La Couronne de Cuivre

" Je peux rester ici avec Miranda, dit Kathleen. Emmenez les enfants à la salle à manger... et il faudrait suggérer à Meg de songer au repas. Tout le monde doit commencer à avoir faim et les estomacs vides attiseront les tensions."
Victor et Trévor se dirigèrent vers le hall tandis que Miranda approchait des fenêtres, les yeux fixés sur le tapis.
" Les gens peuvent sans doute circuler à l'intérieur, à nouveau. Silence n'a rien trouvé nulle part. Mais vous préférerez peut-être tenir tout le monde à' l'oeil."

-Pour être honnête, je n'arrive à soupçonner personne parmi nos compagnons. Mais l'idée que nous nous dispersions m'inquiète toujours autant : pour l'assassin, quel qu'il soit, il est tellement facile d'entrer dans ce manoir, de s'y cacher... Cependant, je pense que l'on peut recommencer à circuler à l'intérieur, oui ; j'insisterai cependant pour que personne ne le fasse en solitaire, par prudence.
Il recula d'un pas.
-Mais je vais donc parler du repas à Meg. Et j'essayerai de discuter avec Haran. Je vous souhaite bonne chance pour vos investigations et je vous dis à tout à l'heure.

Taliesin, Victor et Trévor gagnèrent donc la salle à manger, où se trouvaient tous les autres, à table, dans les fauteuils ou simplement debout. Personne ne parlait, tout le monde se jaugeait. Sur son canapé, Baptiste paraissait à demi-éveillé, le regard dans le vide, appuyé contre une pile de coussins. Dès qu'ils furent entrés, Victor et Trévor s'esquivèrent pour aller voir ce qu'il restait du petit déjeuner (sans doute pas grand chose). Bernard se leva de sa place à table et se dirigea de son pas rapide et dandinant jusqu'à l'elfe.
" Alors ? Vous avez trouvé ? Nous sommes en sécurité ?"

-Concernant l'assassin, nous en sommes toujours réduits aux hypothèses, avoua-t-il. Mais nous sommes sûrs que, dans l'immédiat, le manoir ne recèle plus aucun danger : nous avons passé le sous-sol au peigne fin et Silence, le chien de Kathleen, n'a rien remarqué de suspect dans les étages. Il devient donc envisageable de se déplacer à l'intérieur même si, par prudence, je conseillerais de ne pas le faire seul : on ne sait jamais.

" Dans ce cas, Ancolie et moi-même allons remonter faire nos bagages. Comme ça, nous serons prêts dès que le brouillard se lève. Kathleen voudra sûrement profiter de la première accalmie pour aller prévenir les autorités au village, de toute façon.
— Les autorités en question ne verront sans doute pas d'un très bon oeil que vous soyez partis, intervint Elsa. A votre place, je ne songerais pas à prendre la poudre d'escampette... C'est suspect.
— Qu'est-ce que vous insinuez ? demanda Ancolie d'une voix blanche.
— Moi ? Rien du tout, bien sûr."

Eh bien, l'ambiance ne s'était pas améliorée, ici...
En même temps, était-ce bien étonnant ?
-Je pense qu'effectivement, les autorités tiendront à ce que tous les témoins de ces sinistres événements demeurent dans les environs, intervint-il calmement. Mais je ne crois pas que, pour autant, elles nous obligent à demeurer au manoir : sans doute pourrez-vous prendre une chambre à l'auberge, si votre demeure est éloignée d'Athrey...
Il adressa aux halfelins un sourire compréhensif.
-L'atmosphère y sera, à coup sûr, plus légère qu'ici. Ce qui ne peut pas faire de mal, au contraire.

" Est-ce qu'on peut les laisser faire leurs bagages ? demanda Elsa. Qui sait ce qu'ils vont escamoter au passage ?"
Bernard était devenu rubicond.
" Est-ce que vous êtes en train d'insinuer que nous avons quelque chose à voir avec cette infamie ?
— Je dis juste que vous êtes bons amis avec une certaine famille...
— Quoi ?
— Maman, calme-toi, grogna Miranda. Je pense que chacun a ses petits secrets, dans cette histoire. Toi y compris."
Ce fut au tour d'Elsa de devenir écarlate. Baptiste bailla lentement.

-Notre situation est délicate et nous avons tous les nerfs à vif, intervint-il, apaisant. Mais comme nous sommes certains que le manoir ne recèle plus de dangers dans l'immédiat, il va y avoir un peu de mieux. D'abord, nous pouvons recommencer à nous déplacer dans le manoir, même si je conseille de le faire en groupe, avec des personnes de confiance. Ensuite...
Il se tourna vers Meg.
-Vous sentiriez-vous le courage de nous préparer un repas bien réconfortant ? Sachant que vous recevrez toute l'aide dont vous aurez besoin ?

Les deux halfelins profitèrent de la diversion pour quitter la pièce, sous le regard furieux d'Elsa, qui ne s'interposa cependant pas. Meg, qui ne s'était pas tellement intéressée à la conversation entre les invités — ou du moins qui n'en avait rien montré, sans doute par habitude professionnelle — fit la moue avant d'acquiescer.
" Bien sûr que c'est possible. Je pense pas que ça va changer grand chose, mais pourquoi pas."
Ginevra s'était également rapprochée.
" Je vais aider."
Trévor et Victor s'étaient éloignés et bavardaient à mi-voix près d'une des vitrines de trésors de Maurin. Cormac parlait avec Kathleen, et Lorcan entra et les rejoignit. Ils s'entretinrent devant l'une des fenêtres. Miranda, abandonnant la partie, rejoignit Haran qui, le plus loin possible de tous les autres, appuyé au mur, semblait broyer du noir.

Il faudrait qu'il aille lui aussi parler à Haran. Et ce, avant longtemps. Puisqu'il semblait que l'assassin s'inspire bel et bien de ses romans, sa collaboration devenait indispensable et il faudrait impérativement l'obtenir, peu importe les trésors de diplomatie qu'il devrait déployer pour cela.
Mais dans l'immédiat, c'est de Baptiste qu'il allait s'occuper : même si son long somme lui avait fait du bien, il aurait malgré tout besoin de soutien, et pas qu'un peu.
Bigre, quel horrible coup du sort... Rien que d'y songer le mettait en colère.

Baptiste lui adressa un sourire vaseux, les yeux encore humides de sommeil, puis bailla à nouveau, à s'en décrocher la mâchoire. Il regarda ensuite autour de lui, son regard vitreux s'arrêtant sur les uns et les autres, avant de revenir au barde.
" J'ai pensé que c'était un rêve... mais en fait, non, je vois que ce n'était pas un rêve..." murmura-t-il d'une voix lente, résignée.
Il haussa les épaules et eut à nouveau un brave sourire.

Il se contenta d'abord d'acquiescer, de lui rendre son sourire.
A la vérité, il ne savait trop que dire.
Comment pouvait-on imposer tant d'épreuves à ce garçon ? Et comment faisait-il pour tenir bon ?
Malgré son apparente fragilité, il était d'une stupéfiante solidité...
-Comment te sens-tu ? demanda-t-il finalement.

" Un peu... dans la brume..."
Il haussa les épaules à nouveau et s'étira.
" Je suppose que vous n'avez pas trouvé le coupable... Sinon les gens ne seraient pas encore ici, à comploter..."
Un nouveau soupir s'échappa de sa poitrine.
" J'aimerais être à la maison. Vraiment. A la maison. Loin d'ici. N'être jamais venu."

-Je comprends, dit-il. Mais je continue à espérer que nous parviendrons à tirer quelque chose de positif de tout ce malheur. Ne serait-ce que des réponses.
Il lui serra doucement l'épaule.
-Pour le reste... Effectivement, nous n'avons pas encore attrapé l'assassin. Toutefois, notre enquête progresse et je t'en parlerai plus tard si cela t'intéresse. Mais dans l'immédiat... Est-ce que tu as envie de manger ou de boire quelque chose ? Meg et Ginevra viennent de partir aux cuisines pour préparer le repas : je suis sûr qu'elles accepteraient volontiers de s'interrompre quelques instants pour t'offrir de quoi te sustenter.
Même s'il n'avait ni faim, ni soif, peut-être que la perspective de pénétrer en ces lieux qu'il prisait entre tous suffirait à le tenter...

Il observa un moment Taliesin sans répondre, comme s'il cherchait à savoir ce que le barde attendait de lui, puis il poussa un léger soupir et haussa une épaule.
" Je n'ai pas tellement faim, mais si je peux donner un coup de main, peut-être que ça me changera les idées... En même temps, ce sera bizarre d'aller dans cette cuisine... qui aurait pu être... le lieu... Enfin bref. Je vais aller donner un coup de main. Mais tu ne dois pas venir avec moi. Je suis sûr que je peux trouver le chemin... dans le sous-sol..."
Il quitta le canapé et tangua un moment, encore sonné par ce qu'il avait bu.

-Tu es sûr que tu ne veux pas que je t'accompagne au moins une partie du trajet ? s'enquit le barde. Ce serait tout de même bête que tu fasses une mauvaise chute...
Il jeta un regard autour de lui.
-Après, si tu préfères, je peux demander à quelqu'un d'autre. A Victor, par exemple. Ou à Miranda.

Victor et Miranda semblaient tous deux en grande conversation et Baptiste eut un sourire.
" Je pense que ça va devoir être toi..."
Il lui offrit son bras, bon prince, et ils quittèrent ensemble la salle à manger. Le couloir était désert et obscur, froid comme depuis la première heure, et ils n'eurent aucun problème à rejoindre la cuisine où Meg, Ginevra et Cormac étaient affairés. Ils parurent tout à fait décontenancés de les voir arriver, cependant.
" Je crois que tu peux me laisser." murmura Baptiste en s'affranchissant du soutien du barde.

-Ça marche, souffla-t-il. Mais je compte quand même sur toi pour ne pas les éjecter des cuisines et pour leur laisser deux ou trois petites choses à faire !
Il lui sourit, lui adressa un clin d’œil puis s'en fut. Le moment lui semblait idéal pour une petite conversation avec Haran : restait juste à savoir si l'écrivain ne l'éconduirait pas d'emblée...

Haran était toujours dans le salon, face à Miranda qui avait sorti ses notes. Il parut presque soulagé de voir arriver l'elfe, tandis que l'adolescente avait la mine bien moins réjouie. Elle parut également contente de le voir arriver, cependant.
" Ah ! Venez donc lui tirer les vers du nez !" s'exclama-t-elle.
L'écrivain esquissa un sourire ennuyé.
" Excusez-moi, Miranda, mais vous êtes une enfant et...
— N'importe quoi. C'est à cause de ma mère...
— Hum. Disons que... Vous faites confiance à Taliesin, n'est-ce pas ?
— Hum. Bonne question. A priori, c'est lui a le mobile le plus évident... mais c'est pour ça que je pense que ce n'est pas lui, oui. Et je crois Victor quand il dit qu'il n'a jamais rien lu de votre plume."

-En ce qui me concerne, je n'arrive à soupçonner aucun membre de notre groupe, avoua-t-il. Certes, mon avis n'est pas le plus pertinent qui soit, puisque je ne connais personne ici, puisque je ne suis pas au courant des histoires, des secrets... Néanmoins, moi excepté, tout le monde ici était soit ami avec messire Maurin, soit à son service depuis bien longtemps. Alors, pourquoi s'en prendre à lui ? Pourquoi d'une manière aussi horrible, de surcroit ?
Il soupira.
-Tout cela ne fais pas avancer l'enquête, j'en suis conscient. Mais au moins savez-vous que c'est sans apriori que je m'efforce d'y contribuer.

" C'est pour ça que votre mobile est le plus évident. Vous êtes le tuteur de l'héritier. Une fois Maurin hors piste, vous récupérez le site, son manoir, son trésor, dit Miranda. Une ascension fulgurante.
— C'est sûr que même si vous n'avez rien à voir avec tout ça, c'est ce que penseront beaucoup de gens. Dans ce genre de bourgade provinciale, les étrangers sont toujours responsables de tous les maux. Croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir, ajouta Haran. Mais les gens respectent généralement la réussite... financière, à tout le moins... alors ils finissent par ouvrir leurs rangs."

-J'ai bien conscience d'être le coupable idéal dans cette affaire et, honnêtement, ça n'est pas très agréable à vivre, admit-il. D'un autre côté, personne ne sait si messire Maurin avait déjà officiellement reconnu Baptiste comme son fils et s'il l'avait déjà couché sur son testament : l'assassiner sans avoir cette certitude, ce serait complètement stupide...
Il soupira.
-Mais je sens ce que penseront les gens d'ici, oui, si nous n'arrivons pas à trouver le véritable assassin et si, d'aventure, j'étais amené à gérer ce domaine jusqu'à ce que Baptiste atteigne sa majorité. Mais pour être franc, je n'aurais alors pas à endurer leur suspicion, puisqu'il serait tout bonnement hors de question que je m'installe avec ma famille en ce lieu qui, pour l'heure, n'est synonyme que de malheurs : je préfère, et de loin, continuer à élever mes enfants dans le cadre riant et paisible de notre petite ferme, à côté de Luménis...
Et combien elle lui manquait...
Et combien sa famille lui manquait, aussi...

" Ce n'est pas moi que vous devez convaincre, dit Haran. Mais même si vous vendez... vous récolterez une somme coquette. Le site est convoité, même si vous ne pouvez pas percevoir sa valeur, venant de l'extérieur.
— Peut-être que quelqu'un sait où en est ce fameux testament, fit Miranda. Peut-être que c'est pour ça que le meurtre a eu lieu maintenant... La venue de Baptiste risquait de précipiter les choses..."
Elle jeta un coup d'oeil circulaire sur la salle.
" Mais personne ici n'est apparenté aux Steinhave. Il y a juste le valet de chambre..."

-Il serait apparenté à messire Maurin ? demanda-t-il, surpris.
Sans doute avait-il mal compris.
Mais dans le cas contraire, cela pourrait expliquer que le père de Baptiste l'ait gardé à son service malgré l'inimitié que lui vouait le valet...

" Non, non, ni à Maurin ni aux Steinhave, dit Haran.
— Les Steinhave, c'est la famille de feue l'épouse de Messire Maurin, renchérit Miranda.
— Arzhel était, dit-on, très attaché à sa maîtresse. Ou peut-être trop."

-Je vois. Mais sont-ce des rumeurs où y a-t-il vraiment des éléments concrets pour étayer cela ? Par ailleurs, en admettant que cela ait bien été le cas... Pourquoi irait-il assassiner messire Maurin maintenant ? Alors que son épouse est déjà décédée depuis un bon moment ? Cela ne ferait guère de senc. A moins que, pour une raison ou une autre, il ne l'ait tenu pour responsable de sa disparition...

" A cause de l'héritage, dit Miranda. Les Steinhave ont du apprendre que Maurin avait un fils et si ce fils est reconnu, le site leur passera sous le nez !"
Haran ne put qu'acquiescer.
" Maurin et son épouse... Ce n'était pas le grand amour, pour dire le moins. C'était un mariage arrangé. Les Steinhave sont très riches. Mais ils voulaient un titre. Un manoir. Les d'Averlande avaient besoin de fonds. Je vous épargne les détails."

-Je vois... répéta-t-il. Et j'imagine que, de surcroit, les Steinhave ont une certaine influence sur les autorités locales... Si cette piste se confirme, j'alerterai certaines personnes, à Luménis. Notamment l'Ordre de l'Aster, dont le grand maître m'a confié la garde de Baptiste...
Il soupira puis secoua la tête.
-Mais je vais trop vite en besogne. S'il est ainsi possible de trouver des mobiles pour Arzhel et pour moi-même, j'imagine que c'est aussi le cas pour d'autres membres de notre groupe... Ce n'est donc pas la bonne façon de procéder. Mieux vaut nous baser sur des faits, sur des éléments concerts : plus nous trouverons d'indices, plus nous serons en mesure de progresser sur la bonne voie.

" Il me semble que la première chose à faire, c'est de trouver l'endroit où il a été assassiné, dit Miranda. On a bien vu qu'il n'y avait pas assez de sang. Si on trouve la scène de crime, ça nous permettra de voir qui y avait accès, déjà... et il y aura davantage d'indices."
Haran grimaça.
" Vous êtes d'un pragmatisme...
— Il en faut bien, parmi ce ramassis d'écervelés."

-Il faudra en tout cas tout faire pour laisser les choses en l'état, pour les déranger le moins possible, dit le barde. Je n'ai aucune idée de la manière dont les autorités accueilleront notre enquête, mais même si elles sont assez ouvertes d'esprit pour ne pas la balayer d'un revers de main, elles tiendront à examiner elles-mêmes les différentes scènes de crime. Or, si nous avons manqué de délicatesse, nous risquons fort non seulement de compliquer leur travail mais, de surcroit, de nous attirer des ennuis.
Il avait déjà abordé ce sujet précédemment mais il trouvait important de bien le garder à l'esprit : s'ils étaient, pour l'heure, totalement coupés du monde, cela ne durerait pas éternellement...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Domaine d'Averlande