La Couronne de Cuivre

-En réalité, nous avons le choix. Il y a une ambassade de Paludiers ici, non ? Je suis certaine qu'ils pourraient conduire sans risque les civils en lieu sûr, un lieu sûr d'où il serait possible de revenir ici sitôt nos ennemis vaincus : ainsi n'auraient-ils pas l'impression, nocive pour le moral, que nous renonçons. Néanmoins, si cette solution ne te conient pas, soit. Nous pouvons nous contenter d'établir des règles claires, de préparer l'évacuation si elle finit par s'avérer indispensable et de mettre sur pied... un Conseil de remplacement qui prendra la place de celui-ci si nous devons en arriver aux extrémités qu'évoque Hubert.

" Je préfère cette option, dit Albérich. Mais je préférerais encore que nous jouions cartes sur table. Jusqu'ici, les colons se sont montrés incroyablement responsables et matures... Pourquoi ne pas leur exposer franchement la situation, et nos doutes ? Ils peuvent comprendre et décider. Mesurer l'ampleur des risques. Je pense que ce serait globalement plus sain. Et s'ils décident de partir dès à présent, très bien. S'ils décident de rester, très bien aussi. S'ils décident de former deux contingents, encore très bien. Mais nous ne pouvons pas impliquer les Paludiers sans leur poser la question."

-Bien sûr.
Elle jeta unr egard à Hubert, revint à Albérich.
-Mais toutes ces discussions vont finir par nous mettre en retard. Comme nous sommes globalement d'accord, je propose que nous procédions sans plus tarder au transfert, de toute façon impératif pour la tenue d'une Assemblée. Enfin, que nous organisions le transfert après qu'Hubert ait procédé au sondage.

Hubert se leva.
" Oui, allons-y." fit-il.
Albérich acquiesça mais resta assis. Ces quelques minutes l'avaient déjà épuisé.
" Je vous retrouve à la réception. Je vais prévenir Clovis de se tenir prêt."

Evidemment, la démarche d'Albérich ne posa aucun problème : Clovis assura qu'il serait sur le pont et qu'il allait de ce pas mobiliser son équipe.
Du côté d'Hubert, tout alla également sans la moindre difficulté : les clercs et les paladins avaient veillé à ne pas trop s'éloigner, à ne pas trop se disperser. Ils avaient pour la plupart entre vingt-cinq et trente ans - hormis la Tymorane qui comptait quelques années de plus -, étaient tous plein d'entrain, plein d'énergie et semblaient relativement disciplinés, ce qui était bon signe.
Marcus fit une brève apparition entre deux tâches "urgentes", selon ses propres termes, et ne resta que le temps qu'Hubert s'assurer de la nature de son aura. Pour lui comme pour les autres, aucune once de malfaisance ne fut détectée.

C'était donc le moment de procéder au transfert. Hubert expliqua sommairement le fonctionnement du téléporteur, puis se posta près de la console, au cas où il aurait été nécessaire de la réactiver périodiquement. Cela lui permettrait de regarder défiler toutes ces nouvelles recrues, une à une. Ensuite, il avait l'intention de compulser les listes militaires de Frida pendant que les nouveaux colons s'installaient. Sans doute devraient-ils procéder à l'assemblée tout de suite après, histoire de continuer... ou de repartir... sur des bases solides.

Au cours de l'heure qui suivit, Hubert vit ainsi passer l'ensemble des membres de la colonne - à l'exception notable des palefreniers et des guetteurs, comme le lui signala Frida. Il vit évidemment beaucoup de civils, mais également un nombre non négligeable d'hommes d'armes, de baroudeurs - et de baroudeuses -, certains portant des symboles tymorans en matière de porte-bonheur. Nul doute qu'après l'hécatombe subie lors de l'invasion ithilienne, leurs forces militaires allaient sensiblement s'accroître...
Le flot finit par se tarir.
Le transfert était terminé.

Hubert suivit les derniers et regagna le palais. Il chercha Frida en priorité : il lui semblait qu'il serait nécessaire de prendre le risque de laisser le fort sans surveillance le temps de l'assemblée, afin que tout le monde puisse participer au rassemblement. Ensuite, il avait l'intention de compulser les listes jusqu'à ce qu'Albérich donne le signal des hostilités.
Pas des hostilités, il ne fallait pas qu'il pense en ces termes.
Heureusement, il avait l'impression que le Luménien serait leur porte-parole. Lui-même n'aurait même pas su par où commencer.

Frida s'en fut chercher ceux demeurés au fort et Marcus fit une brève apparition pour lui remettre des lisstes plus impeccablement tenues encore que celles d'Ignace, ce qui n'était pas un mince exploit.
La première reprenait les différents volontaires ayant joué et jouant encore le rôle de guetteurs : parmi eux, quelques elfes, quelques demi-elfes.
La deuxième, plus intéressante - même s'il y retrouva des noms figurant sur la précédente -, présentait les combattants. Il y avait là bien des aventuriers, donc quelques-uns fort expérimentés, mais aussi des gardes, des miliciens, des soldats même, démobilisés après que la chute de Nwalk et l'éradication des Rouges mués en bandits de grand chemin aient permis aux divers bourgs et cités de limiter à nouveau leurs dépenses militaires. En tout, c'était sur pas moins de cinquante recrues qu'Hubert pouvait compter.

C'était une excellente nouvelle. Dès qu'il en aurait l'opportunité, il tâcherait de rassembler tout ce groupe, de rencontrer plus individuellement ceux qui avaient servi d'officiers à la colonne, de demander l'avis de Frida, et d'organiser tout ça au mieux. Il fallait aussi qu'il prenne le temps de parler avec les deux paladins lathandrites. Il ne les avait pas reconnus, mais il n'était pas impossible que l'un d'entre eux ait été novice à la commanderie de Luménis quand il était lui-même jeune paladin : les physionomies changent parfois fortement avec l'âge. De toute façon, la rôdeuse estimait qu'ils devaient être cadrés par un aîné... Il fallait donc qu'il s'efforce d'être à la hauteur.
Mais avant toute chose... Il fallait que l'assemblée se range derrière eux.

Le lieu choisi pour celle-ci était évidemment l'amphithéâtre du premier étage.
Aussi vaste soit-il, il ne tarda pas à être littéralement bondé : les colons, anciens comme nouveaux, étaient pressés les uns contre les autres sur les gradins. Néanmoins, la configuration de la salle étant la plus propice à cet événement, personne ne songea à se plaindre.
Bientôt, ils furent au complet.

Un peu plus tôt, rassuré sur la manière dont se déroulait l'installation, Albérich s'était écarté du flot des nouveaux arrivants pour regagner... la porte d'Etienne. Il frappa trois coups avant de s'annoncer.
" Etienne, je suis désolé de te déranger à nouveau, le même jour... Hum. Je voulais te prévenir que nous allions tenir une assemblée, d'ici une dizaine de minutes... et t'y convier."

Il y eut un silence puis... un rire débordant d'amertume.
-Tu tiens vraiment à ce que tout le monde me voie ? A ce que tout le monde mesure à quel point je suis... vaincu ?
Il soupira.
-Je n'en vois franchement pas l'intéret : hormis briser les illusions de ceux qui en nourrissent encore à mon égard... Cela ne servirait pas à grand chose.

Albérich s'était attendu à cette réponse, mais dans le même temps, il ne pouvait pas ne pas inviter le chevalier : il était l'âme du groupe, et tout le monde assistait au conseil. Il hésita à lui dire que Marthe avait démissionné, mais s'en abstint. Etienne était fichu de l'imiter dans l'instant, cédant à son amertume. Or Albérich ne pouvait se résigner à perdre tous les idéalistes... même si celui-ci était dans un piètre état.
" Je comprends. Je te ferai rapport de ce qu'il en est sorti plus tard."
Puis il le laissa et monta à la rencontre de ses collègues et des colons rassemblés. En pénétrant dans la pièce, il fut impressionné par le nombre de personnes présentes, intimidé par leurs attentes et leurs espoirs, qu'il connaissait mal mais dont il ressentait profondément le poids. Il chercha Frida et Hubert du regard, puis les rejoignit.
" Comment procédons-nous ?"
Hubert ouvrit des grands yeux.
" Moins je dois parler, mieux c'est."

L'expression de la rôdeuse était très proche de celle du paladin.
-Idem. Et s'il est possible que je ne parle pas du tout, c'est encore mieux.
Marthe ne s'était pas jointe à eux mais n'avait pas pour autant intégré la foule des colons : elle se tenait non loin de la porte, digne, grave, songeant sans doute à sa proche déclaration.

Albérich leur sourit. Il s'y était attendu, somme toute, il regrettait juste de ne pas avoir eu le temps de préparer son intervention avec le soin nécessaire. Il faudrait compter sur les vieux réflexes et la sincérité.
" Bon, mais dans ce cas, je veux juste être bien sûr que nous sommes d'accord : je joue cartes sur table et je leur laisse la possibilité de nouvelles élections. J'ai aussi réfléchi... au fait que nous pourrions proposer de remettre notre mandat à la fin des hostilités, quoi qu'il advienne."

Frida leva les yeux au ciel.
-Tu ne crois pas qu'ils vont déjà devoir intégrer assez d'informations comme cela ?
Elle soupira.
-Ecoute, fais ce que tu juges bon. Nous ne pouvons pas nous lancer dans un grand débat, de toute façon : ils attendent...

Hubert acquiesça pour lui signifier son assentiment et Albérich prit une profonde inspiration. Il monta ensuite sur l’estrade et adressa un sourire tranquille à l’assemblée. Il était intimidé mais ne pouvait pas se permettre de le montrer. Les gens avaient besoin d’un leadership assuré, pas de chefs accidentels dont ils mettraient les compétences en doute.
« Bonjour, merci d’avoir répondu à notre appel. Je suis Albérich Megrall, membre du conseil de la communauté, et c’est moi qui m’en ferai le porte-parole aujourd’hui. Avant tout, je voudrais souhaiter la bienvenue aux courageux qui ont bravé les Landes pour nous rejoindre. Nous aurions tous espéré vous accueillir dans de meilleures circonstances, dans une ville qui aurait été nôtre, mais comme vous le savez désormais, la situation s’est dégradée entre le moment où vous avez décidé de vous impliquer dans notre projet et celui où vous êtes arrivés. Je reviendrai à cette situation dans quelques minutes, mais je voudrais d’abord vous parler du conseil. »
Il jeta un coup d’œil vers Marthe, chercha Thibault du regard, Marcus aussi, balaya le reste du groupe des yeux et continua.
« Le conseil a été autrefois construit comme un ensemble de représentants, élus par vous, à même de gérer la vie quotidienne de la communauté sans qu’il soit nécessaire de consulter l’ensemble de ses membres à chaque prise de décision. Cependant, toutes les orientations critiques, tous les choix importants, tous les problèmes difficiles vous ont chaque fois été présentés, avec la possibilité de débattre, de voter, bref, de guider l’avenir du groupe. Aujourd’hui, à plusieurs reprises, vu la situation, ces prérogatives vous ont échappé et le conseil seul a tranché. A certains moments, vous nous avez donné ce mandat en pleine conscience, mais à d’autres, nous n’avons pas eu le temps… ou la possibilité… ou la volonté, peut-être, à notre insu… de vous convier à la réflexion et à la prise de décision. La raison pour laquelle je vous parle de ça aujourd’hui est que, comme vous allez le constater par la suite, nous sommes à un point crucial dans l’histoire naissante de notre communauté — appelons-la Clairétoile pour l’instant, et je veux que vous réfléchissiez bien, chacun, en votre âme et conscience, au rôle que vous entendez donner au conseil dans les jours à venir. »
Il se déplaça légèrement, les regarda, pour s’imprégner de leur attitude.
« Mais aussi aux personnes que vous voulez voir vous représenter. Le conseil d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celui que vous avez élu. Trois de ses membres fondateurs sont morts. Etienne est convalescent. Restent Frida et Marthe, mais cette dernière va s’adresser à vous dans quelques instants pour vous expliquer qu’elle a décidé de se retirer. Restent Hubert et moi-même. Vous ne nous avez pas élus. Je veux que vous gardiez ceci à l’esprit pendant tout ce qui va suivre, parce qu’à la fin de cette assemblée, je vais vous demander de voter pour nous accorder votre confiance, ou pour demander la dissolution du conseil et la tenue de nouvelles élections. »

Il y eut beaucoup de murmures dans l'assistance.
Quelques-uns du côté des nouveaux : des commentaires plutôt posés.
Bien davantage - et bien plus animés - du côté des anciens, qui mesuraient sans doute mieux ce qu'impliquait - ou pouvait impliquer - ce préambule pour le moins grave et lourd de sens.
Ils persistèrent un certain temps puis se turent.
On attendait la suite.

Albérich fut satisfait de leur réaction, il ne s'était pas attendu à autre chose. Il jeta un regard vers Marthe, qui voudrait sans doute s'expliquer bientôt. Mais il voulait d'abord replacer le contexte, ne fut-ce qu'un rien.
" Quand vous vous êtes joint à la communauté, vous avez signé une charte, qui vous promettait une démocratie totale, la possibilité de décider de chaque aspect de nos vies futures en cet endroit merveilleux. Bien sûr, les modalités particulières du trajet n'ont pas toujours permis cette gestion directe des événements... Vous avez fait confiance à Robert, à Ignace, à Frida, pour nous guider en lieu sûr. Le système de gouvernement rêvé, la liberté, la confiance, devaient reprendre leurs droits inaltérables une fois à Clairétoile, au moment où nous allions commencer notre véritable établissement. Nous avons subi une trahison grave quand Ignace et Agnès se sont révélés sous leur vrai jour. Cela nous a contraints à prendre des mesures, que vous avez soutenues, mais qui étaient contraires aux idéaux que vous aviez choisis. De la même manière, aujourd'hui, alors que notre ville nous a été ravie par un envahisseur brutal, nous avons été forcés de sonder tous les nouveaux arrivants, avec leur accord à nouveau, mais dans un climat de méfiance dont nous ne voulions pas. Mais nous n'avons pas le choix. Ou peut-être l'avons-nous. C'est sans doute la base de tout ce que vous devez assimiler, mesurer et accepter, ou rejeter, aujourd'hui."
Il se tut quelques secondes pour rassembler ses esprits.
" Les Ithiliens sont nombreux. Ils ont pris un nombre élevé d'otages qu'ils utilisent désormais comme main d'oeuvre, sous le couvert d'une justification fallacieuse. A leurs yeux, nous sommes l'envahisseur. Nous avons plusieurs options, face à leur présence. Nous rendre, tenter de négocier, les combattre d'une manière ou d'une autre, fuir. Ce sont des choses dont nous avons déjà parlé en assemblée. Mais aujourd'hui, la situation a changé. Nous avons appris que sous Clairétoile se trouvait un sceau qui enfermait la source de la catastrophe qui a autrefois ravagé la ville... mais aussi la région... Ce mal... nous ne savons pas exactement ce qu'il est... mais il est probablement de nature démoniaque. Est-ce un passage vers les Enfers, est-ce une prison qui retenait des démons ? Je vous le dis, nous l'ignorons pour l'heure. Mais nous savons plusieurs autres choses : nous savons que les Ithiliens ont rompu ce sceau et que la catastrophe est sur le point de se reproduire. Nous savons que ce palais, ici, constitue une protection sûre contre ce désastre. Et nous savons, et c'est sans doute le plus important, que nous sommes capables de circonscrire, peut-être de repousser intégralement, ce qui se prépare. Mais nous ne savons pas à quel prix."
Il leur laissa quelques secondes pour assimiler ce qu'il venait de dire, puis reprit.
" Personnellement, et je pense que je parle pour Hubert et Frida, j'ai toujours foi en notre capacité à vaincre et à sauver cette ville. Mais je ne sais pas quels sont les chemins que nous devrons emprunter pour y parvenir. Je ne sais pas quels sont les risques que nous devrons prendre, ni les pertes que nous subirons, je ne sais pas non plus si nous pourrons toujours revenir vers vous pour vous demander votre avis. Mais nous avons encore la possibilité de le faire aujourd'hui."

Il n'y eut guère de surprise à l'écoute des nouvelles concernant les Ithiliens : la plupart étaient connues où avaient fini par filtrer d'une manière ou d'une autre. Il nota cependant de l'indignation chez les nouveaux venus, les moins au fait des détails. Il nota, aussi, que les options impliquant la fuite ou la reddition n'étaient pas très populaires - doux euphémisme.
Les informations liées au sceau et aux forces démoniaques prêtes à jaillir des tréfonds de la terre firent bien davantage sensation. Les murmures redoublèrent, il y eut des exclamations... Cette fois, il fallut pus de temps pour que le calme revienne.
Il finit cependant par revenir : les colons savaient qu'on leur apprendrait tout ce qu'il y avait à apprendre, qu'ils auraient leur mot à dire. Apparemment, ils appréciaient.

Il fallait être franc, à présent, aussi douloureuses soient les vérités.
« Notre certitude est que ce sceau doit être refermé. Le risque qu’il représente nous dépasse, nous, les membres de la communauté, il concerne l’île entière. Nous pourrions faire appel à Luménis, à Antelucas, à Lunaros, pour nous épauler dans cette lutte. Si nous le faisons, nous refermerons le sceau, mais nous perdrons la ville. A l’heure actuelle, le conseil a foi dans la capacité de la communauté à repousser cette menace sans aide extérieure. Cela nous permettrait de conserver la mainmise sur les lieux une fois le danger écarté. Mais je ne vous cache pas que si les choses devaient nous échapper, la sécurité d’Hélonna exigerait que nous appelions des renforts officiels. Le prix à payer est trop élevé. »
Il eut un sourire apaisant.
« Mais nous n’en sommes pas là. Le conseil actuel vous propose de tout mettre en œuvre pour libérer Clairétoile, refermer le sceau, sauver les prisonniers. Si vous votez pour nous renouveler votre confiance, nous nous engageons également à organiser de nouvelles élections dans les dix jours qui suivront la victoire, avec la possibilité pour chacun de se présenter et de faire valoir son avis. Nous vous promettons également un retour complet à la charte à laquelle vous avez adhéré. Et de vous consulter dès que nous le pouvons. Mais la lutte dans laquelle nous sommes désormais engagés ne nous permettra pas de changer complètement de cap d’un jour à l’autre. Nous serons peut-être forcés de restreindre certaines libertés ou de vous contraindre à des activités… des déplacements… qui vous déplairont. Je ne peux pas le prévoir aujourd’hui. Je ne sais pas de quoi est fait demain. Je ne le souhaite pas et, autant que faire ce peut, nous essaierons de l’éviter. Mais en cas de crise, notre latitude pourrait être limitée. »
Il eut un geste désolé.
« Je suis conscient que ce dont je vous parle ne doit pas vous remplir de joie, et c’est pourquoi j’aimerais laisser à Marthe l’opportunité de s’exprimer, et puis à vous, aussi… Je vous exposerai ensuite ce que nous envisageons… les questions que nous nous posons… et cela vous permettra, je l’espère, de décider de ce que vous voulez faire… avec nous ou sans nous… »

Une fois encore, la plupart des réactions vinrent des anciens.
Les nouveaux membres de la Communauté avaient déjà opté, de manière temporaire et pour assurer leur survie à travers les Landes, pour un système autoritaire : ce qui se dessinait ne les choquait donc pas particulièrement. De surcroit, ils n'avaient pas fait face à l'indifférence, au mépris ou à la défiance affichées par la plupart des citées d'Helonna envers les premiers défenseurs du projet.
Chez ces derniers, la possibilité de faire appel à une aide extérieure fut d'emblée mal accueillie. Personne ne s'exprima clairement, ce n'était pas le moment, mais Albérich le sentit de manière très nette. Il entendit même plusieurs personnes dire que s'il devenait impossible d'agir autrement, il faudraia au préalable détruire tout ce que la cité contenait de précieux et d'intéressant, pour que les autorités des villes qui avaient refusé de les soutenir jadis ne s'en empare pas à si bon compte et, surtout, sans leur demander leur avis.
En comparaison, la perspective d'un Conseil aux pouvoirs accrus, sans être accueillie de gaieté de cœur, suscita moins d'hostilité. De même que la possibilité de restriction des libertés individuelles. Sans doute les derniers jours avaient-ils préparé le terrain...
Le silence finit par regagner peu à peu la salle, et Marthe commença à s'avancer.

Albérich n'était pas surpris, peut-être un peu déçu, juste, que les gens soient aussi hostiles envers les grandes cités de l'île. Détruire les merveilles de Clairétoile, il y avait songé, lui aussi, car il craignait l'usage que même les meilleures intentions feraient d'une telle puissance, mais il ne se sentait pas au-dessus des autres autorités de l'île... Le pouvoir des gemmes déstabiliserait l'équilibre géopolitique, quelle que soit l'identité de ceux qui le posséderait. Et cela comprenait la communauté.
Mais au-delà de ça, il craignait que s'ils en étaient réduits à appeler à l'aide, ils seraient dans une situation telle que détruire quoi que ce soit relèverait du voeu pieu. Il y avait potentiellement des gemmes aux quatre coins de la ville, et ils n'en avaient exploré qu'une infime partie. Et s'ils étaient débordés par les démons... Cela signifierait probablement qu'il ne resterait pas grand monde à mobiliser pour quelque tâche que ce soit.
Tandis que Marthe s'avançait, il s'autorisa un regard vers Hubert et Frida, quêtant leur humeur, puis croisa les bras et s'appuya à la table pour écouter la juge. Au fond de lui-même, il restait navré de sa décision, même s'il la comprenait.

Le silence était désormais complet.
Face à la Communauté, Marthe se tenait debout, très droite, très digne, dans une attitude qui n'était pas sans rappeler celle affichée lors des funérailles de Robert.
Il se racla la gorge. Prit une profonde inspiration.
Se lança.
-Albérich vient d'exposer la situation dans laquelle nous nous trouvons, avec clarté, sincérité, exactitude. Nous n'avons plus seulement affaire aux Ithiliens qui, non contents de nous envahir, ont également asservi nombre des nôtres. Nous avons aussi affaire à une menace qui dépasse l'entendement et qui, par la faute de notre ennemi, risque de frapper cette cité puis l'île toute entière. Il est donc impératif de tout mettre en œuvre afin de repousser cette menace, de sauver les vies de nos proches captifs, les nôtres et, plus largement, celles de l'ensemble de nos concitoyens. Cela réclame des décisions fortes. Cela réclame des personnes capables de les prendre et disposant de la latitude pour les prendre.
Nouvelle inspiration.
-Albérich, Frida, Hubert sont de cette trempe. Moi, non. C'est la seule et unique raison de ma démission. Celle-ci n'est en rien un désaveu vis-à-vis des autres membres du Conseil, de la politique que nous avons menée ensemble, de celle qu'il mèneront après mon départ : ils ont mon entière confiance, mon entier soutien. Simplement, à l'heure où nous devons relever de si grands défis, où nous devons consentir des sacrifices temporaires pour le bien commun, je me suis rendu compte que je n'avais pas la force et l'altruisme nécessaires pour relever les premiers, pour consentir les seconds, le tout en demeurant à mon poste de conseillère. Dès lors, il était de mon devoir de démissionner avant de devenir un obstacle au bon fonctionnement de notre gouvernement, avant de devenir indigne de la confiance que vous m'avez témoignée au moment de mon élection.
Elle observa l'assistance, un instant.
-J'ai parlé d'altruisme. En conclusion, je voudrais insister sur ce point. Si les menaces auxquelles nous sommes confrontés n'impactaient que notre groupe et rien que notre groupe, nous pourrions choisir de nous cramponner aux règles que nous avions établies même dans cette situation de crise. Malheureusement, comme cela a été dit, ces menaces sont susceptibles de dévaster tout Helonna. Or, nous n'avons jamais envisagé la Communauté comme une structure égoïste, ne songeant qu'à ses propres intérêts au détriment du reste du monde : nous l'avons voulue ouverte et généreuse. Par conséquent, je crois que le meilleur moyen de respecter l'essence même de son esprit, que le meilleur moyen de s'en montrer dignes, c'est de faire ce qui doit être fait pour préserver l'avenir de tous les Hélonniens, quitte à renoncer de manière provisoire à une partie de nos aspirations. Ainsi préserverons-nous l'avenir comme nos rêves, les nôtres comme ceux de tous ceux qui vivent sur cette île. Je suis prête à consentir ses efforts, ses renoncements temporaires ; je n'ai juste pas la force de le faire en tant que conseillère. Contrairement à Albérich, à Frida, à Hubert, auxquels je témoigne à nouveau tout mon soutien. Je suis intimement convaincue qu'ils sont les mieux placés pour nous mener à la victoire et, ainsi, pour permettre à notre grand dessein de se concrétiser une fois ces sombres périls éradiqués. Je vous remercie.
Le silence, absolu, se prolongea de longues secondes.
Puis des applaudissements se firent entendre, et il sembla à Albérich que les instituteurs en étaient les auteurs.
Ils ne tardèrent pas à être imités et le mouvement gagna bientôt l'ensemble de la Communauté, tandis que Marthe, redevenue l'une de ses simples membres, regagnait ses rangs pour se mêler aux autres.

Le Luménien se sentit incroyablement mal à l'aise au moment de succéder à la juge. Pendant un moment, il n'eut même aucune idée de quoi dire. S'il fallait une preuve qu'elle avait sa place au conseil, ils venaient de l'avoir : les gens la comprenaient, la soutenaient, se reconnaissaient en elle, qu'ils avaient choisie, beaucoup plus qu'en ces figures désormais distantes auxquelles — il n'en doutait pas vraiment — ils allaient bientôt confier leur futur.
Il aurait voulu qu'elle comprenne qu'elle avait encore son rôle à jouer... mais il ne pouvait l'y contraindre. Peut-être se ferait-elle voix discordante au cours des assemblées. Peut-être retrouverait-elle un élan après la guerre. Il le souhaitait... pour elle et pour eux tous.
" Merci, Marthe." dit-il finalement, simplement.
Puis il essaya de rassembler ses idées.
" Est-ce que quelqu'un d'autre désire intervenir ? Sinon je passerai à ce que nous envisageons pour les jours à venir..."

Il y eut des discussions à mi-voix. Beaucoup.
On commentait la déclaration de Marthe, sa décision de quitter le Conseil, le soutien indéfectible qu'elle avait montré à celui-ci.
On commentait, aussi, ses propres propos.
Personne ne prit publiquement la parole, cependant. Peut-être parce qu'on considérait que le moment n'était pas encore venu, peut-être parce qu'il était difficile, simplement, de succéder à la magistrate.
Puis le silence revint peu à peu.

« Bon, dans ce cas... Je dois vous parler de plusieurs choses, encore. A l’heure actuelle, nous pensons que les Ithiliens ignorent ce qu’ils ont provoqué. Cela signifie qu’ils s’exposent, eux, mais aussi nos proches, à un danger dont ils ne peuvent se prémunir. Nous pouvons essayer de les prévenir. Nous ne savons pas ce qu’ils feront d’une telle information. S’ils la croiront, seulement. Il n’est pas du tout clair qu’ils tenteront de se mettre à l’abri, et s’ils le font, il n’est pas clair qu’ils mettront nos proches à l’abri. Dans le meilleur des cas, ils pourraient abandonner la ville. Mais ils pourraient aussi décider de combattre la menace, ce qui pourrait nous servir… dans l’absolu. Nous n’avons pas encore pris de décision à cet égard, nous sommes à l’écoute de vos réflexions, mais il est probable que nous ayons à trancher cette question… en fonction de l’évolution de la situation… et des nécessités… »
Il ménagea une pause.
« Nous y reviendrons. Pour le reste, pour l’heure, nos efforts se concentrent à la fois sur l’exploration de bâtiments que nous pensons clés… car ils renferment des objets et un savoir propres à défaire ce qui était tenu en respect par le sceau et la lecture d’ouvrages sur Clairétoile, son passé, son pouvoir. Nous espérons, assez rapidement, découvrir des actions concrètes à mener pour freiner la progression de l’ombre. Il n’est pas impossible que nous ayons à… nous battre, au sens propre. En cela, nous allons devoir exploiter nos ressources au mieux : combattants et lanceurs de sorts en première ligne, mais aussi tout ce que nous comptons d’érudits ou d’explorateurs. La question est en suspends, cependant, de ce qui est le mieux pour le reste d’entre vous… »
Il pinça les lèvres.
« Nous savons que cet endroit est protégé, c’est pourquoi nous avons pris la décision de vous y rassembler. Il est défendu par une puissante magie d’origine céleste, qui tiendra en échec les démons. Il n’est cependant pas établi que nous ne devrons pas, tôt ou tard, quitter les lieux. Les Ithiliens pourraient en effet nous en déloger. Il nous faudra alors songer à nous replier hors les murs, dans le fort où la colonne est arrivée hier. Le conseil est cependant partagé sur cette question. Certains d’entre nous pensent que l’idéal serait peut-être d'envoyer tous les civils au loin, dès à présent, histoire de ne prendre aucun risque, et de vous rapatrier à Clairétoile une fois la menace écartée. »

Fort logiquement, ses propos sur les Ithiliens lui avaient permis de constater à quel point les colons - les plus anciens, surtout - étaient hostiles à ces derniers.
Ses explications concernant les démarches entreprises en matière d'exploration, de recherche d'artefacts, de lectures suscitèrent quant à elles une aprobation générale.
Quant au futur des civils... Disons que soldats, baroudeurs et personnes susceptibles de rester tout en étant désireuses de mettre leurs proches à l'abri étaient plutôt favorables à leur déplacement, tandis que ceux susceptibles d'être écartés ne l'envisageaient pas aussi favorablement. Quelqu'un finit par dire que le plus important, cependant, était de voir ce qui favoriserait le plus leur victoire finale, ce qui provoqua des aprobations et unr etour à un silence relatif.

" Nous n'en savons rien, à l'heure actuelle, répondit Albérich, candidement. Déjà, avec l'hiver qui fait actuellement rage au dehors, nos possibilités sont limitées. Mais... l'idéal serait probablement que vous soyez prêts à toute éventualité... Si vous avez confiance en nos intentions..."
Il hésita.
" Nous avons l'intention de préparer un plan d'évacuation et de le tester dans les jours qui viennent, au cas où il faudrait abandonner le palais dans l'urgence. Ce qui s'est passé à la forteresse ne peut pas se reproduire. Je voudrais que vous ne le lisiez pas comme le reflet de notre inquiétude, mais bien comme la preuve que nous avons appris de nos errements. Pour le reste... Nous disposons d'une liste des combattants arrivés avec la colonne... et nous connaissons ceux d'entre vous qui appartiennent à la communauté de longue date... mais c'est la responsabilité de chacun d'entre vous de se positionner par rapport aux défis qui nous attendent. Certains d'entre vous disposent peut-être de talents utiles mais qu'ils ont préféré ne pas exposer jusqu'ici... Bref... Nous avons besoin de savoir précisément qui est capable de quoi. Vous pouvez venir nous trouver en toute discrétion, et rien de ce que vous nous révélerez ne sera utilisé contre vous ensuite, mais... Nous sommes réellement en situation de crise."
Il les regarda.
" J'aimerais vraiment vous laisser la parole, à présent. Si vous avez des questions... des réflexions... des propositions alternatives... Ensuite, je vous demanderai de voter, comme je vous l'avais annoncé. Et je vous demanderai de donner au conseil des pouvoirs étendus, en échange de notre devoir d'information, à tout moment."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue