La Couronne de Cuivre

La soupe paraissait rustique mais était en réalité légère et délicieuse. Suivirent une mousse de poisson sur un lit de verdure, des chaussons à la viande avec des tubercules rôtis, un chapon magnifique, un cuissot de cerf, des purées de toutes sortes, vertes, jaunes, oranges, renfermant des légumes inconnus, puis des fruits et de la crème sucrée, un gâteau aux noix et mille fromages, accompagnés de pains divers. La Dame Blanche ne disait rien, veillant à ce que chacun ait ce qu'il lui faut, tandis que les enfants dévoraient ce qui leur était apporté avec un appétit joyeux.

Ce fut également son cas.
Certes, la nourriture pouvait être empoisonnée, droguée, mais... il commençait à en douter. Et puis, en prenant place à table, il avait su qu'il ne pourrait faire l'économie de manger, sous peine de vexer leur hôtesse ou de dévoiler ses doutes. Par ailleurs, Lola montait la garde à l'extérieur : en cas de problème, elle pourrait aller prévenir le Prince, puissant allié s'il en était.
Bref, il n'y avait pas de raison de ne pas en profiter et c'est donc ce qu'il fit, tout en demeurant attentif à ce qui se passait autour de lui.

Mais il ne se passa rien : le repas toucha bientôt à sa fin et les enfants, comme tous les êtres de leur espèce, s'agitèrent, désireux d'en sortir pour retourner à des activités plus passionnantes que lorgner le fond de son assiette, écouter les conversations des adultes ou, pire, répondre à leurs questions. En d'autres termes, il était temps de partir, ce que leurs grimaces à l'égard du barde ne révélaient que trop bien.
A côté de l'elfe, Fyribod paraissait repu et savourait une ultime tasse de thé, la mine rêveuse.
La Dame Blanche, elle, ne trahissait aucune émotion, debout près de la sortie.

Il semblait qu'il se soit trompé et... il n'allait pas s'en plaindre.
Il prit donc congé de Fyribold, gagna la porte, remercia chaleureusement leur hôtesse pour ce délicieux repas.
Le temps de remettre leurs bottes et ils seraient partis en direction du Festival.
Bien sûr, il resterait vigilant sur le trajet du retour, mais celui-ci n'était guère long et, théoriquement, ils ne retarderaient pas à être de retour dans ses limites et donc sous la protection de ses lois particulières.

La Dame Blanche les suivit et regarda les enfants remettre leurs bottes puis sortir à l'extérieur.
" Un mot, messire, avant que vous ne partiez." dit-elle alors.
Les enfants étaient dans la clairière qui jouxtait le petit lac, sous le soleil estival.
" Le faune est arrivé ici parce qu'il était perdu, vous le savez, n'est-ce pas ?"

Il opina du chef.
-En effet. C'est pour cela qu'il a pu voir et donc suivre les petits cailloux blancs.
Il n'en dit pas davantage, préférant laisser parler l'étrange femme.

" Si vous en avez la garde, c'est votre responsabilité qu'il trouve son chemin. Ne pas vous y consacrer serait un crime." dit-elle.
Son visage restait absolument impassible, ni sévère, ni amical.
" S'il a trouvé les cailloux, c'est peut-être que vous n'avez pas envisagé la possibilité que sa place soit dans ce monde plutôt que dans le vôtre."

-Je ne sais pas. Il y a des faunes, dans montre monde. Et lui aussi à vu les cailloux : pourtant, je ne suis pas sûr que Féérie soit le lieu de résidence idéal pour les humains...
Tout en parlant, il avait désigné Marius.
-Concernant Titus, j'ai promis de le ramener auprès des siens, mais cela semble... compliqué. Alors, je m'efforce de trouver une bonne solution, pour lui. Afin qu'il soit heureux et qu'il reçoive toute l'affection qu'il mérite. Ne vous y trompez pas, je ne prends nullement ma promesse à la légère : au contraire, je l'ai à cœur.

" Cette Forêt est un reflet sauvage de celle qui existe dans votre Monde. Les créatures sylvestres y sont reines. Même si le faune n'est pas de pure race, il y trouverait une place, bien plus aisément que de là où il vient. Il y trouverait aussi une place telle qu'il n'en trouvera jamais dans votre monde, où son sang mêlé est source de honte. Ici, les descendants d'Urthemiel sont révérés. Tous savent le mal qui leur a été fait dans votre monde, et tous savent que nous sommes liés."

Ainsi donc, Titus descendrait de ce fameux prince elfe ?
-Je vous crois volontiers. Mais même si le monde lui conviendrait sans doute mieux, il faut aussi qu'il trouve une famille, des gens prêts à l'aimer comme s'il était leur propre enfant... Si je croise de telles personnes ici, alors, j'envisagerai la possibilité de le leur confier. S'il a envie de demeurer avec eux, évidemment : il a son mot à dire. Et il faudra, d'ailleurs, que je lui explique ce qu'il est réellement : le cadre s'y prête, je pense, et ainsi sera-t-il en mesure de choisir en toute connaissance de cause.
Il sourit.
-Je tiens vraiment à trouver la meilleure solution pour lui. Parce que je m'y suis engagé, parce qu'il le mérite, parce que j'ai beaucoup d'affection pour lui.

" C'est tout à votre honneur, dit la Dame Blanche. Mais les descendants d'Urthemiel sont connus pour leur sens du devoir, je ne suis donc pas surprise. Cependant, vous vous méprenez si vous pensez que les faunes vivent en famille au sens que vous imaginez sans doute. Ces structures sont typiques des humains, des elfes, d'autres créatures humanoïdes et dépourvues de magie, mais les faunes vivent en bandes, et les petits ne forment pas d'attachement particulier à leurs géniteurs, au delà des deux ou trois premières années. Il est certaines personnes qui pourraient mener votre protégé auprès d'un groupe susceptible de l'accueillir, mais vous ne le trouverez pas au bord de la route, dans le Festival. Parlez-en au faune. Voyez ce qu'il en dit. Vous savez où me trouver au besoin."

-Disons que le cas de Titus est un peu particulier... Il a vécu des années difficiles avant de rencontrer quelqu'un d'une autre espèce, qui l'a élevé de son mieux avant de me le confier. Mais le désir de cette personne était effectivement que je le conduise auprès de son peuple... J'en discuterai donc avec lui. Et je ne manquerai pas de venir vous voir en cas de besoin.
Il lui sourit.
-Merci.
Et de s'apprêter à rejoindre les enfants, à moins bien sûr qu'elle ne souhaite ajouter quelque chose.

Elle n'ajouta rien, inclina doucement la tête et rentra à l'intérieur. Les enfants jetaient déjà des cailloux dans le lac en comparant leurs performances. Seul Titus restait à l'écart, comme à son habitude, préférant observer une touffe de champignons oranges qui poussaient à la base d'une souche démesurée. Lola, peut-être réveillée par le raffut, passa en voletant au-dessus de la tête du barde et se transforma en petite fille, toujours aussi dépenaillée dans sa robe informe.
" On rentre au Festival ? Ça me fait mal aux yeux toute cette lumière !"

-Je te comprends. D'un autre côté, c'est bien pour eux de pouvoir un peu profiter du soleil de Féérie... Attends, je vais leur demander ce qu'ils en pensent.
Il se tourna donc vers le reste du groupe.
-Préférez-vous retourner sans tarder au festival ou rester ici un moment ? Sachant d'une part que l'endroit est sûr, d'autre part que nous pourrons éventuellement y revenir.

" T'es sûr que l'endroit est sûr ? s'étonna Marius en levant un sourcil.
— Moi je vote pour la sieste digestive, dit Baptiste en se couchant dans l'herbe.
— Et moi la baignade digestive.
— Il y a toujours des créatures dans les lacs, surtout quand ils sont aussi lisses.
— Oh zut ! Oiseau de mauvaise augure !"

-Compte tenu de la discussion que j'ai eue avec elle, je pense qu'on peut se fier à Dame Perce-Neige. Et comme elle vous a vus jouer près du lac, je pense qu'elle m'aurait prévenu, s'il recelait du danger.
Il dédia un sourire désolé à Lola.
-Navré, je pense que nous allons nous attarder un moment ici. Mais si tu préfères retourner au festival et nous y attendre, il n'y a évidemment pas de souci.

" Pas de mal, je vais me reposer." répondit-elle et, redevenant chauve-souris, elle retourna se suspendre dans l'entrée de la grotte.
Victor fut nu dans l'instant et sauta dans le lac, ravi. Marius hésita un instant puis, une fois n'est pas coutume, se déshabilla presque complètement : il garda juste son caleçon puis le rejoignit. Baptiste avait mis son projet de sieste à exécution. Titus commença à faire le tour du lac, suivant quelque chose qui voletait devant lui, une libellule probablement. Les lieux respiraient la quiétude.

Mais ils se trouvaient toujours en Féérie... Voilà pourquoi il préféra ne pas faire la sieste - ce qui l'aurait pourtant tenté -, ne pas trop s'éloigner des dormeurs et des baigneurs, et ne pas perdre Titus de vue - aussi lui demanda-t-il de ne pas trop s'éloigner.
C'était dommage qu'il l'ait déjà fait, d'ailleurs : le moment aurait été propice à une discussion. Mais peut-être la halte se prolongerait-elle, surtout si Baptiste, une fois réveillé, se décidait lui aussi à piquer une tête. Alors, il réfléchit à la manière dont il présenterait les choses au petit faune, que ce soit sur sa nature ou sur les possibilités qui s'offraient à lui.

Baptiste s'était tout simplement endormi, il respirait de ce souffle tranquille et ample des bienheureux qui profitent du sommeil. Victor apprenait à Marius à nager : ce dernier s'était montré téméraire mais n'avait en fait aucune expérience de l'eau. Le lac semblait cependant offrir de nombreux endroits peu profonds et donc propices à cet écolage. Titus, lui, revint en arrière. Il avait à nouveau piqué des fleurs et des plantes dans ses cheveux et chantonnait à mi-voix, les yeux rivés sur quelque chose d'invisible...

Eh bien, puisqu'il se rapprochait...
Le barde prit donc son courage à deux mains.
-Titus, tu peux venir, s'il te plait ? Je voudrais que nous discutions...
Comme ils resteraient encore un moment en Féérie, le gosse aurait du temps pour réfléchir à tout ce qu'il s'apprêtait à lui dire. Il ne serait donc pas pris au débotté...

Le faune releva la tête et approcha. Il s'assit dans l'herbe à côté du barde et lui sourit, embarrassé.
" Je suis désolé d'avoir suivi les cailloux, dit-il, dans son sylvestre flûté. Je ne m'en suis pas vraiment rendu compte... Ils étaient là, ils étaient beaux, et puis il y avait comme une chanson... et après j'étais ici... je ne me souviens pas... de les avoir suivis."

Il lui rendit son sourire, mais sans embarras.
-Ne t'en fais pas pour ça : les cailloux sont magiques, ils t'ont en quelque sorte envoûté, et c'est pour cela que tu les as suivis sans vraiment t'en rendre compte. Tu n'as donc rien à te reprocher. Par contre, ce que nous avons découvert, c'est que ces cailloux apparaissaient à ceux qui n'ont pas encore trouvé leur voie, qui ne savent pas où ils vont.
Il fit un geste en direction des baigneurs.
-Marius les a vus, lui aussi. Et c'est grâce à lui que nous avons pu arriver jusqu'ici.

Titus leva les yeux, observant un instant Victor et Marius dans l'eau. Le premier venait de lâcher le second, qui s'ébattait comme un chiot dans l'eau peu profonde, en poussant des cris joyeux. Le faune revint à Taliesin.
" C'est vrai que la petite fille et moi, on ne sait pas où on va. On suit mais sans destination." dit-il sobrement.

-C'est justement de cela que je voulais te parler.
Il s'exprimait d'un ton sérieux mais ni grave, ni solennel : dramatiser n'apporterait rien de bon.
-Un dicton veut que pour savoir où l'on va, il faut savoir d'où l'on vient. Et, en l'occurrence, il faut que je te dise quelque chose qu'un des elfes que nous avons rencontrés m'a appris et que je n'ai pas eu l'occasion de te révéler jusqu'ici.
C'était le moment difficile. Ou pas, selon la façon dont le prendrait Titus.
-Ce qu'il m'a appris, c'est que tu n'es pas seulement un faune : il y a aussi du sang elfique qui coule dans tes veines. L'un de tes parents était donc un elfe et l'autre, un faune.

Titus resta immobile, la bouche entrouverte, manifestement stupéfait.
" Mais..." lâcha-t-il.
Il papillonna une seconde des yeux.
" Où est-ce que je dois aller, alors ? Chez les elfes ou chez les faunes ?"

Il posa une main légère sur son épaule.
-Il n'y a pas de loi ou d'obligation en la matière, Titus. La seule question qui compte, c'est : où as-tu envie d'aller ? Et mon rôle, c'est de t'aider à faire ton choix et à le réaliser.
Il lui sourit à nouveau.
-Etant entendu que tu peux rester avec nous aussi longtemps que tu le souhaite : tu es le bienvenu. Tu peux au moins compter là-dessus.

Titus lui jeta un regard incertain.
" Mais... est-ce que nous n'avons... pas tous une place, quelque part ? Un endroit qui nous convient ? Moi... Je n'ai jamais été..."
Il désigna Victor et Marius, même Baptiste qui dormait toujours.
" ... comme eux. Je ne saurais même pas comment faire. Je vois des choses qu'ils ne voient pas. Ils font des choses que je ne comprends pas. Et le contraire, je suppose."

-Mais s'ils avaient grandi avec toi, chez Ainhoa, ils te ressembleraient beaucoup plus, au niveau de leurs goûts et de leurs habitudes. Et si tu avais grandi avec eux, à Luménis... l'inverse serait également valable. Et puis, regarde : vous n'avez voyagé que quelques semaines ensemble et déjà, vous vous comprenez mieux. Alors imagine si ces semaines se transformaient en années ?
Son regard, qui avait suivi le sien, revint se poser sur lui.
-Pour les animaux, oui, on peut dire que chacun à sa place : certains ne peuvent vivre que dans l'eau, d'autres que dans la forêt... Mais c'est différent pour les êtres pensants. Certains, comme les humains, peuvent vivre à peu près partout. D'autres sont davantage liés à un milieu : les gnomes des profondeurs à l'ombreterre, les nains aux montagnes, les elfes sylvestres ou les faunes aux bois... Mais rien ne les empêche d'aller vivre ailleurs, s'ils le souhaitent.

" Mais je serai toujours un faune... même si pas tout à fait... j'aurai toujours des cornes et des pattes de chevreuil... Je ne pourrai jamais, même si je vivais à... à Luménis, comme tu dis, être comme eux. Quand j'étais... dans le cirque... J'ai vu des villages et des petites villes... et il y avait des nains et des gnomes et des elfes, et beaucoup beaucoup d'humains, mais il n'y avait pas de faunes. Je suis peut-être plus un... animal... que ce que tu crois."
Il eut un sourire embarrassé.
" Mais ce n'est pas grave, je peux faire avec."

-Mais tu n'es pas non plus obligé.
Il soupira.
-Je me suis renseigné, durant notre périple, et il apparaît malheureusement que, dans la Lorien, tu ne pourrais vivre ni parmi les elfes, ni parmi les faunes : même s'il y a forcément des exceptions dans leurs rangs, la plupart n'aiment guère ceux dont le sang appartient à plusieurs peuples. C'est pour cela que je comptais te ramener avec nous jusqu'à la région de Luménis : là, les gens aux origines et aux espèces différentes se mêlent davantage et, par conséquent, on est plus ouvert d'esprit. Alors oui, tu continuerais à surprendre tes interlocuteurs par ton apparence, la première fois qu'ils te verraient, mais la plupart d'entre eux ne te rejetteraient pas et n'auraient pas peur de toi.
Il se fit pensif.
-Mais oui, tu aurais à supporter le regard d'autrui et même la simple curiosité, le simple étonnement peuvent être agaçants ou ennuyeux, à force. Alors je comprendrais très bien que tu préfères te l'épargner. Et c'est pour cela que je dois aussi te parler des opportunités qui s'offrent à toi ici, en Féérie.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Escapade en Féérie