La Couronne de Cuivre

" Nous avons été recrutés à Togoria, dit le centaure, circonspect. Mais le convoi est parti d'une bourgade au nord d'ici, à trois jours environ de marche en terrain difficile. Nous ne savons pas si le commanditaire était originaire d'ici, mais c'est bien ici qu'il a disparu, avec ses chariots. C'était clairement sa destination."

Cela ne signifiait pas pour autant que Champsdor soit leur résidence : ce pouvait être seulement celle de leurs clients.
-Connaissez-vous le nom du village d'où vous êtes partis ?
Il ne voyait pas trop quoi demander d'autre. Et il lui faudrait rapporter tout cela à Demetrius. Pour le reste... Son rôle s'arrêterait probablement là : l'affaire concernait les autorités locales et, n'ayant lui-même aucune attache ici, il se serait de toute façon avéré bien incapable de mener l'enquête.

" Sept-clés, je crois que les humains l'appellent. Les elfes ont un autre nom pour cette ville, mais je ne le connais pas. Nous n'y sommes pas réellement entrés : le rendez-vous était près d'une auberge hors des murs. Nous ne fréquentons pas les rassemblements humains et, comme vous pouvez sans doute l'imaginer, leurs cités sont rarement prévues pour des êtres de notre stature."
Il renifla.
" Ils sont arrivés un peu après nous, cependant. Et pas de Sept-Clés. C'était manifestement juste leur dernière étape avant de s'enfoncer dans les régions sauvages."

-D'accord. Je vais aller rapporter tout cela au clerc et je vous tiendrai au courant de l'évolution de la situation. D'ici là...
Il soupira.
-S'il vous plait, essayez de faire preuve de patience avec les bergers et les habitants de Vauxgrisants - il désigna le village, dans le lointain -. Eux ne sont pour rien dans l'injustice dont vous avez été victimes. Les seuls responsables sont vos commanditaires que nous allons nous efforcer de retrouver.

" Et que sommes-nous censés manger en attendant ? De l'herbe ?" railla-t-il.
Il jeta un coup d'oeil circulaire autour de lui.
" Les humains ont éliminé tout le gibier sauvage qui existait dans cet endroit. Il ne reste que leurs bêtes."
Sa longue queue noire chassa brusquement les mouches et son flanc fut traversé par un frisson.
" Nous ferons de notre mieux." dit-il cependant, étonnamment conciliant.

-Merci, dit-il, sincère.
Quelque part, il comprenait les centaures et leur était reconnaissant de leurs efforts.
-Comptez sur moi pour venir vous informer sitôt qu'il y aura du nouveau.
Et il s'apprêta à prendre congé, pour se rendre à novueau chez Demetrius.

Demetrius était en train de bénir un champ et il lui fallut attendre quelques minutes avant de pouvoir lui parler à nouveau. C'était désormais la fin d'après-midi, le soleil avait commencé à décliner. Le clerc fit la grimace en le voyant près de la barrière et le rejoignit.
" Vous avez des nouvelles ? Sur le maître de la caravane ?"

-Pas de nom, malheureusement. Mais un certain nombre d'informations tout de même. Et plus j'en obtiens, plus cette affaire me semble étrange.
Il s'interrompit quelques instants, tentant de mettre de l'ordre dans lesdites informations.
-Les centaures ont été engagés à Togoria : leur mission consistait à escorter un convoi depuis les abords de Sept-clés, au nord, jusqu'à l'entrée de la Vallée Fertile. Et il s'agissait d'un convoi de passagers, comprenant d'une part six hommes vêtus de tenues de toile peu propices aux excursions en pleine nature et dont le chef arborait une barbe brune, d'autre part des femmes aux sentiments mitigés, mêlant espoir et désespoir. Le trajet n'a été émaillé d'aucun incident : une fois parvenu à destination, les hommes ont remis une partie de leur paye aux centaures et leur ont dit qu'ils reviendraient le lendemain pour leur remettre le reste. Sauf qu'ils ne sont jamais revenus. Les centaures ont tenté de pénétrer à Champsdor pour les retrouver mais la garde leur a interdit l'accès au bourg.

Demetrius avait écouté son récit avec attention, son front s'était barré d'un pli et il grimaça.
" Je vois. Vous avez raison, tout ça est très étrange. Bon... J'imagine que je vais devoir pousser l'enquête à Champsdor, si c'est bien l'endroit où ils se sont rendus. Je vous remercie pour votre aide : vous nous avez été d'un grand secours. Mais je pense que je peux suivre à partir de maintenant."

-Très bien. Cependant, je vous serais reconnaissant si vous pouviez me tenir au courant de l'évolution de la situation : j'ai promis aux centaures de venir les prévenir sitôt qu'il y aurait du nouveau. Si je suis en mesure de le faire, je pense que cela pourra aider à les faire patienter.
Et puis, maintenant qu'on l'avait impliqué dans cette histoire, il tenait à en connaître le fin mot.

" Bien sûr, dit le prêtre en souriant. Vous êtes un messager hors pair. Ce qui est bien compréhensible, pour un barde."
Il jeta un regard derrière son épaule et le champ de maïs encore vert mais déjà vigoureux qui l'attendait.
" Je vais retourner à mes bénédictions. Je vous remercie encore pour votre intervention."

-Il n'y a vraiment pas de qoui. Je vous souhaite une bonne fin de journée et vous dis à bientôt.
Il le salua amicalement puis prit la direction de la maison de Mona. Il espérait sincèrement que cette affaire se réglerait rapidement et en douceur mais quelque chose en lui ne pouvait s'empêcher de craindre des complications...
Enfin, tout cela était désormais hors de sa portée...

Quand il arriva chez la veuve, la maison était tranquille et silencieuse. Il trouva Mona dans la cour en train de nourrir les poules.
" Ah ! Vous voilà ! s'exclama-t-elle. Comment s'est déroulée votre journée dans notre capitale ?"
Elle leva les yeux au ciel.
" Les garçons ne devraient plus tarder, je suppose, mais pour l'heure, c'est vous et moi. Je vous prépare un en-cas ?"

-Non non, ne vous embêtez surtout pas pour moi : je peux largement attendre le repas.
Il eut un sourire un peu las.
-En réalité, je ne suis resté que quelques heures à Champsdor : Cordélia n'était pas rentrée de son travail mais comme elle avait pu annoncer ma visite à la princesse elfe, j'ai été reçu sans délais. Malheureusement, ça n'a pas été très concluant : le groupe de faunes le plus proche est à deux jours d'ici, dans la Lorien, et si elle m'a proposé de m'y conduire lorsqu'elle repartirait avec son escorte, les garçons ne seraient pas invités, eux, ce qui m'ennuie profondément. Pour le reste, mon après-midi a été fait d'allers-retours entre Demetrius et les centaures, l'affaire étant désormais entre les mains de votre clerc, quoique je sois sans doute encore amené à jouer les messagers.

" Et vous n'avez pas pris le temps de visiter Champsdor ? s'étonna la veuve. Enfin, j'imagine que pour vous, évidemment, c'est un patelin... C'est vrai que pour nous autres, une excursion à Champsdor, c'est l'occasion d'un bon restaurant, de musarder dans les rues, les boutiques, de faire un tour au temple, ce genre de choses. Je suis trop provinciale !"

-Ne vous méprenez pas : je ne suis pas du tout du genre blasé et, sincèrement, le bourg m'a paru aussi charmant qu'intéressant. Simplement, entre les ruines, les centaures, Titus, je ne sais plus vraiment où donner de la tête et j'ai un peu peur de ne pas réussir à tout gérer dans le temps relativement bref qui m'est imparti. J'ai donc préféré traiter en premier les dossiers urgents... Mais je compte bien visiter Champsdor et j'espère pouvoir le faire en compagnie des enfants, que cela tente beaucoup également.

" C'est vrai que vous veniez effectuer un travail d'érudit tranquille et voilà que vous êtes déjà au four et au moulin pour des choses qui n'ont rien à voir, dit Mona. Ça, c'est la malédiction d'être barde : tout le monde s'attend à ce que vous puissiez régler tous les problèmes entre les gens. Si vous étiez un barbare, personne ne vous demanderait rien !"
Elle sourit.
" Enfin, vous verrez effectivement Champsdor une autre fois !"

-J'espère bien : repartir sans l'avoir fait serait dommage.
Il sourit.
-Et de votre côté, avez-vous passé une bonne journée ? Les enfants ne vous ont pas donné trop de travail supplémentaire ?
Il était certain qu'ils avaient été sages comme des images mais s'en inquiéter était la moindre des choses.

Mona hocha la tête.
" Ils ont donné un coup de main dans la porcherie ce matin, mais on voit bien qu'au bout d'un moment, Victor, surtout, a besoin de davantage de mouvement. Alors Yann les a emmenés avec le troupeau. J'imagine qu'ils sont partis vers l'est, jusqu'à l'orée de la forêt, et vers les quelques bois qui sont sous notre juridiction. Ils rentreront pour le souper."

-D'accord.
Il jeta un regard autour de lui.
-Est-ce que je peux vous être utile à quelque chose ? Sinon, je pense que je profiterai de l'occasion pour compulser un moment les documents liés aux ruines...
L'idée d'aller se délasser au sauna lui traversa l'esprit mais il était sans doute trop tard pour réserver l'installation.

" Vous pouvez m'aider en cuisine, jeune homme. Baptiste prétend que vous êtes un excellent cuisinier, mais qu'on doit vous supplier pour que vous passiez derrière les fourneaux."
Elle sourit.
" Je comptais faire du rôti... vous aurez peut-être des suggestions à me faire !"
Et elle rentra dans la maison.

Et il lui emboîta le pas sans rechigner.
De toute façon, après une journée passée à se poser des questions, à échafauder des hypothèses, il n'aurait pas vraiment eu la tête à de grandes réflexions sur les ruines antiques.
Filer un coup de main en cuisine, ce serait donc une distraction fort bienvenue. Une occupation immédiatement utile, aussi.

Les garçons revinrent environ une demi-heure plus tard, et Cordélia expulsa le barde de la cuisine pour qu'il puisse aller à leur rencontre. Ils étaient tous trois très excités et se rassemblèrent autour de lui pour lui raconter leurs aventures. Victor s'exclama que Yann l'avait laissé chevaucher un des cochons les plus dociles, comme un poney ventru, Baptiste s'extasia sur toutes les fleurs et les insectes qu'ils avaient vus, et même Titus parla des frondaisons de la forêt, et des odeurs, de bondir comme un cabri à l'abri des regards.

Leur enthousiasme et leur bonne humeur lui mirent du baume au cœur.
-Ravi que vous ayez passé une bonne journée, dit-il, souriant, en commun puis en sylvestre.
Il n'avait pas particulièrement l'intention de parler de la sienne. Après tout, les nouvelles les concernant n'était pas très bonnes : certes, pour Titus, il y avait bien des faunes dans la Lorien, mais ils étaient loin et les atteindre impliquerait de laisser en arrière ses deux camarades.

Les trois garçons se mirent à table avec entrain et Taliesin les observa communiquer dans un sabir mélangeant sylvestre et commun. C'était Baptiste qui servait d'interprète, et le résultat était folklorique. Titus avait du mal à se faire comprendre mais ne désespérait pas, Victor faisait exprès de transformer ses propos et les tournait en dérision, et Baptiste était dans un à-peu-près qu'il masquait avec beaucoup d'aplomb. Mona leur apporta des carottes et des morceaux de concombre pour les faire patienter. Yann entra dans la pièce, souriant et un peu crotté.
" Ah, misère, c'est fatiguant les gamins. Je t'admire encore dix fois plus que ce matin. Si c'est seulement possible."

Il joua les étonnés.
-Fatigants ? Mais ces trois là sont calmes comme tout ! Si on les laissait faire, ils passeraient toutes leurs journées à rêvasser sans bouger !
Il sourit.
-Merci beaucoup de t'en être occupé. Et honnêtement, je n'ai pas de mérite : c'est juste une question d'habitude.

" Je vois pas en quoi la fatigue pourrait devenir une habitude. Sauf à vivre tel un zombie."
Il frissonna.
" Je me demande si je vais avoir des gosses, du coup..."

Il jeta un regard aux enfants, revint à Yann.
-Ils ont été fatigants à ce point ?
D'accord, Victor et Titus étaient du genre bougeons. Mais ils étaient très autonomes, capables de s'occuper tout seuls... Et Baptiste, lui, ne posait jamais le moindre problème.

Yann rit.
" Non. Si. Enfin, j'imagine que c'est parce que ce ne sont pas les miens. Alors... je ne voulais pas qu'ils se blessent... et ce Victor..."
Il baissa le ton.
" Il va te coûter une fortune en frais de clerc, c'est sûr."

-Je le crains aussi, même s'il est solide, même si j'ai de quoi réparer les petits bobos, même si je garde l'espoir qu'il devienne plus... prudent. soupira-t-il.
En tout cas, il n'osait imaginer la tête de Yann s'il lui disait qu'il devrait peut-être gérer le gosse une demi-veille, voire plus encore...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile