La Couronne de Cuivre

Victor maugréa quand il essaya de le tirer du lit, le repoussant d'une main maladroite, avant d'essayer de se pelotonner sous la couverture, et de tomber de son hamac. Il grommela encore plus, assis sur son séant, se frottant l'épaule avec la mine froissée.
" Mais je dormais bien tranquillement... Pourquoi tu m'ennuies ?"

-Parce qu'aujourd'hui, tu es au service du capitaine : pour compenser au moins en partie le retard que tu lui a causé hier, tu accompliras toutes les tâches qu'il voudra bien te confier.
Il eut un geste en direction de l'échelle.
-Allez, habille-toi, va déjeuner puis... au boulot. Et sans rouspéter.

" Mais je vais rien comprendre de ce qu'il va me dire, rouspéta le petit garçon. Je vais sûrement faire des bêtises encore plus énormes que si je restais dans mon coin. Il sera encore plus furieux ! Il me gardera comme esclave sur son bateau pour les vingt années à venir ! Ça ne représente rien, pour lui, évidemment, vingt ans, mais moi c'est toute ma jeunesse qui va y passer !"

Bigre, quel bagou...
-Tant pis pour toi : il fallait y réfléchir à deux fois avant de ne tenir aucun compte de mes consignes.
Nouveau geste en direction de l'échelle.
-Maintenant, au boulot. A moins que tu veuilles que je n’aggrave encore ta punition ?

" Comment veux-tu faire ? grommela Victor en s'habillant. Tu veux déjà me céder à un type qui me déteste, qu'est-ce qui pourrait être pire ? Que je le fasse tout nu ?"
Il s'engagea sur l'échelle.
" J'espère que le petit déjeuner sera meilleur qu'hier, sinon je vais m'évanouir."

-Victor, attention, ou je pourrais bien décider de te prendre au mot et d'appliquer l'idée que tu viens d'émettre.
Il lui emboîta le pas.
-Désolé, je n'aime pas te punir mais là, je n'ai pas le choix. Tu dois comprendre que n'en faire qu'à ta tête à des conséquences pour les autres... et pour toi aussi.

" J'ai rien fait de mal, grommela-t-il en se dirigeant vers la casserole de gruau. Je suis juste allé sous les arbres. Avec toi, faut toujours faire attention à tout. A ce rythme-là, on voit rien, on fait rien, autant rester assis dans sa chambre toute la journée. Ça m'étonne pas que Baptiste soit si populaire, vu que lui, on dirait un gosse empaillé."

Taliesin sentit la moutarde lui monter au nez.
-Dois-je en déduire que tu te fiches complètement d'avoir mis le capitaine et son équipage en retard, alors qu'ils ont sans doute des délais à respecter ? Que peu t'importent les efforts qu'a dû déployer Nremyn pour nous retrouver et convaincre les dryades de nous libérés ? Que ça t'est égal que ton frère se soit rongé les sangs à cause de notre disparition ?

" Non, oh, non, ça va, j'ai pas dit ça. Mais pourquoi il imagine toujours le pire, aussi, lui ?"
Il soupira et secoua la tête, puis avala son gruau sans plus rien dire. Ensuite, la mine froncée, il attendit que le barde le conduise jusqu'au capitaine.

Il ne chercha pas à en dire davantage : le gosse était si têtu et si obtus, si absolument inconscient des risques qu'il leur avait fait prendre (sans Nremyn, les dryades auraient bien pu les gardes des semaines entières, sinon davantage) que cela n'aurait servi à rien. Il attendit plutôt qu'il ait fini de manger puis l'entraîna vers le capitaine, à qui il s'adressa en elfique.
-Si vous en êtes toujours d'accord, mon fils travaillera pour vous aujourd'hui. Au besoin, je lui traduirai vos consignes.

Voronwë baissa les yeux sur le gamin, puis revint au barde.
" Je n'ai pas vraiment besoin de son aide. Mais si vous voulez le punir... Il peut toujours briquer le pont. D'autant que la tache qu'a laissé le gobelin est toujours visible. Gaelin lui donnera le matériel."
Il reporta son regard sur la rivière.
" Nous n'arriverons que demain dans la matinée. Tous ces contretemps nous ont retardés."

Son embarras revint, plus fort que jamais. Et il songea qu'il faudrait sans doute, ensuite, aller tout droit à Vauxgrisants : ils ne pouvaient pas se permettre d'être absents de chez eux des mois durant...
-J'en suis vraiment désolé, capitaine, dit-il, sincère.
Puis il expliqua à Victor, en commun, à quelle sauce il serait mangé.

" Ne vous en faites pas." dit le capitaine, tandis que Victor s'éloignait à la recherche de Gaelin.
Il eut un sourire un peu désolé.
" Navré de vous le dire, mais pour nous autres, elfes... Une demi-journée, c'est un battement de coeur."

-Je sais bien. Mais...
Il jeta un regard en direction de Victor, revint au capitaine.
-Mais en l'occurrence, il s'agit d'une question de principe. Mon fils n'a tenu compte d'aucune de mes mises en garde, n'en a fait qu'à sa tête et son attitude, outre nous avoir mis dans une situation dont nous aurions pu avoir du mal à nous sortir, a eu un impact pour tous les occupants de ce bateau. Je ne peux donc laisser couler...

" Oh, mais je comprends la nécessité de la sanction, même si je doute de son effet sur... hum... un enfant humain, dit le capitaine sans cesser d'observer l'environnement. Je disais ça davantage pour vous... Ne soyez pas trop gêné de nous avoir mis en retard. Honnêtement, ça n'a pas grande importance. A part que je vous avais promis trois jours et qu'il en faudra quatre, bien sûr."

-Mais pour cela, je ne peux m'en prendre qu'aux événements ou à moi-même, et certainement pas à vous, répondit-il d'un ton plus détendu.
Il lui sourit, le salua d'un geste et s'éloigna. Mieux valait ne pas rebondir sur sa remarque concernant les humains : en ce domaine au moins, il semblait que Victor ait trouvé aussi têtu que lui.

Victor frottait le pont en maugréant, Baptiste et Cordélia triaient toujours leurs fleurs, et le ciel était clair, parsemé de nuages cotonneux. Une nouvelle journée au fil de l'eau s'annonçait, en espérant qu'elle soit tranquille, cette fois... La rivière redevint agitée, et pour la première fois depuis le début de leur périple, ils croisèrent un bateau venant en sens inverse. Emporté par le courant, beaucoup plus rapide que l'Ecureuil, il s'en fallut de peu pour qu'il cogne la barge elfe, mais Voronwë rangea son vaisseau contre la berge le temps qu'il passe. Ce qui ne l'empêcha pas de jurer à l'intention de l'humain décérébré qui s'était révélé incapable de guider son bateau convenablement...

Pour le coup, il ne pouvait lui donner tort : le capitaine de l'autre bâtiment était un exemple d'inconscience et d'égoïsme. Heureusement que Voronwë avait été prompt et habile, sans quoi, les choses auraient pu tourner mal.
L'incident terminé, il alla récupérer l'ouvrage offert par Tim et, installé en un point où il ne risquait pas d'être mouillé par des embruns, il entreprit de le lire. Il doutait de pouvoir beaucoup avancer mais... Ce serait toujours ça de fait.

Il put lire jusqu'à midi. L'atmosphère à bord était particulièrement tranquille, et ils se rangèrent à nouveau le long de la berge pour manger.
" Vu le retard que nous avons pris, cela ne sert à rien de nous presser, expliqua Voronwë alors que ses matelots installaient la passerelle. La dernière partie du parcours est très agitée et la négocier de nuit serait risqué. Alors nous allons nous arrêter tôt ce soir."
Nremyn descendit le premier à terre puis se tourna vers le barde.
" J'ai un marché à vous proposer."
Victor s'était écroulé dans l'herbe, épuisé. Baptiste, quant à lui, paraissait plein d'entrain.

-Un marché ?
Le moins qu'on puisse dire, c'est que la phrase avait piqué sa curiosité.
-De quoi s'agit-il ? demanda le barde en rejoignant Nremyn.

" Je vous emmène voir un phénomène qui devrait plaire à vos fils... A vous aussi, même si vous devez être un peu blasé, vu l'âge que vous avez... et en échange, vous nous faites un petit récital ce soir."
Il sourit.
" C'est honnête, non ?"

-Bien sûr que c'est honnête. Et si le capitaine donne son aval, je jouerai bien volontiers pour vous : je vous dois bien cela. Il faudra juste que je prenne un peu de temps auparavant pour répéter : en dehors de quelques morceaux particulièrement connus, je n'ai guère l'occasion de jouer de la musique elfique et il faudra donc que je répète un minimum...
Bon, cela signifiait qu'il allait devoir lever la punition de Victor. Mais sans doute qu'une matinée à récurer le pont était suffisante.

" Vous savez, dit Nremyn, suivant son regard, à partir du moment où il avait ramassé le gland, votre garçon était comme ensorcelé. Vous auriez pu lui donner le fouet ou le priver de son dessert préféré qu'il aurait quand même pénétré dans le bosquet. Je sais que vous détestez qu'on mette en lumière les différences entre nos races, mais elles ne sont pas purement cosmétiques. L'esprit des humains est beaucoup plus... malléable que le nôtre. Et ça n'a rien à voir avec l'éducation ou la culture. Les humains sont aux elfes ce que les chiens sont aux chats."

Bigre...
-Sans nul doute. J'avais néanmoins conseillé à Victor d'être prudent et ramasser ce gland, ça ne l'était pas. De surcroit, je le connais assez pour vous dire que même sans ensorcellement, il aurait fait fort peu de cas de mes consignes.
Il sourit.
-Mais je pense qu'il a été assez puni comme cela.

" C'est à vous de voir, vous êtes son père, après tout." dit le mage avec un calme sourire.
Gaelin avait fait partir un petit feu et bientôt, une marmite se mit à bouillonner sur la flamme. Dans un rare instant de relâchement, le capitaine Voronwë s'étendit dans l'herbe comme pour un petit somme. Baptiste fouinait sur les berges, à la recherche de quelque chose d'indéterminé. Victor avait fermé les yeux et sa poitrine se soulevait tranquillement.

Il observa un instant ce tableau puis refit face à Nremyn.
-Préférez-vous nous y conduire après le repas ou dès maintenant ? J'aurais une préférence pour le premier choix, pour que Victor puisse se reposer un peu, mais si cela risque de faire trop juste, aucun problème : il a de l'énergie à revendre.

" Oh non, nous irons ensuite. Il y a une petite trotte jusque là, mais Elros va rester en Rêverie un moment, je pense. Nous avons bien le temps."
Il tourna la tête vers Baptiste, qui ramassait des plantes.
" Votre aîné a du potentiel. Enfin... Je suis sûr que le cadet aussi, mais Baptiste, là, je le comprends. Il est encore un peu jeune, à l'échelle humaine, mais leurs vies sont courtes. Vous devriez être vigilant, si vous voulez qu'il développe ses affinités. L'université luménienne a bonne réputation."

Il acquiesça.
-Oui. De plus, comme le fils de l'un de mes amis espère bien y entrer sous peu, nous ne devrions pas tarder à avoir des informations provenant de l'intérieur...
Il sourit.
-Puisque Baptiste adore la cuisine, qui est somme toute une forme d'alchimie, nous lui avons offert de quoi procéder à quelques expériences, lors des fêtes de fin d'année. Ça lui a plu, et ses réactions depuis le début de ce voyage confirment vos impressions comme les miennes.

" Il y a autre chose, chez lui. Une aura particulière. Il ne renvoie pas la même chose que les autres humains. C'est comme une résonance, difficile à expliquer... d'autant que je suis loin d'être spécialiste dans ce genre de matière... Mais hier, quand je cherchais le bosquet des dryades, et qu'il était près de moi, j'ai perçu sa vibration... tout à fait étrange."
Il haussa les épaules.
" Enfin... Ça ne doit pas vous inquiéter. Je n'ai rien perçu de sombre."

Il sourit à nouveau.
-Cela ne m'inquiète pas : je sais parfaitement de quoi il s'agit. Mais pour l'heure, il tient à ce que cela reste secret et j'ai promis de n'en rien dire.
Un élu divin pouvait-il devenir mage ? Il devait avouer qu'il n'en savait absolument rien, quoique cela ne lui paraisse pas impossible...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...