectivement. »
Hubert paraissait vaguement soupçonneux, comme s'il s'attendait à une critique ou un piège. Le Luménien sourit doucement.
« Il m'a dit que vous manquiez d'yeux pour scruter la nuit. Je dois avouer que je ne me serais pas proposé il y a trois jours, mais je commence à... souffrir de mon oisiveté. Alors si je peux me rendre utile...
— C'est gentil, mais ce n'est plus nécessaire. Nous avons toutes les personnes dont nous avons besoin. Mais je retiens ta proposition, au cas où… C'est vraiment gentil en tout cas. »
Albérich le scruta, un peu interdit. C’était sorti vraiment vite, sans qu’il ait eu l’air de réfléchir.
« Tu es sûr ? Ça ne me gêne pas. Je pourrais sans problèmes me reposer pendant la journée. Et j’ai l’habitude des courtes nuits.
— Je suis sûr, Albérich. Bon, hum. Va te laver, sinon le soleil sera parti et il fera caillant. »
Il referma son livre.
« Je vais venir avec toi, d'ailleurs. Pour relever Robert. Il est temps. »
Le paladin le prit de vitesse et sortit du chariot, laissant le Luménien éberlué. Il finit par hausser les épaules. Sans doute Hubert voulait-il conserver son jardin secret… ou du moins, il espérait que c’était la raison de cette démonstration imprévue.

Une fois à l’extérieur, les deux hommes repartirent vers l’étang. Hubert ne laissa pas le temps à Albérich de relancer la conversation, l’interrogeant sur ses activités de la fin de journée, que le Luménien lui résuma brièvement. Ensuite, tandis que l’ancien clerc rejoignait les baigneurs, le paladin se mit en quête de son supérieur.

Le chevalier, qui se trouvait toujours en bordure du camp, se para d'une expression sévère en l'apercevant.
-deux heures se sont écoulées, messire de Maleval, alors que nous avions convenu que vous me relèveriez au bout d'une heure et demie. C'est une faute impardonnable.
Un large sourire illumina alors ses traits.
-En réalité, je n'ai pas mesuré le temps. Mais je suis ravi de vois voir revenir : le soleil n'est pas encore couché, je vais donc pouvoir faire un crochet par l'étang avant de retrouver les autres conseillers. J'espère que Frida sera en mesure de me donner des informations sur le point de la route où nous bivouaquerons, demain. Ensuite, vous et moi pourrons réfléchir à la meilleure manière de nous organiser : peut-être sera-t-il possible de mettre deux chariots côte à côte ? Enfin, nous verrons. Oh, sinon, aucun incident à signaler. Juste un gamin dans des vêtements trempés qui, pour une obscure raison, a voulu aller se planquer hors de nos limites.

Hubert grimaça à la mention du gosse trempé. Cela ressemblait très fort à l'énergumène dont Albérich lui avait parlé : le Luménien ne serait sûrement pas ravi d'apprendre que le gamin avait tenté de fuir dans les marais. C'était quand même très bizarre. Il ne put s'empêcher de songer aux feux follets télépathes et aux guenaudes métamorphes, l'esprit encore empli de créatures retorses. C'était ridicule, cela dit, et il souhaita à Robert de bien profiter de sa pause (bien qu'elle serait, il le savait, dévolue à un énième réunion du conseil) avant d'envoyer un message sonner le rappel de son propre groupe de soldats pour procéder à la relève. Le renfort d'Edgar, des chevaliers, des mercenaires, aiderait à ce que les choses se fassent rapidement.

Ses troupes ne tardèrent ni à se présenter, ni à prendre leur place, et les deux heures de garde s'écoulèrent, paisibles, sans qu'aucune créature des marais ne se manifeste, sans qu'aucun colon n'essaie de quitter le bivouac. En revanche, les ténèbres, elles, commencèrent à s'avancer, lentement, insidieusement : les ombres s'allongèrent, le soleil se rapprocha de l'horizon, le monde se para de teintes mordorées puis purpurines... Il allait être temps, bientôt, de mander la première moitié des sentinelles : la nuit ne tarderait plus.

Quand l'heure fut venue, Hubert envoya quelques messagers mander les sentinelles. Il n'avait malheureusement pas eu l'occasion de rediscuter du dispositif avec Robert, mais avait l'intention de le reproduire plus ou moins, à la seule différence que les patrouilleurs circuleraient désormais par deux, pour éviter que l'un d'entre eux se perde dans la broussaille sans que personne n'en sache rien. Quant aux deux adolescents punis, il avait l'intention de les placer sous la surveillance de deux adultes non humains. De la sorte, ils guetteraient, mais s'ils s'endormaient ou se révélaient ingérables, au moins la sécurité de leur campement ne serait-elle pas compromise.
Tout en regardant l'équipe déjà rodée se mettre en place, il se demanda ce qu'il en était de leurs projets de n'être pas de garde, Robert et lui, cette nuit-là, histoire de se réserver pour la suivante. Décidément, ils demeuraient globalement... désorganisés. Ce qui n'était peut-être pas complètement une surprise, mais restait un peu problématique. Sans doute le chevalier ne tarderait-il pas à faire son apparition, de toute façon. Et d'ici là, Hubert ne pouvait pas quitter son poste.

Ce fut Robert qui lui amena leur deux recrues, lesquelles, naturellement, ne s'étaient pas présentées d'elles-mêmes. Il s'agissait de deux garçons qui n'avaient guère plus de douze ans et qui, s'ils se gardaient de trop fanfaronner en présence du chevalier et du paladin, paraissaient malgré tout prendre à la légère la mission qui leur était échue.
-Voici nos deux valeureuses recrues, annonça le conseiller. Je suis certain qu'ils constitueront des renforts appréciables. Je vous laisse le soin de les affecter quelque part. Pour le reste, Mathias a accepté d'assurer la supervision à ma place, cette nuit, et je pense que ce serait une bonne idée que vous désigniez l'un de vos officiers pour faire de même. Ainsi aurions-nous un peu de temps pour discuter et, surtout, pour nous reposer, en prévision de ce qui nous attend demain.

" J'aurais préféré les en avertir plus tôt dans la journée, dit le paladin avec une grimace. Mais je vais les convoquer et voir si quelqu'un se sent d'attaque pour prendre mon relais... dans une heure ou deux, j'imagine, le temps qu'ils se sustentent et se détendent un moment... Je vous tiens au courant."
Hubert affecta ensuite les deux moqueurs aux postes qu'il avait prévus, les séparant bien évidemment, puis demanda à Ruth, qui bondissait déjà comme un cabri entre les feux naissants, de lui trouver Edgar, Louis, Etienne et Guillermo. S'il était bien quelqu'un de capable de les rassembler en un temps record, c'était elle. Il lui enjoignit cependant d'être polie, respectueuse, et de ne pas user de sa botte secrète si l'un d'entre eux rechignait à venir.

Après l'avoir assuré qu'elle ne se permettrait jamais d'user d'une telle technique envers des adultes - à moins d'avoir une bonne, une très bonne, une excellente raison -, la fillette, ravie d'accomplir pour lui l'une des tâches que l'on confiait ordinairement aux écuyers, s'empressa de détaler entre les chariots. Moins de cinq minutes plus tard, elle faisait sa réapparition, avec dans son sillage les chevaliers, le mercenaire et le sergent.
-Mission accomplie, m'sire ! lança-t-elle.
-Un souci, mon capitaine ? demanda Edgar.

Hubert était très embarrassé par la situation, mais il ne pouvait pas se permettre de se retrancher derrière ses hésitations.
" Je suis vraiment navré de vous convoquer alors que vous espériez tous en avoir fini avec votre journée, commença-t-il. Mais Robert et moi avons songé qu'il serait peut-être raisonnable d'être relevés cette nuit, afin de préparer la suivante. Je me demandais donc si l'un d'entre vous pourrait me remplacer pendant une partie de la nuit. Pas dans l'immédiat, bien sûr, je sais que vous devez manger, vous détendre et prendre vos dispositions. Mais si l'un d'entre vous se sentait la vigueur de veiller ensuite jusqu'au changement d'équipe, je lui en serais très reconnaissant. Je me rends bien compte que j'aurais dû vous en parler ce matin, cependant, et je comprendrais donc qu'aucun ne se sente suffisamment d'énergie pour le faire."

Le moins que l'on puisse dire, c'est que sa déclaration ne causa nul émoi, nulle indignation parmi les officiers. Au contraire : Guillermo déclara qu'il était payé pour assurer la sécurité de l'expédition de jour comme de nuit, Étienne qu'ils avaient profité d'un long répit dans l'aprs-midi, Louis qu'il n'était pas fatigué et Edgar qu'il serait heureux de rendre service. Dès lors, il ne fallut pas longtemps aux quatre hommes pour se mettre d'accord et pour faire une proposition au paladin : ils envisageaient de se partager le travail, de se relayer tour à tour, ce qui leur permettrait de ne guère empiéter sur leurs heures de repos et donc d'être au mieux de leur forme le lendemain.

Hubert était soulagé d'avoir des hommes d'une telle qualité à sa disposition, aussi s'empressa-t-il d'accepter leur proposition. Il prit néanmoins le temps de les briefer sur les sentinelles qui seraient sous leur responsabilité, attirant leur attention sur les plus fragiles d'entre elles, sur les plus solides, sur le dispositif de patrouilles. Il leur mentionna, sans entrer dans les détails, l'incident de la veille. Il leur recommanda d'envoyer quelqu'un le chercher au moindre doute, même s'il les assura de sa parfaite confiance, qui était réelle, d'ailleurs. Ensuite, il les congédia, leur laissant le temps de se préparer, et de manger, avant de passer le relais au premier volontaire. Cela lui permettrait aussi d'avertir les sentinelles du changement de leadership.

Encore une fois, la nouvelle ne suscita aucune réaction négative chez ses subordonnés. Hormis chez Ruth : certes, elle ne protesta pas, n'émit pas même un grommellement, mais l'expression qu'elle afficha suffisait largement à comprendre que l'idée de passer sous un autre commandement que celui du paladin ne la ravissait en rien. Pour le reste, tout était paré pour la nuit : les sentinelles, déjà restaurées, montaient la garde à leur poste ou effectuaient leurs patrouilles. Il suffisait désormais à Hubert d'attendre que l'un des officiers ce manifeste, ce qui se produisit une demi-heure plus tard.
-Me voilà ! dit Etienne en le rejoignant. Je prends la relève ! Vous pouvez donc aller rejoindre Robert et Frida qui vous attendent sur la place pour partager un repas et, si j'ai bien compris, discuter ferme de notre organisation de demain soir.

" Merci Etienne. Je vous souhaite une nuit tranquille."
Puis, sans se faire prier, le paladin battit en retraite vers l'intérieur du campement et la place où l'attendaient Robert et Frida. Il commençait à avoir un peu faim, la pause était bienvenue. Il les repéra installés à une table de fortune et se dirigea directement vers eux, prenant une place libre.
" Bonsoir, dit-il. Me voilà libre pour la nuit. C'est une sensation presque curieuse."

-Et trompeuse, je le crains, car nous avons tant de points à discuter que nous y serons sans doute encore à quatre heures du matin.
-Allons, nous serons tombés d'accord bien avant. C'est nécessaire, d'ailleurs, puisque s'octroyer une longue nuit de repos est un élément au moins aussi crucial que les décisions que nous avons à prendre.
Un jeune homme, qui avait sans doute guetté l'arrivée du paladin, vint leur apporter leur repas. Quant à la boisson, un pichet de vin et trois coupes se trouvaient déjà entre les convives.
-La première chose à voir, c'est si nous laissons la colonne en formation de marche, ou si nous tentons de mettre, côte-à-côte, deux lignes de chariots.
-Je pense que la route est assez large pour cela, et quelques sondages permettront de le vérifier. La zone a surveiller serait ainsi beaucoup plus restreinte mais, hormis mes confrères et les éclaireurs, sentinelles et autres patrouilleurs devraient prendre soin de ne pas s'éloigner des véhicules, sous peine de mettre le pied dans les marécages...

Hubert avait remercié le jeune homme qui les avait servis, puis avait écouté attentivement les premières paroles échangées.
" Je pense que c'est une bonne idée... Peut-être y aura-t-il moyen, si nous ne nous arrêtons pas trop tard, de voir si certaines zones hors piste sont sèches et praticables. Si chacun a le temps de bien examiner l'environnement sous sa garde et d'en évaluer les dangers potentiels, nous devrions pouvoir anticiper une partie des difficultés. Même si nous imposons une nuit blanche à toutes les personnes dotées de vision nocturne, nous resterons beaucoup plus exposés que d'ordinaire. Plus la surface est réduite, mieux c'est... Mais j'avais une question par rapport à la nuit d'après... Devrons-nous avancer longtemps pour gagner un lieu de bivouac à nouveau plus adapté, ou bien pouvons-nous nous permettre de nous arrêter tôt demain ? Je me dis que si nous en avons l'opportunité, préparer un peu notre campement, en piégeant les environs, par exemple, pourrait nous offrir un peu plus de protection..."

-C'est là l'unique aspect positif de notre situation : la distance jusqu'au prochain lieu de bivouac est trop grande pour être couverte en une seule fois, mais pas au point de donner lieu à deux journées complètes de trajet. Je dirais donc que la durée des voyages sera similaire à ce que nous avons connu aujourd'hui, voire un tout petit peu plus longue.
-Cela nous permettra ainsi de procéder aux préparatifs que vous suggériez, Hubert, ce qui est une bonne chose. Bon, avant d'en venir aux mesures de protection proprement dites, il nous reste une question à trancher : constituerons-nous une colonne passagers et une colonne matériel, celle-ci formant une sorte de rempart sur l'un des côtés, ou rassemblerons-nous tous les chariots des civils à l'avant, et les autres à l'arrière ?

Hubert fit la moue, puis goûta son vin.
" Je ne sais pas... J'imagine que ça dépend de si nous pouvons identifier un côté plus dangereux que l'autre. S'il y a un tertre ou un site de ce genre, j'imagine que la palissade de chariots de matériel à du sens, ou s'il y a une zone marécageuse particulièrement inquiétante... On peut aussi imaginer alterner les véhicules, mais ce sera le foutoir pour l'installation, sans parler du redémarrage le lendemain. Je ne sais pas bien. Vous devez avoir un avis sur la question, Frida."

-J'en ai un, mais pas très tranché, avoua la rôdeuse. Comme nous avons choisi un lieu de halte aussi éloigné que possible des cercles de pierres et autres monuments funéraires, comme les environs sont dangereux d'une égale manière, nous n'aurons pas de flanc plus menacé que l'autre : ils le seront pareillement. En revanche, rassembler les civils nous permettrait de concentrer nos forces autour d'eux, en cas de problème.
-Effectivement. Mais il ne faudra abandonner le train de bagages que si nous n'avons aucune autre solution : perdre des chevaux, des chariots, cela risquerait de s'avérer catastrophique.
-Je sais bien, et c'est pour cela que je n'ai pas d'avis tranché sur la question.

" On peut peut-être quand même rassembler les chariots les moins critiques à l'arrière de la colonne. J'imagine que vous avez emporté un peu plus que le strict nécessaire... On pourrait en parallèle transvaser le matériel le plus indispensable dans les chariots de logement, juste pour la nuit. Je crois qu'on devrait aussi envisager de dételer les chevaux de queue et de les ramener entre les véhicules, vers l'avant. Ces choses peuvent éventuellement s'organiser à l'avance. Une fois la cortège immobilisé en place, les animaux ne sont plus nécessaires et mieux vaut anticiper que devoir agir dans l'urgence."
Il croisa les bras.
" Une autre manoeuvre possible serait de mettre quelques chariots de matériel à l'avant de la colonne, comme barrage à quelque chose qui arriverait sur la route. Mais je sais qu'il y a peu de chances que d'éventuels intrus empruntent gentiment les voies prévues. Oubliez ça."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée