La Couronne de Cuivre

Mais Thibault les interpella avant qu'ils n'aient pu faire trois pas.
-Qu'est-ce que je disais ! Plutôt que de se souvenir de notre duel, tu te carapates, Alby ! Et toi, Hubert, tu ne le lui rappelles même pas ! Mais allez, je vais être beau joueur : je vous accorde une heure. Ensuite, rendez-vous dans la salle d'entraînement. Hors de question qu'un certain Lathandrite échappe à sa défaite !
Puis, tout sourire, il partit de sonc ôté.

" Une heure, ça va faire court pour la digestion." dit Albérich en entrant dans les cuisines.
Hubert souleva le couvercle d'une casserole, en huma le contenu, puis le reposa.
" Je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvaise augure, mais Thibault va... te vaincre aisément."
Le Luménien sourit.
" Je sais bien. Il est plus adroit et plus endurant que moi. Moins fort, mais comme je ne suis pas très leste, je m'épuise plus vite. En plus, il n'a jamais cessé de s'entraîner...
— Tu es meilleur quand tu es furieux, cela dit... Je devrais chercher un moyen...
— Non. Je n'ai pas envie d'être furieux aujourd'hui. Tant que je ne me rends pas complètement ridicule... Ça ne me gêne pas d'être battu par plus doué que moi. Je n'ai jamais été un clerc combattant, ça ne changera pas aujourd'hui... Et si ça me permet de perdre un peu de poids, ma foi.
— Tu es absolument parfait comme tu es."
Albérich rit doucement en empilant quelques denrées sur une assiette.
" Tu es partial.
— Certes, mais j'ai accès à la totalité, alors je suis le mieux placé pour juger."
Satisfaits de ce qu'ils avaient trouvé, ils gagnèrent la salle à manger pour s'y installer. Ensuite, il faudrait sans doute faire un court rapport à Marthe, après quoi... ils pourraient aller retrouver Thibault.

Ils se sustentèrent dans une salle à manger absolument déserte - même s'ils n'étaient peut-être pas restés autant de temps au temple de Lathandre qu'Hubert voulait bien le dire, l'heure du repas était passée -, puis allèrent trouver Marthe à la bibliothèque, qui fut très intéressée par leurs découvertes, et enfin rallièrent la salle d'entraînement où soldats et colons abondaient. Thibault était déjà là, occupé à s'échauffer.
-On peut aller dans un coin plus tranquille, si tu préfères, dit le Sunite.

Albérich s'apprêtait à répondre que ce n'était pas nécessaire lorsqu'Hubert s'engouffra dans la brèche.
" Ne fut-ce que pour l'espace, c'est sans doute mieux. Sans compter qu'avec vos invectives colorées, vous allez déranger tous les gens qui travaillent sérieusement. Mais équipez-vous avant de sortir. Il y a des boucliers dans l'armurerie. Je ne sais pas si tu en utilises parfois un, Thibault, mais contre une masse, ce n'est pas une mauvaise idée."
Il se dirigea vers la sortie.
" La salle voisine fera l'affaire."
Albérich obtempéra sans rien dire.

-Les boucliers, ça n'est quand même pas très élégant... lâcha Thibault, d'un ton un peu trop sérieux pour être honnête.
D'ailleurs, il s'équipa sans tarder et emboîta le pas des deux autres jusqu'à l'autre salle, déserte celle-là.
--On devrait réfléchir à un enjeu, dit subitement le Sunite. Ça pimenterait les choses et surtout, cela t'encouragerait peut-être à donner ton maximum, Alby. Sinon, je te connais, tu n'y mettras pas du tien.

" Pourquoi tout le monde part-il du principe que je ne vais pas donner mon maximum ?" demanda le Luménien, à la fois surpris et vexé.
Hubert croisa les bras et regarda ailleurs, comme si la question ne le concernait en rien.
" Je sais que je n'aime pas me battre en temps normal... mais si je propose de t'affronter, Thibault, je vais faire de mon mieux."
Il avait quelques scrupules, cependant... Le Sunite venait de ressusciter.
" Mais si tu veux mettre un enjeu, soit... Cependant, je n'ai pas d'idée comme ça et ça risque donc de retarder le début des hostilités."

Thibault rit joyeusement.
-Des excuses, encore des excuses, toujours des excuses... Tu n'as pas changé !
Il secoua la tête.
-Mais soit, oublions les enjeux : de toute façon, je suis sûr de gagner.
Il brandit son épée.
-Allez, en garde !

Albérich obtempéra, mais opta d'emblée pour une position défensive. Thibault était prompt et endurant, en temps normaux. Cela signifiait qu'il ne s'épuiserait pas rapidement et qu'à la moindre maladresse, il profiterait de l'ouverture. Non, la meilleure chance du Luménien était de le déséquilibrer en usant de sa masse. Une manière peu gracieuse et facile à moquer de combattre, mais il était obligé d'user de ses propres atouts s'il voulait avoir la moindre chance d'avoir le dessus. Pour ça, il fallait attendre que Thibault tente quelque chose, puis utiliser son bouclier pour le renverser. Autant dire que ses chances de succès étaient des plus maigres...

Mais Thibault ne l'attaqua pas réellement.
Souple et rapide, il se mit à tourner autour de lui, initiant un assaut pour le suspendre aussitôt, se déplacer à nouveau, retenter l'opération...
Il le titillait, l'asticotait, l'aiguillonnait...
-Alby, rester à ne rien faire, ce n'est pas se battre ! lança-t-il finalement. Allez, mets-y un peu du tien ! Ne suis-je pas horriblement agaçant ? N'as-tu pas envie de me faire ravaler mes vantardises ? Je suis sûr que tu peux y arriver ! Je suis sûr...
Il sourit de toutes ses dents.
-...que tu peux faire renaître de ses cendres... LE BOUVILLON D'EREDHUN !

" Le quoi ? fit alors Hubert.
— Scélérat, tu vas me le payer." grommela le Luménien en chargeant le Sunite, juste histoire de le déstabiliser.
Dans son souvenir, le surnom était loin de ne référer qu'à sa méthode de combat. Il recouvrait toute sa gaucherie d'adolescent manquant de vivacité, à la fois d'esprit et de corps. Mais ces temps étaient révolus. S'il n'avait pas la sveltesse du Sunite, il était loin d'être aussi lourd —relativement parlant*— qu'il avait pu l'être à l'époque.

Thibault arbora une expression triomphale.
-Je savais que ça m...
Il s'interrompit, réalisant sans doute que le moment était mal choisi pour se vanter. Il s'efforça alors d'esquiver la charge mais... il avait trop tardé. Albérich parvint à le déséquilibrer et même à l'envoyer au tapis.
-Je l'ai fait exprès, fit le Sunite en se relevant promptement. Pour te faire plaisir ! Mais maintenant, le Bouvillon d'Eredhun va recevoir sa râclée !

" Le Bouvillon d'Eredhun ! Albérich ! On te cherchait un blason !" s'exclama Hubert.
Le Lathandrite s'approcha du Sunite, arborant un air mauvais.
" Tu vas voir qui va mordre la poussière, faux frère..."
La masse pour écarter la lame, puis un bon coup de bouclier, ça devait pouvoir marcher une deuxième fois...

Il parvint à écarter l'épée de son adversaire mais son coup de bouclier ne porta qu'à demi, ce qui ne le renvoya pas au sol mais le fit seulement chanceler.
-Hubert, à l'aide ! lança joyeusement le Sunite. J'ai mis le Bouvillon en colère ! Il me faudra dix secondes pour le battre au lieu de seulement cinq !
Il semblait décidé à laisser l'initiative à Albérich. Jeu dangereux...

" Ah ça, mes amis, vous vous débrouillez... Moi je suis l'arbitre, c'est tout."
Le problème, quand on se battait en force pour le plaisir, c'était de contrôler son geste. Albérich hésitait. Thibault pouvait déployer toute son adresse sans risquer de le blesser... mais si lui décidait de frapper vraiment fort... Un sortilège de soins pourrait être nécessaire. Il essaya à nouveau de charger, du bouclier plutôt que de la masse, histoire de minimiser les risques en cas de réussite...
"Et donc c'était le Bouvillon contre quoi ? Le... Paon d'Eredhun ?"

Thibault, après avoir paré maladroitement l'attaque avec son bouclier - il n'était manifestement pas un expert dans son maniement -, prit un air offusqué.
-Hubert, t'es rien qu'une mauvaise langue ! La vérité, c'est que j'avais divers surnoms : l’Élu de Sunie, l'Incarnon de la Beauté, la Splendeur faite homme, l'Empereur-dieu d'Eredh... Hé, pas le droit de m'attaquer pendant que je parle !

" Mais tu parles tout le temps !" protesta Albérich en l'obligeant à reculer.
Il s'immobilisa une seconde, tâchant d'anticiper le prochain mouvement de son adversaire.
" Il me semble que c'était Jeune Coq, ton surnom. Même tes supérieurs t'appelaient parfois comme ça. Euryale, en tout cas, l'affectionnait particulièrement. Moi, je n'aurais évidemment jamais osé en user... Je me serais ramassé une déferlante verbale que j'aurais bien été incapable d'endiguer."

-Oui, et ensuite, à la fois blessé par ton attaque et honteux de ma réaction, je serais allé pleurer toutes les larmes de mon corps dans un coin isolé...
Il secoua la tête.
-"Jeune Coq", seuls les jaloux m'appelaient ainsi. Mais des jaloux, il y en avait beaucoup : les responsables de tous les cultes voulaient que je serve de modèle pour les mosaïques et les statues de leurs temples, toutes les novices de toutes les obédiances étaient folles amoureuses de moi et leurs homologues masculins, s'ils n'étaient pas aussi épris de ma personne, voulaient m'écarter à tout prix ! Ah...

" Misère, Albérich, soudain... je mesure ce qu'a dû être ton adolescence, murmura Hubert. Vous ne l'avez jamais... je ne sais pas... bâillonné ?"
Albérich écarta à nouveau la lame d'un coup de bouclier, essaya de distraire Thibault de sa masse.
" Non. Il était trop populaire. Il aurait convaincu un voleur de bourses de lui offrir la sienne.
— En tout cas... Tu as du mérite."

-Oh oui, il en a... fit le Sunite, subitement sérieux.
Il évita de justesse une nouvelle tentative du Luménien pour le déséquilibrer.
-Et il est la preuve vivante qu'il y a une justice en ce bas-monde : il a su surmonter ses débuts difficiles et concrétiser plus qu'amplement tous les espoirs placés en lui. Quant à moi, c'est tout l'inverse : mes primes succès m'ont amené à devenir suffisant et, au final, à être la pire déception de mes formateurs !
Il sourit à nouveau.
-Enfin, hormis pour les exercices martiaux. Là, je suis toujours mille fois meilleur que notre cher Bouvillon...

" Tu étais grand prêtre de ton temple avant moi, dit le Luménien, qui commençait déjà à fatiguer, mine de rien. Moi, j'ai dû décevoir les miens... Au premier écueil, je me suis effondré, et j'ai planté tout le monde."
Hubert s'éclaircit la gorge.
" Je propose que... vous vous concentriez sur votre combat. Sinon je vais être forcé de vous affronter tous les deux en même temps, histoire de vous montrer ce que c'est que de se battre."

-Oh là là, je suis terrifié ! fit joyeusement Thibault.
L'instant suivant, il se tournait vers Albérich.
-Et si on lui montrait de quel bois on se chaufffe ? Et si on brisait définitivement ses illusions ? C'est vrai, quoi : depuis des siècles, pour leur faire plaisir, les clercs font croire aux paladins que ces derniers sont là pour les protéger... Alors qu'en réalité, un clerc n'a besoin d'aucune protection, étant mille fois plus fort qu'un paladin...

Albérich resta en garde, tout en considérant l'offre du Sunite. C'était peut-être un piège.
" Je vais chercher mon matériel, trancha Hubert. Essayez de ne pas vous blesser d'ici mon retour. Même si vous savez vous soigner, je sais..."
Sur ces belles paroles, il s'en fut.
" Il va nous ratatiner, remarqua le Luménien. Même quand je suis furieux, il me met au tapis."

-Bien sûr qu'il va nous ratatiner. Mais nous lui résisterons de notre mieux, si bien qu'il aura quand même matière à se dépenser : cela lui fera du bien ! Et puis...
Il eut un sourire espiègle.
-Je n'arrêterai pas de le narguer : c'est donc sur moi qu'il se concentrera. Du coup, tu auras peut-être une ouverture pour triompher de lui ! Le tout sera de la saisir...

" Je ne voudrais pas non plus lui défoncer les côtes, murmura Albérich. Le problème de la masse, c'est que même à l'entraînement... Elle ne fait pas dans la dentelle."
Hubert reparut, armé d'une épée et d'un bouclier, le sourire tranquille.
" Allez, le boeuf et le poulet, on se secoue un peu, maintenant. Albérich, flanc droit, ton bras d'attaque est toujours trop statique et trop bas. Thibault, plus de souplesse sur la jambe gauche. Tu as été rafistolé, y'a aucune raison qu'elle coince. Et cesse de prendre ces airs... Tu perds de l'énergie avec toute cette esbroufe... Imaginez que je suis... un bon guerrier squelette... Enfin non... Un bon guerrier ithilien... Je vais vous massacrer vos petites fesses de bigot. Allez, un peu de nerf !"

Thibuault rit.
-Écoutez-le donc ! Un demi-céleste emplumé qui me traite de poulet... Et qui me donne des conseils alors que je maniais déjà l'épée tandis qu'il jouait avec un hochet ! Ah, ces jeunes.
Il se mit en position.
-Petit petit petit, viens donc prendre ta raclée !

" J'ai pas de plumes, pas encore. J'espère que ça ne viendra pas."
Albérich ne se souvenait pas d'avoir parlé à Thibault de la nature d'Hubert. En tout cas, le paladin ne semblait pas lui en tenir rigueur. Sans doute le lui avait-il dit lui-même... dans quel contexte, mystère. Malgré lui, le clerc était curieux de ce que les deux hommes avaient échangé... sur son compte, déjà, mais aussi lorsqu'ils avaient fait équipe dans les souterrains, puis la forteresse, quelques jours plus tôt. Il était même un peu jaloux, à bien y réfléchir.
L'épée d'Hubert claqua sur son bouclier, puis lui frappa l'épaule, un petit coup sec, pour le rappeler à l'ordre.
" Misère, Albérich, tu rêves ! C'est fini la transe mystique ! Allez, on se remue ! Pour l'heure, y'en a un qui joue de la langue, et l'autre qui dort. Quelle fine équipe ! Moi qui croyais qu'on m'opposait l'élite d'Eredhun !"
Comme le Luménien devait reprendre ses esprits, le paladin alla chatouiller le Sunite, le forçant à se dépenser un peu plus que ce qu'il avait fait depuis le début de leur affrontement.

Alors, le Sunite haussa sensiblement son niveau.
Bien sûr, il se battait avec élégance et... un peu trop d'ostentation. Néanmoins, cela ne prenait pas les mêmes proportions que chez Giovanni et il était sensiblement meilleur combattant que celui-ci.
-C'est tout ce que tu sais faire ? dit-il d'un ton dégagé. Bigre, le démon que tu as vaincu devait être... un bébé démon.

" Tu me cherches, toi." dit le paladin.
Bon, il fallait garder un oeil sur Albérich, mais il n'était pas très rapide, aussi devrait-il pouvoir faire suer le Sunite un rien, tout en surveillant son flanc. Il se fendit, usa de son bouclier — il était autrement plus expert que le Luménien à ce petit jeu — et tenta d'écarter celui du clerc pour le toucher au ventre. Il fallait mesurer son geste : des épées de bois auraient été plus raisonnables, vu leur humeur à tous trois. Albérich s'était remis en mouvement, mais il semblait hésiter à l'attaquer, craignant sans doute de lui faire mal ou de se montrer déloyal. Tant pis pour lui : d'abord Thibault.

Thibault ne put l'empêcher d'écarter son bouclier mais, en se reculant, il parvint d'extrême justesse à éviter d'être touché par la lame du paladin
-Tu es tellement mauvais que plutôt que de faire équipe avec Alby, j'aurais dû vous défier tous les deux en même temps ! glissa-t-il, légèrement essoufflé. Au moins, il y aurait eu un peu de suspens...
Du suspens, il n'y en avait pas du tout, mais pas dans le sens qu'il clamait haut et fort. Ce qu'il ne pouvait ignorer, évidemment. Pour l'heure, toutefois, il parvenait à opposer une résistance tout à fait honorable.

Combattre Thibault n'était pas aussi difficile que d'affronter Edgar, Gaspard ou, bien sûr, Guillermo, mais il avait du style et il se défendait bien. C'était un exercice tout à fait stimulant et pas désagréable. De surcroît, harceler cet arrogant personnage avait quelque chose d'étrangement cathartique. Jusqu'au moment où Hubert réalisa qu'Albérich, loin de se joindre à eux, les observait, la mine dubitative. Cela déstabilisa quelque peu le paladin qui faillit laisser passer un coup du clerc — se récoltant un quolibet bien mérité. Il se reconcentra. Tant pis pour le Lathandrite. Il fallait...
Evidemment, Albérich en profita pour passer à l'action, le heurtant de son bouclier alors qu'il bloquait la lame de Thibault. Il fit un pas en arrière, un peu déséquilibré, rompit le contact et les envoya se cogner l'un contre l'autre dans un bruit de ferraille. Evidemment, le Bouvillon n'était pas doué pour freiner...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue