La Couronne de Cuivre

Ne pouvant pas vraiment résoudre ce mystère sans s'éloigner de la zone pour essayer de trouver d'autres points de résurgence et peut-être un écoulement à suivre, le rôdeur se mit plutôt à la tâche fastidieuse mais essentielle d'enterrer les ossements pour rendre l'endroit encore un peu moins sinistre. Il chercha à trouver un emplacement où la terre serait suffisamment meuble et où il ne risquait pas rencontrer les racines des grands arbres, quitte à commencer par nettoyer une partie des ronces étouffant le sol.

L'endroit idéal n'était pas facile à trouver. le sol était recouvert d'humus, dont la consistance était bien différente de celle de la terre mais qu'il pouvait creuser relativement facilement, pour peu de s'éloigner des racines. L'endroit où se trouvait la résurgence était justement pauvre en arbres : peut-être était-ce une ancienne clairière qui avait été envahie par les ronces -à moins qu'on ait volontairement, des années plus tôt, détruit les grands arbres pour détruire le bosquet. Il pouvait donc y enterrer certains ossements. Mais c'était trop près du ruisseau : il n'était pas question d'en enterrer trop.
Heureusement, il y avait une autre clairière, à quelques dizaines de mètres, exempte de racines, qui ferait parfaitement l'affaire. Il pouvait y enfouir une partie des restes. Il y avait également des creux, entre les racines de certains grands arbres, qui pouvaient accueillir les restes de menus animaux : il suffisait de les recouvrir d'humus ensuite.

Kasumi préféra se concentrer sur la plus grande clairière afin de regrouper, autant que faire se pouvait, les cadavres de tous les plus grands animaux et des humanoïdes. En les concentrant à un endroit, il pourrait ainsi ériger une sorte de stèle commémorative pour achever de leur rendre hommage. En outre, il ne voulait pas que de fortes pluies risquent à nouveau de découvrir les os s'il les enterrait trop près du ruisseau ou dans un sol trop meuble. Mais la tâche en serait d'autant plus longue et ardue aussi ne tergiversa-t-il pas davantage.

Hasard, chance ou destin, il put travailler toute la journée sans que nul ne vienne le déranger. Quelles que soient les créatures malfaisantes qui hantaient les environs, elles semblaient aujourd'hui se tenir à l'écart de l'endroit où il se trouvait. La forêt était d'un calme absolu, mais ce n'était pas le genre de silence oppressant qu'il avait connu les jours précédents. Non, c'était simplement de la quiétude. Les oiseaux pépiaient joyeusement dans les hauteurs, un coucou poussait son cri répétitif un peu plus loin, il aperçut même deux chevreuils venus l'observer avec curiosité. ce coin de nature était redevenu aussi paisible qu'il aurait toujours dû être.
Transporter les ossements jusqu'à la clairière, creuser, transporter d'autres corps, creuser encore, recouvrir de terre, puis recommencer... c'était un travail monotone, fastidieux, et incroyablement long. le sol n'était pas si meuble que ça : au-delà d'une certaine profondeur, il était difficile à travailler. Et lui qui espérait pouvoir rentrer plus tôt que d'habitude et chasser un peu... En réalité, il allait lui falloir choisir entre les deux : s'il voulait mener sa tâche à bout, il finirait après le milieu de l'après-midi ; s'il chassait, il lui faudrait un peu de temps, sans doute quasiment jusqu'au crépuscule, et il rentrerait après la tombée de la nuit.

Bien que recru de fatigue, il choisit cette seconde option, désireux de ramener un lièvre ou deux à Première Neige et autant à Martha pour la remercier de tous ses efforts les concernant, Sylvia et lui. Il espérait toutefois que cette dernière ne s'inquièterait pas trop de ne pas le voir rentrer avant la nuit comme il l'avait annoncé : la rôdeuse était bien placée pour savoir que certaines tâches - dans la forêt - étaient souvent soumises à des imprévus. Ce qui l'ennuyait davantage était qu'il devrait à nouveau s'en remettre à la chance dès le lendemain pour retrouver la piste de l'ancien bosquet, si toutefois il en restait plus qu'une prairie et la résurgence d'un point d'eau.

Il descendit le ruisseau vers le sud, à la recherche du lieu idéal pour se mettre à l’affût. Il n'eût pas à guetter longtemps pour voir surgir un lièvre, puis un second, qu'il abattit sans problème. Le troisième et le quatrième furent plus long à se laisser surprendre, mais il finit par remplir sa besace de viande fraiche.
Il rentra à la petite cabane alors que les premières étoiles apparaissaient dans le ciel devenu obscur. Première Neige, joyeuse, se précipita à sa rencontre. Elle allait mieux, suffisamment pour se permettre de petites escapades en forêt si elle le souhaitait, même si elle aurait encore bien du mal à chasser seule ou à se défendre contre d'éventuelles attaques. Pour l'heure, l'attrait de la viande fraiche était plus fort que sa joie de voir le rôdeur, aussi se précipita-t-elle sur les lièvres, cessant très vite ses démonstrations de reconnaissance.
Sylvia, elle non plus, ne multiplia pas les démonstrations d'affection, mais la raison était autre : le pli de son front indiquait que quelque chose l'inquiétait.

Et comme les émotions de Sylvia transparaissaient toujours clairement, il ne tarda pas à s'en inquiéter en l'entraînant doucement à l'écart :

- Est-ce que quelque-chose ne va pas, mon amour ?

Il avait posé la question avec sollicitude mais aussi une bonne part d'inquiétude : est-ce que cela avait avoir avec sa santé ou celle du bébé ?

" Non, ça va, commença-t-elle par protester. Ne t'inquiète pas..."
Elle le serra dans ses bras, posant la tête contre son épaule.
" C'est juste que je suis soulagée de te voir revenir... La forêt n'est pas sûre..."
Elle se dégagea, levant vers lui ses grands yeux verts, et ajouta, avec un soupir :
" Les bûcherons sont rentrés plus tôt que prévu. Il y avait des loups à proximité. Plusieurs. Ils sont inquiets."

Ce devait être - à n'en pas douter - ce qui rendait Sylvia si inquiète : la possibilité que les villageois leur demandent de partir voire se montrent agressifs envers eux. Restait que ce problème de loups devait effectivement être géré : jamais une meute ne s'approcherait aussi près d'une communauté humaine sans raison. Soit qu'elle ait été chassée de son territoire soit qu'elle soit contrôlé par quelqu'un ou quelque chose. Dans tous le cas, il devait enquêter, ne serait-ce que pour s'attirer les bonnes grâces des villageois. Il serra un peu plus son étreinte autour des épaules de la rôdeuse.

- J'en ai fini avec le point d'eau et ses ossements. Demain, j'irai voir Bertrand pour lui parler. Peut-être que je peux aider les bûcherons avant qu'il n'y ait d'autres blessés.

Sylvia acquiesça.
" Ils parlent d'organiser une battue. Pour essayer d'éliminer la meute, ou de l'affaiblir suffisamment pour la faire fuir. Ils m'ont demandé si tu les y aiderait. Je n'ai pas su répondre..."
Nouveau soupir.
" Je ne sais pas si c'est une bonne idée..."

Lui non plus n'en était pas du tout certain : une meute de loup avait une utilité dans la préservation des équilibres naturels, notamment parce qu'elle nettoyait les carcasses des animaux morts. Mais celle-ci s'était approchée trop près de la communauté et rendait les villageois beaucoup trop nerveux. Refuser de les aider dans leur projet pouvait les braquer et réduire à néant le peu de crédit qu'il avait difficilement glané jusqu'ici...

- Peut-être y-a-t-il mieux à faire : si on les laisse agir, ils abattront toute la meute sans discernement. Mais je peux me proposer pour y aller seul et voir ce que je peux faire... Essayer de découvrir ce qui les a poussé à s'approcher d'ici ou à fuir l'endroit où ils chassaient avant.

" Oui, je pense que tu devrais proposer ça, acquiesça Sylvia. Mais ils sont vraiment très remontés, tu sais. Si tu ne trouves pas rapidement de quoi les rassurer, ils passeront à l'acte... "
A nouveau, elle soupira.
" Mais est-ce que tu vas trouver le temps ? Tu dois aussi t'occuper de ce gland à planter... Tu as trouvé le bosquet, tu penses ?"

Le demi-elfe se massa les tempes, soudain très fatigué de devoir courir tant de lièvres à la fois sans aucune assurance que cela puisse le rapprocher de son objectif.

- Je ne suis encore sûr de rien : peut-être que le ruisseau n'était qu'une impasse. En tous cas, je ne sais pas encore où il mène. Mais m'occuper des loups est très important : je n'ai pas envie de nous mettre les villageois à dos.

Il y avait bien trop en jeu : leur sécurité, la possibilité de rester chez Martha. Celle d'emménager plus tard dans la cabane aussi...

" Oui, je comprends bien. C'est important de pouvoir continuer à agir si tu veux parvenir à ressusciter ce bosquet... Mais tu verras bien ce que te diras Bertrand quand tu iras lui parler demain."
Sylvia étouffa un bâillement, comme contaminée par sa fatigue.
" On ferait mieux de dormir je crois... tu as eu une longue journée. Mais donc ça veut dire que tu vas te lever moins tôt ! Une bonne grasse matinée, ou presque... ça peut que faire du bien !"

Il semblait pourtant y avoir beaucoup trop à faire pour se permettre de paresser. Pourtant, dormir une heure ou deux de plus ne pourrait que l'aider à penser plus droit et y voir plus clair dans cet écheveau d'attaques d'animaux sauvages, de chasseurs fous et de zones profanées.

- Tu as raison : je vais prévenir Martha que je me lèverai après l'aube demain matin, comme aujourd'hui.

Martha était déjà dans sa chambre, mais elle ne dormait pas et le remercia d'avoir pris la peine de la prévenir. Il ne servait à rien, en effet, de se lever avant le chef de la communauté.
Lorsqu'il revint dans leur chambre, Sylvia s'était glissée sous les draps, l'oeil vaseux, prête à s'endormir. Mais elle se glissa tout contre lui dès qu'il la rejoignit pour l'embrasser.
" Tu as ta tête des mauvais jours... mais ne te fais pas de souci, je suis sûre que tu vas réussir. Tu as la confiance de la Dame, tout de même, ça n'est pas rien !"

La remarque ne dissipa pas toutes ses inquiétudes mais lui rendit au moins le sourire :

- J'ai aussi la confiance de *ma* dame des bois et, ça, ça réchauffe vraiment le cœur ! Je ferai en sorte de ne pas te décevoir, ma belle.

Il poussa un soupir de bien être en passant un bras autour de sa taille et l'embrassa sur le front avant de souffler la bougie.

Sylvia s'endormit en quelques minutes. Il entendit sa respiration se faire plus régulière, plus profonde. dehors, il reconnut le cri d'une chouette, le grattement d'un rongeur dans le grenier, le souffle du vent par les interstices du toit. Puis il sombra à son tour.
Il se réveilla presque aussitôt que d'habitude, à en juger par la luminosité. mais l'impression était trompeuse : le bruit monotone de la pluie sur le toit indiquait que le ciel était couvert. Il devait être plus tard qu'il ne croyait. d'ailleurs, Sylvia bougeait également à ses côtés, prête à émerger.

Mais il ne se sentit pas oppressé par la nécessité de se lever en hâte : s'il avait dormi un peu plus tard, c'est que son corps en avait eu besoin et cela lui permettait - cerise sur le gâteau - de partager son réveil avec sa fiancée. Il remua sans pour autant brusquer cette dernière et vint déposer un baiser sur son oreille :

- Bonjour, belle Sylvia !

" Bonjour mon amour", lui répondit une voix embrumée.
Sylvia ouvrit des yeux vaseux et lui sourit dans la pénombre.
" Tu m'excuseras si je ne viens pas déjeuner... Rien que l'odeur me retourne l'estomac. Je vous rejoindrai un peu plus tard..."
Martha était déjà levée : il l'entendait s'affairer dans la salle voisine. L'odeur de thé et de pain chaud était des plus appétissantes... sauf pour la rôdeuse.

Kasumi était désolé pour elle et ces nausées qu'elle devait subir à chaque matin aussi répondit-il avec douceur :

- Bien sûr, prends tout ton temps, mon amour ! Si tu n'es pas levée tout à l'heure, j'irai voir Bertrand mais je reviendrai te dire comment ça s'est passé.

Il lui caressa les cheveux puis se leva, bien plus reposé que la veille et l'avant-veille.

" Fais comme tu veux. les bûcherons partent tôt, peu après l'aube. Il ne faut pas que tu tardes trop... tu me raconteras après ! File vite déjeuner".
La table était mise, le pain coupé, fromage, beurre et confiture à disposition. Martha lui servit un bol de thé dès qu'il arriva et mit des oeufs à frire, avant de s'enquérir de ses souhaits pour la journée : sans doute désirait-il un casse-croûte comme d'habitude ?

Kasumi suspendit cette décision à l'entretien qu'il devait avoir avec Bertrand : il imaginait effectivement partir seul toute la journée mais il ne pouvait pas totalement en être sûr :

- Bref, je me dépêche de finir de déjeuner puis je file le voir et je reviens vous confirmer le programme si ça vous convient !

Ce qu'il avait l'intention de faire, peu désireux de rater Bertrand et peut-être le départ d'une battue qu'il ne pourrait plus empêcher. Cela valait bien de sacrifier la quiétude du petit déjeuner.

Il trouva un petit attroupement d'une bonne demi-douzaine d'hommes devant le bâtiment communal, en train de discuter avec animation. Bertrand était du lot, bien sûr.
Les discussions s'interrompirent lorsqu'il l'approcha. Certains le lorgnèrent avec méfiance, mais Bertrand s'approcha d'un air affable.
" Si vous êtes ici, c'est certainement que vous avez eu vent des derniers événements, si je ne me trompe pas. Est-ce à dire que nous pouvons compter sur votre arc pour la battue que nous sommes en train d'organiser ?"

Kasumi répondit à l'expression affable du chef du conseil en le saluant courtoisement. Il prit le temps d'examiner les villageois pour compter combien étaient déjà armés et comment avant de répondre :

- Je viens effectivement proposer mon aide mais j'avais quelque chose d'autre en tête si vous êtes ouvert aux suggestions. Je sais bien que vous avez hâte de voir ces loups s'éloigner de vos maisons et de vos zones de coupes...

Il avait volontairement laissé sa phrase en suspens pour se laisser le temps de jauger l'accueil que la foule réserverait à son entrée en matière. Au moins avait-il cru bon de préciser qu'ils partageaient tous le même objectif sinon les méthodes.

Parmi ses interlocuteurs, la méfiance dominait, c'était évident. La plupart le lorgnaient avec circonspection, et même sa phrase ne sembla pas suffire à gagner leur assentiment. Il y en eut deux, néanmoins, qui acquiescèrent d'un signe de tête.
" C'est compréhensible, il me semble, ponctua Bertrand.
" Voudriez quand même pas qu'on les accueille, ces bêtes ?!" renchérit un autre.

Kasumi remercia une nouvelle fois Bertrand d'un sourire reconnaissant avant de répondre à la seconde remarque, pour clarifier sa position :

- Non, ces loups ne sont pas à leur place si proches de la lisière de la forêt. Mais, s'ils ne sont pas touchés par l'ombre, il reste d'autres solutions à envisager avant de se livrer à une tuerie. J'aimerais essayer de comprendre ce qui les amène si proche de chez vous. Cela me permettra peut-être de les convaincre de retourner au cœur de la forêt sans effusions de sang.

" Les... convaincre ?
- Parce que vous parlez aux animaux, vous ?
- Z'êtes druide, en vrai, pas rôdeur !
- Et vous comptez vous y prendre comment, pour les convaincre de partir ?
- Moi j'suis pour une battue... Leur montrer qu'on est plus forts, qu'ils sont en danger ici, pour les obliger à trouver un territoire ailleurs ! J'vois pas d'autre solution pour les... convaincre...
- Mais si vous avez le don de parler aux bêtes, faut surtout pas vous gêner pour aller taper la causette ! conclut le premier avec virulence.

Il fit à nouveau face au plus virulent des villageois, soucieux de désamorcer le possible conflit en s'attaquant directement à sa racine. Il lui répondit alors d'un ton qu'il espérait le plus conciliant possible :

- Je ne suis pas druide mais il y a plus d'une façon de communiquer avec les animaux. Et se montrer plus sauvages qu'eux n'amène jamais rien de bon. Comme avec cet ours de l'autre jour qui vous a attaqué uniquement parce que quelqu'un avait jugé préférable de le blesser. Ecoutez, je ne promets pas de réussir à régler ce problème mais laissez-moi au moins une chance d'y parvenir : vous n'avez rien à gagner à livrer une guerre contre la nature : elle n'est pas votre ennemie.

" Mais on ne livre pas une guerre contre la nature ! La nature, on n'a rien contre elle tant qu'elle nous cause pas d'ennuis !
- C'est juste contre ces sales bêtes. Enfin, vous imaginez bien, on ne peut plus laisser nos gosses jouer tranquille près des bois ! Il faut bien qu'on agisse ! On peut pas rester comme ça !
- Et vous proposez quoi, vous, au juste, comme solution ? intervint Bertrand d'un ton plus calme. Comment allez-vous vous y prendre ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde