La Couronne de Cuivre

-J'espère sincèrement que j'aurais du temps libre quand nous serons installés car, pour l'heure, je n'ai pas une seconde pour souffler. Mais au pire, comme tu es le chef, il suffira que tu me convoques.
Il lui adressa un clin d’œil.
-Viens, je t'amène à Frida : elle est dans la cour et c'est sur mon chemin.
De fait, la rôdeuse supervisais tous ceux qui s'activaient à l'extérieur. Elle s'approcha de lui sitôt que Marcus eut pris congé et lui tendit la main.
-En voilà un à qui les dernières veilles ont réussi. C'est réconfortant.

Albérich serra la main de la rôdeuse et sourit.
" Lathandre m'a armé pour que je puisse servir la communauté au mieux en ces temps difficiles, dit le Luménien. Je voudrais que la situation soit tout autre, mais puisque l'adversité nous frappe, je ne peux que me réjouir d'avoir retrouvé la lumière."
Il jeta un regard circulaire autour de lui.
" Ce que tu as accompli n'est pas un mince exploit, Frida. Ramener tous ces gens, sains et saufs, jusqu'ici... Nous apporter renforts, espoir et ravitaillement... C'est quelque chose d'inestimable..."

Elle haussa les épaules.
-Traverser les Landes en suivant un itinéraire déjà reconnu et nettoyé des monstres qui le hantaient, cela n'a rien d'exceptionnel. D'autant que nous avons eu de la chance, avec le temps... Mais oui, je pense que vu le contexte, des renforts ne sont pas malvenus. J'espère que cela suffira pour changer la donne.

" Nous n'avons pas le choix, dit le Luménien d'une voix sereine. Nous devons réussir. Et nous réussirons."
Il posa la main sur l'épaule de la rôdeuse et lui sourit.
" Bienvenue, en tout cas. Votre présence est une bénédiction. Mais je vais vous laisser vous reposer... Nous nous verrons demain matin."
Il faillit lui demander ce qui s'était passé entre elle et Marthe, mais il préféra ne pas ternir l'instant. Il irait voir la juge dès qu'il serait de retour au palais.

Elle lui sourit brièvement.
-A demain, Albérich. Je suis heureuse de t'avoir revu et heureuse d'être à nouveau parmi vous.
Sur un salut, elle retourna à ses occupations, tandis qu'Albérich rebroussait chemin en direction de la salle au symbole. Aucun risque de se perdre : le fort était identique à celui où ils s'étaient installés, quelques veilles plus tôt.

Hubert l'y attendait pour lui permettre de faire le trajet de retour et ils regagnèrent la salle des symboles.
" Je vais rester ici : je dois renvoyer les hommes de Marcus au fort quand ils reviennent."
Il sourit, un peu mutin.
" Tu ne m'as jamais parlé de Marcus.
— Non, je sais. Je t'en parlerai, si tu veux.
— Oui, mais plus tard. Je pense que Clovis s'occupe de distribuer la manne céleste... mais tu devrais aller parler avec Marthe.
— Je sais, c'était mon intention. A tout à l'heure, alors.
— Oui."
Avant de se séparer, ils échangèrent un rapide baiser, aux aguets pour ne pas être surpris, puis Albérich se mit en quête de la juge.

Il ne la trouva pas.
Elle n'était ni à la bibliothèque, ni dans la salle des carte, ni dans la salle commune. Et la pister dans l'infinité de pièces du palais équivaudrait à chercher une aiguille dans une meule de foin.
Il put cependant constater que la distribution de vêtements et de couvertures battait déjà son plein.
Quant à Hubert, il n'eut pas longtemps à attendre avant de devoir retransférer l'équipe qui avait charrié les ballots.

L'absence de Marthe inquiéta Albérich. Ce qui aurait dû être une occasion de réjouissance s'était manifestement transformé en drame pour la juge. Il respectait son besoin d'être seule, bien sûr, mais il aurait préféré pouvoir s'assurer qu'elle n'avait pas besoin de soutien, d'autant qu'il n'avait aucune idée de ce qui s'était produit. Dès qu'Hubert reparut, il se porta à sa rencontre.
" Hubert, je n'ai pas trouvé Marthe. Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ah... Hum. Frida a fait sonder l'aura de tous les membres de la colonne. Avec leur accord, bien sûr. Mais je pense que pour Marthe...
— ... c'est un nouveau coup de couteau dans l'idéal de la communauté."
Albérich soupira, poings sur les hanches, la cherchant du regard parmi les colons sans espérer la repérer.
" C'était nécessaire, pourtant. Elle doit le savoir, continua Hubert.
— Elle le sait. Ça ne rend pas les choses plus agréables pour autant."
Il secoua la tête.
" Nous la retrouverons demain. Elle va digérer et revenir. Ah... J'aurais aimé que les choses soient plus simples...
— Rien de tout ceci n'était prévu, Albérich. On fait ce qu'on peut.
— Je sais. Bon... Nous verrons. Ecoute, je vais aller glypher le couloir des caves, je l'avais prévu hier, et ça m'est sorti de la tête.
— Je vais prendre mon courage à deux mains et rassembler mon état-major. Moi aussi, je devais le faire et ça m'est sorti de la tête."
La soirée n'était terminée ni pour l'un, ni pour l'autre...

Tandis que le Luménien se dirigea vers les sous-sol, Hubert se mit en devoir de réunir ses officiers. Ce ne fut pas très difficile : l'essentiel se trouvait dans la salle d'entraînement, occupé à s'exercer eux-mêmes ou à conseiller les civils qui ne s'étaient pas encore rués pour récupérer de nouvelles fournitures, et Varamyr était comme à son habitude dans les jardins.
Bientôt, tout le monde fut rassemblé dans la salle choisie par le paladin.

" Bonsoir. Merci d'être venus malgré l'heure, dit le paladin en préambule. Comme vous l'avez vu, la colonne commandée par Frida est arrivée dans l'un des forts situés à l'est de la ville. Nous avons la possibilité de nous y rendre aisément via un téléporteur et nous avons l'intention d'y établir un campement permanent. Nous allons vraisemblablement recevoir de nouvelles recrues via ce groupe, qu'il faudra intégrer à notre organisation. Une petite garnison sera aussi stationnée dans ce fort, mais nous y reviendrons quand les choses seront plus claires. Bref, ce n'était pas ce que je voulais vous dire en priorité."
Il sourit.
" Qui avez-vous désigné pour être mon second ?"

Ils s'entreregardèrent. Puis regardèrent tous Edgar qui grimaça : il allait être contraint de retrouver son rôle de porte-parole.
-Et bien... Hum...
Il se racla la gorge.
-Aucun d'entre nous n'est taillé pour ça. Alors on a désigné... Étienne.

" Etienne ?! s'exclama Hubert sans parvenir à masquer son incrédulité. Mais Etienne est..."
Il ferma les yeux et se massa l'arête du nez de deux doigts, avant de rouvrir les paupières et de prendre une profonde inspiration.
" Soit, hum. Autre point. Avec la perte de certains d'entre nous dans l'enceinte même du bastion ithilien, les chances que notre refuge soit découvert ont fortement augmenté. Nos clercs sont en train de piéger les entrées, pour que les Ithiliens ne puissent pas aisément pénétrer dans nos murs, mais... nous aimerions créer un semblant de garde, afin de surveiller les portes, notamment. Vu notre nombre restreint, le conseil a décidé que des civils occuperaient ces rôles de sentinelles. Mais j'ai besoin d'un officier pour superviser le recrutement, la mise en place et le fonctionnement quotidien de cette équipe."

Renaud et Roland prirent un air dégagé, Varamyr parut s'abimer dans la contemplation d'une mosaïque, Gaspard sembla hésitant et Edgar soupira, résigné.
-J'veux bien m'en charger, fit-il. En tant qu'instructeur, j'en vois passer pas mal, des civils. Puis Ted pourra me donner un coup de main, au besoin.
Il eut un sourire en coin.
-Et comme ça, aucun risque qu'on me confie une responsabilité plus grande encore, genre diriger la garnison du fort.

Le manque d'enthousiasme de cet état-major, dès qu'il y avait quelque chose à prendre en charge, était pour le moins déstabilisant. Hubert ne s'attendait pas à ce qu'ils sautent de joie chaque fois qu'il cherchait un volontaire, mais à ce point-là, c'était spectaculaire. S'il avait eu pléthore d'officiers à sa disposition, il les aurait tous renvoyés.
" Très bien, c'est réglé. Pour les autres... Nous verrons demain, une fois que je sais exactement quel contingent militaire nous a rejoints. Varamyr, je pense que de toute façon, tu repasses sous les ordres de Frida. Les éclaireurs n'ont jamais été intégrés au reste des troupes."
Un relatif non-sens, mais il n'avait pas envie de se mettre Frida à dos : elle faisait très bien son travail.
" Ce sera tout pour le moment. Je vous souhaite une bonne fin de soirée."

Ses officiers le saluèrent puis se dispersèrent pour retourner à leurs occupations respectives, qui vers les jardins, qui vers la salle d'entraînement.
En parcourant les couloirs, Hubert eu l'impression que la Communauté se coucherait plus tard que d'ordinaire : la distribution de vêtements et de couvertures, à elle seule, prendrait du temps, et il fallait également compter avec l'excitation inhérente à l'arrivée de la colonne, avec laquelle les effectifs du groupe allaient plus que doubler.

Hubert lorgna d'un oeil la distribution — laquelle se faisait, comme de coutume, sans tensions ou heurts, tout en réfléchissant à la suite des opérations. Le transfert de la colonne jusqu'au palais allait probablement prendre la majeure partie de la journée, mais sans doute ne pourrait-elle commencer qu'à la mi-journée, une fois tous les échanges d'information réalisés et l'organisation pratique au point. Cela remettrait sans doute au lendemain la nouvelle exploration du Temple de Lathandre, à moins qu'ils n'y envoient Thibault, Varamyr et les Tymorans, pendant que les conseillers géraient le grand capharnaüm. Vu la vitesse à laquelle la téléportation fonctionnait, rien ne les empêcherait de venir chercher Albérich au moment crucial s'ils craignaient de toucher à des objets de culte en l'absence d'un clerc de la foi correspondante. Curieusement, il avait l'impression que ni Varamyr, ni Thibault n'auraient ce genre de réserves.
Albérich remonta des caves et vint se poster à côté de lui. Pas besoin de lui poser la question : ils se serviraient, bien entendu, en dernier lieu.

Supervisée par Clovis, qui prenait des notes, effectuée par les hommes de l'intendance, qui allaient farfouiller dans les ballots, la distribution bénéficiait de surcroit du concours du gang des couturières, lesquelles, d'un regard, pouvaient dire ce qui serait à la taille des différents colons qui se présentaient. Quand, une bonne heure plus tard, vint le tour d'Albérich et d'Hubert, ils reçurent une couverture et une tenue chacun, simple mais solide et surtout propre à combattre les frimas. Ceux qui avaient procédé aux achats à Grand-Estuaire avaient bien fait les choses.

" Bon, il va falloir en prendre soin, pour changer." dit Albérich avec malice.
Hubert sourit.
" Je te signale que ce n'est pas moi qui ai lancé cette mode de déchirer mes vêtements à la première occasion.
— Mais je parlais pour moi aussi."
Le problème des matelas demeurait entier, mais les couvertures adouciraient déjà l'ordinaire de ceux qui n'en avaient pas jusque là.
Leur baluchon sous le bras, ils se rendirent dans la salle commune, histoire de discuter un moment des perspectives pour le lendemain. Mais, sauf nouvel événement, ils ne tarderaient plus à aller se coucher.

Lorsque l'animation décrut dans la vaste pièce, lorsqu'il devint donc possible de s'étendre en espérant dormir, le clerc et le paladins se couchèrent. Ils étaient désormais complètement seuls dans leur petit coin de salle : même Giovanni semblait avoir déménagé.
Ils sombrèrent sans difficulté, dormirent paisiblement.
Jusqu'à ce que l'aube les éveille.

Comme chaque matin, désormais, Hubert et Albérich se rendirent dans la salle aux vitraux pour prier. Ensuite, ils rebroussèrent chemin vers les thermes, où Albérich improvisa son habituelle cérémonie — un quart d'heure de communion spirituelle, pour qui le désirait, tandis qu'Hubert allait prendre son petit déjeuner. Il espérait que le Lathandrite serait le premier à tomber sur Marthe et, de son côté, il se demandait si Giovanni avait décoléré. En même temps, il n'avait aucune envie de débuter la journée par une discussion difficile : il était plein d'énergie, d'excellente humeur, les nuages pouvaient attendre...

En entrant dans la salle à manger, il repéra Giovanni, attablé avec Thibault, et Marthe, mangeant en compagnie des instituteurs. Ni l'un ni l'autre ne semblait d'humeur particulièrement grise. Quant à lui, c'est avec ses officiers qu'il s'installa, lesquels étaient plein d'énergie et d'entrain.
La cérémonie terminée - les personnes habituelles étaient venues -, Albérich put à son tour gagner la vaste pièce et eut l'embarras du choix quant aux places disponibles.

Il alla s'installer près de Marthe. Comme elle était en bonne compagnie, il se contenta de saluer tout le monde puis de petit-déjeuner en écoutant leurs conversations, ne parlant que lorsqu'on l'interrogeait directement. Il surveillait Hubert du coin de l'oeil : c'est lui qui irait chercher Frida dès qu'il aurait terminé de manger. De son côté, il comptait passer voir Etienne avant le conseil pour tenter — une fois encore — de le convaincre de se joindre à eux.

La discussion concernait les livres, leur classement, leurs thématiques... Marthe paraissait détendue mais sachant qu'elle était du genre à cacher ses émotions pour ne pas nuire à l'ambiance générale, cela ne voulait rien dire.
Le petit déjeune s'acheva : l'heure du conseil approchait. Hubert, déjà, se levait pour rejoindre la salle des symboles.
Albérich pouvait aller trouver Étienne, même s'il n'avait pas beaucoup de temps devant lui. Mais leur dernier entretien ayant été pour le moins bref, cela devrait largement suffire.

Albérich n'espérait pas rencontrer grand succès avec le chevalier, mais il ne craignait pas non plus d'arriver en retard au conseil. C'était pour la bonne cause, après tout. Il alla donc jusqu'à la chambre où se terrait Etienne et frappa doucement.
" Etienne, c'est Albérich. Je me demandais si, aujourd'hui, tu te joindrais à nous pour le conseil ? Frida et la colonne de Grand Estuaire sont arrivées hier soir. Il va y avoir pas mal de bouleversements dans notre organisation... et beaucoup de nouvelles têtes. Si tu en as envie... Ce serait l'occasion de reprendre pied parmi nous."

Le chevalier resta un moment silencieux. Le temps nécessaire pour digérer les informations, peut-être.
-Désolé, Albérich, mais je ne viens pas, dit-il finalement. D'une part, j'estime ne plus avoir ma place au Conseil : mon idéalisme naïf et ma stupidité crasse nous ont menés à la catastrophe. D'autre part, je suis tellement déconnecté de tout ce qui se passe que même si j'avais le courage d'assumer mes torts et d'affronter la situation dont je suis responsable, je ne serai absolument d'aucune utilité d'aucune sorte.
Soupir.
-Bon courage à vous.

" Etienne, tu auras toujours ta place au conseil, répondit Albérich. Nous n'avons pas perdu espoir. Nous avons toujours foi en ton rêve. Et si tu as besoin de temps pour reprendre tes marques dans la situation actuelle... Je pourrais venir te raconter où nous en sommes... Comme ça dans quelques jours, tu te sentiras plus à l'aise..."
Il pinça les lèvres.
" Mais je ne veux surtout pas te contraindre. J'aimerais... te voir, c'est tout. Depuis que tu es arrivé... je parle à cette porte."

-Elle est un bien meilleur interlocuteur que moi, tu peux me croire.
Nouveau soupir.
-Et tu sais, le propre des rêves est... de ne jamais se réaliser. Nous nous sommes tous bercés d'illusions et ce, depuis le début. Peut-être parviendrez-vous à bâtir quelque chose, ici. Je le souhaite de tout cœur. Mais pour que cela ait une chance de se produire, il est grand temps que des gens plus... raisonnables, plus responsables, que des gens tels que vous prennent les chose en main. L'heure des idéalistes est révolue.

" Non. Nous avons besoin des idéalistes pour qu'ils nous guident dans la bonne direction. C'est vrai que l'heure est... à l'urgence, et nous sommes forcés de concentrer tous nos efforts dans la résolution de la crise en cours... C'est l'heure des pragmatiques. Mais c'est temporaire... et même dans ce cadre, tes compétences nous seraient précieuses... et ta présence soutiendrait plus d'une personne..."
Il se tut.
" Ah, excuse-moi. Je ne veux te forcer à rien. Ressource-toi, Etienne. Mais aie foi. Rien n'est perdu."

-Disons plutôt que tout n'est pas perdu pour tout le monde.
Albérich l'entendit bouger.
-Mais laisse, je suis une sorte de générateur à découragement, à pessimisme, à remords et à sombres réminiscences. Va donc plutôt rejoindre les autres pour le Conseil.

" Oui. A bientôt."
Evidemment, Etienne devait songer à Louis. Etrange comme un homme qui avait eu un rêve aussi fabuleux et aussi risqué, était finalement brisé par la mort d'un amour. Il y avait la trahison, bien sûr, mais elle aurait pu l'emplir de rage, une rage qu'il aurait fallu canaliser pour la rendre constructive, mais qui aurait été plus rassurante que ce désarroi. Le chevalier ne voyait plus la beauté de son rêve s'il était privé de l'homme qu'il aimait. C'était beau. Et c'était stupide, en même temps. Louis ne valait pas un tel désespoir.
Il se rendit à la salle des cartes, pensif, sans avoir la moindre idée de comment aider Etienne. Peut-être était-ce impossible. Mais d'autres choses pouvaient être faites, pour aider le groupe dans son ensemble...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue