La Couronne de Cuivre

De questions, il n'y en eut guère : les déclarations du Luméniens avaient manifestement été très claires.
Des réactions, en revanche, il y en eut tout au long de l'heure qui suivit, ainsi que des discussions parfois animées entre membres de l'Assemblée.
Quelques-uns, dont Agathe, tinrent a signaler que même s'ils comprenaient la nécessité de telles mesures, ils ne les aimaient pas, crangnant un précédent fâcheux susceptible de se reproduire : repasserait-on à une forme de gouvernement autoritaire sitôt que quoi que ce soit menacerait Clairétoile, dans l'hypothèse où il serait possible de la pérenniser ? D'autres, à l'inverse, soulignèrent qu'au regard de la situation, on ne pouvait diriger leur groupe comme une société normale : on était en guerre, il fallait des généraux. La majorité de ceux qui s'exprimèrent, enfin, adoptèrent une position médiane, déclarant qu'ils étaient prêts à accepter ces sacrifices... du moment qu'il était clair qu'ils seraient provisoires : on n'accepterait pas de renoncement définitif. Ils ne craignaient pas vraiment que ce soit ce qui se dessine, toutefois.

" Comme je vous l'ai dit, reprit Albérich, le conseil actuel est un conseil provisoire, qui remettra son mandat dès que nous aurons obtenu la victoire. Comme je vous l'ai dit aussi, nous reviendrons à la charte dès que possible. Enfin, je vous le rappelle, notre intention est de continuer à vous consulter un maximum, et d'obtenir votre assentiment pour les actions que nous entreprenons. Mais vous devez comprendre qu'une fois que nous serons lancés dans certaines opérations, nous ne pourrons ni tergiverser, ni faire complètement volte-face. Notre intention n'est pas d'empêcher la démocratie de la communauté de fonctionner... elle est de nous assurer que nous nous en sortions au mieux, afin que la cité de vos rêves puisse voir le jour. Mais personnellement, je suis partisan de placer tous les garde-fous que vous estimez nécessaires. Nous pouvons aussi définir très précisément le stade auquel nous estimons que les élections doivent être organisées. Nous pouvons imaginer des relais au conseil, nous pouvons accueillir de nouveaux membres... Notre objectif n'est pas de réduire le pouvoir de l'assemblée dans l'absolu et dès aujourd'hui. Il est de prévenir le moment où cela pourrait devenir nécessaire... simplement parce que nous n'avons plus la possibilité d'agir autrement..."
Il secoua la tête.
" Par exemple, si nous décidons d'envoyer les civils en sécurité, à bonne distance, avec, par exemple, l'aide de nos amis Paludiers... Il sera dans les faits, pratiquement, impossible de consulter l'assemblée."

Les civils, évidemment, grommelèrent. Certains, particulièrement en colère, arguèrent qu'il fallait arrêter de les considérer comme des enfants, qu'il fallait reconnaître qu'ils pouvaient se rendre utiles, que la résistance luménienne avait été essentiellement composée de ces "civils" que le Conseil et les hommes d'armes en général semblaient envisager comme des incapables qu'il fallait protéger à tout prix. Néanmoins, l'avis général était... qu'il fallait faire le nécessaire pour remporter la guerre.
On débattit un moment des gardes-fous éventuels. Néanmoins, cela ne dura guère. D'abord parce que certains souligèrent que compliquer la tâche au Conseil en créant de nouveaux organismes irait à l'encontre du but recherché, ensuite parce que plusieurs soulignèrent, ce qui ne manqua pas de produire son petit effet, qu'un gouvernement relativement autoritaire s'était établi à Luménis immédiatement après la chute du tyran avant de restaurer la démocratie quelques mois plus tard, ce qui avait abouti, entre autre, à l'élection d'Albérich : pouvait-on imaginer un meilleur garant ?
Enfin, les voix se turent progressivement.

Albérich était sensible à la grogne des civils et il tint à adresser cette question avant de procéder au vote.
" Je vous rappelle que même si nous décidons d'envoyer les civils en sécurité, histoire sans doute de pouvoir prendre davantage de risques ici, sans mettre personne en danger, ceux d'entre vous qui désirent rester pour soutenir nos forces armées seront les bienvenus. Mais veiller à la sécurité de ceux qui partiront ne sera pas non plus quelque chose d'aisé... Chacun devrait trouver sa place."
Il soupira.
" Il est temps à présent que vous vous prononciez. Je vous ai fait part de notre point de vue, de nos priorités, et j'espère que vous vous êtes sentis suffisamment libres pour vous exprimer. Le conseil a désormais besoin de savoir si vous lui faites confiance pour traverser cette crise."

Même si Albérich n'avait jamais trouvé ce système idéal, c'est à main levée que l'on vota la confiance.
Une fois n'est pas coutume, l'unanimité ne fut pas de rigueur : il y eut une trentaine, voire une quarantaine d'abstentions. Sur cinq cent personnes, cela restait néanmoins extraordinairement limité...
On procédait toujours au décompte lorsque, subitement, il y eut des murmures, des exclamations, des signes en direction de la porte.
Se retournant, Albérich eut une vision fugitive d’Étienne. Pâle, amaigri, barbu, il était cependant tout à fait présentable. De surcroit, il levait la main, afin de manifester, lui aussi, son soutien au Conseil.
Se rendant compte qu'il était devenu le centre de l'attention générale, le chevalier se replia presque aussitôt.
Lorsque le Luménien refit face à l'Assemblée, la majorité des abstentionnistes avaient changé d'avis, votant eux aussi la confiance.

Albérich ne put s'empêcher de sourire, tout en songeant que jusqu'à nouvel ordre, Etienne était toujours membre de ce conseil. Il avait bien l'intention de ne pas le laisser s'échapper. Au figuré, du moins. Il respecta son désir de disparaître, bien sûr.
Avec le soutien de Marthe et du chevalier, la communauté avait accepté leur autorité. Ils devaient maintenant se montrer à la hauteur de leur confiance, et se mettre au travail dans l'instant.
" La communauté a voté en majorité pour la confiance au conseil de crise. Je vous remercie pour votre soutien. Nous ferons tout ce que nous pouvons pour ne pas vous décevoir. Et nous allons nous mettre au travail dans l'instant."
Il se tourna vers Hubert.
" Si certains d'entre vous ont des griefs particuliers qu'ils voudraient émettre en privé, qu'ils n'hésitent pas. Nous allons, je pense, passer à table dans peu de temps. Ensuite, je voudrais voir les clercs, Hubert voudra voir les combattants... Et si vous avez des compétences particulières, que ce soit en commun archaïque, maîtrise des artefacts ou détection des portes dérobées... Allez trouver Frida. Je vous remercie encore pour votre attention. Sauf avis contraire, la séance est levée."

Il n'y eut pas d'avis contraire.
Les colons commencèrent à descendre des gradins et à quitter l'amphithéâtre, en bon nombre mais devisant abondamment. Certains - des civils, surtout - avaient l'air morose, d'autres semblaient parfaitement détendus, beaucoup paraissaient simplement graves, concentrés...
-Bon, ça ne s'est pas trop mal passé, fit Frida, l'un de ses rares sourires aux lèvres.

" Je suis épuisé, dit Albérich en passant les mains sur son visage. J'irais bien dormir deux jours.
— Je crains que ce ne soit pas trop possible, murmura Hubert. Mais tu t'en es bien tiré.
— L'intervention de Marthe a été critique. Et celle d'Etienne bienvenue. Nous devons être à la hauteur, maintenant. Ce ne sera pas une mince affaire, vu les défis qui se présentent."

-Le meilleur moyen d'y arriver, c'est de se mettre au travail sans tarder. Je vais donc réunir mes éclaireurs.
Une idée sembla lui traverser subitement l'esprit.
-Ce qui me fait penser, Hubert... D'habitude, au sein des armées traditionnelles, les éclaireurs sont des soldats comme les autres, obéissant au général. Nous avons procédé autrement en prévision du voyage, parce que les militaires ne sont pas exactement formés au métier de rôdeur : avoir un conseiller dédié et une troupe indépendante avait donc du sens. Cependant, comme le contexte a radicalement changé, sache que je ne vois absolument aucun inconvénient à me placer sous tes ordres si tu juges que cela peut rendre notre fonctionnement plus efficace.

" Oh misère, Frida, pas ça en plus..." dit le paladin.
Il soupira, parut songeur une seconde.
" Seulement si tu deviens mon second. Officiellement. J'ai essayé de me trouver quelqu'un parmi les officiers, mais ils ont fui comme des lapins effrayés et... ils ont désigné Etienne qui, avec tout le respect que je lui dois, n'est absolument pas en état de remplir ce rôle en ce moment. Bref, les éclaireurs peuvent passer sous... notre commandement conjoint."

-Je n'ai absolument aucune connaissance militaire, aucune compétence en stratégie, mais soit : plus nous collaborerons étroitement, plus efficaces nous seront. Au pire du pire, si je m'avère incapable de te donner des conseils, je pourrait oujours secouer les puces de ces officiers trop timides : il est grand temps qu'ils se bougent !
Sur un nouveau sourire, elle s'esquiva.

" Ça va ?" demanda Hubert dès que la rôdeuse fut partie.
Le Luménien soupira à nouveau.
" Honnêtement, je suis vidé. Je savais que ce serait difficile mais... je ne sais pas... Je devrais me sentir renforcé de ce qui s'est produit et... en fait je me sens encore moins assuré qu'avant...
— Les gens se sont rangés derrière nous.
— Parce qu'ils n'ont pas le choix. Parce qu'on leur a dit et répété qu'ils n'avaient pas le choix. Moi, Marthe, Etienne en se prononçant en notre faveur... J'ai l'impression que... les gens sont résignés.
— Albérich... c'était nécessaire. Et tu transformes... Ils sont conscients que la situation est grave. Et ils ont foi. Ils sont déçus, mais pas de toi ou moi... Ils sont déçus de la couleur qu'a pris le rêve. Et nous n'en sommes pas responsables.
— Je sais. Ça me passera... Tu as raison, ils ont confiance en nous. Alors la meilleure chose à faire... c'est d'avancer."
Le paladin lui sourit doucement.
" Oui. Mais tu vas d'abord te remplir l'estomac, je propose. Ensuite tu me trouveras le Tymoran dont j'ai besoin pour te ramener les artefacts lathandrites...
— Je ferai ça, oui."
Ils quittèrent la salle les derniers et rejoignirent la salle à manger... ou plutôt les salles à manger... et tous ces nouveaux visages.

Pour l'heure, il n'y avait guère eu de mélange entre les nouveaux et les anciens : hormis quelques personnes qui, manifestement, se connaissaient d'avant, les deux "communautés" demeuraient distinctes, mangeant pour l'essentiel dans des pièces distinctes. Et ceux fraichement arrivés semblaient continuer à fonctionner par groupes de chariot, comme ils l'avaient fait avant eux : tout cela changerait avec le temps.
Restait aux deux conseillers à savoir avec qui ils souhaitaient s'attabler.

" J'ai l'impression que où que je m'asseye, les gens vont aussitôt se taire, dit Albérich. Je devrais peut-être aller manger dans la cuisine ou dans la salle des cartes..."
Hubert secoua la tête.
" Allons. Tu ne seras un pestiféré que pendant quelques heures... Evite simplement Thibault, c'est mon conseil, il ne te ratera pas.
— J'ai l'impression d'avoir trahi les gens qui m'avaient fait le meilleur accueil... Marthe, les instituteurs... Je me sens... étranger, à nouveau.
— Va voir ton ami Marcus... Moi je vais discuter avec les paladins de l'Aster."
Albérich acquiesça. Il ne pouvait de toute façon pas fuir.

Le souci, pour Albérich, c'est qu'il ne vit Marcus dans aucune des deux salles à manger...
Pour Hubert, ce fut beaucoup moins difficile : il repéra ses deux collègues en train de fraterniser avec leurs homologues sunites. Pour compléter la tablée, il y avait Giovanni, Thibault, sa jeune et terriblement belle censeur ainsi que le fidèle de Liira.
Tout ce beau monde trinquait allègrement.
Au vih, évidemment !

Au vin, à la mi-journée, voilà qui était extrêmement intelligent... et digne des Sunites, bien sûr. Hubert préféra renoncer à ses projets : il ne pourrait pas s'empêcher de faire un commentaire, et même s'il s'abstenait : en l'absence d'Albérich, c'était lui qui risquait d'être la proie des Sunites. Bref, il se chercha rapidement une autre place, histoire de ne pas attirer l'attention. N'importe quelle place lui conviendrait très bien. Près des officiers, éventuellement... Peu importait.

De son côté, Albérich finit par se rendre aux cuisines. Marcus pouvait s'y trouver, après tout. Au pire, il s'y servirait puis irait manger et se reposer un moment dans la salle des cartes. Ce n'était pas glorieux, mais il ne se sentait vraiment pas très vaillant...

Il dénicha effectivement Marcus aux cuisines, en compagnie de Clovis. Ils avaient dégagé un coin de table pour y empiler leurs registres et, tout en prenant des notes et en picorant dans un plat à leur portée, ils discutaient allègrement.
Ils discutaient travail, évidemment.
-Tu veux jeter un coup d’œil ? fit le Lathandrite, très sérieux, en apercevant son ancien supérieur.
L'instant suivant, il poussait un volume horriblement épais dans sa direction.

" Diable, non. Je suis sûr que vous faites tout ça très bien." dit-il en ouvrant des yeux horrifiés.
Il se dirigea vers la marmite où il savait qu'il pourrait trouver de quoi se nourrir.
" Prenez une pause, quand même, de temps en temps... Mais je vous laisse travailler."
Et il battit en retraite vers la salle des cartes.

Tandis qu'il mangeait seul dans la salle des cartes, Hubert, lui, était en bonne compagnie.
Gaspard, Edgar, Ted et quelques soldats déjeunaient ensemble, comme de coutume : sitôt que le paladin s'approcha, une place apparut comme par enchantement aux côtés de l'ancien sergent.
-Si vous voulez bien prendre place, mon général... fit celui-ci, révérencieux.

" Ah non, hein. J'ai fui les Sunites pour ne pas me faire chambrer, vous n'allez pas vous y mettre." dit Hubert en s'asseyant à la place qu'ils lui avaient faite.
Il accepta avec un sourire le pain qu'on lui tendait.
" Déjà, Général de Maleval, ça sonne très mal. Donc on oublie. Et puis de toute façon, dans les faits, rien ne change. Sauf que les éclaireurs vont être officiellement rattachés aux troupes, et que Frida a accepté d'être mon second. Contrairement à certains..."

Il y eut des regards détournés, des raclements de gorge embarrassés, quelques toussotements...
-J'crois qu'elle sera un second parfait pour vous, et un supérieur abominable pour nous, fit Edgar, d'un ton dégagé.
Il brandit sa coupe - pleine d'eau.
-Et si nous trinquions à nos futures souffrances ?

" Je gage que vous ne souffrirez que si vous le méritez." dit Hubert en trinquant avec entrain.
Il se rabattit ensuite sur son repas.
" Est-ce que vous avez trouvé votre bonheur vestimentaire dans ce que la colonne a rapporté ? Je vois que toi oui, Edgar, en tout cas. Il était vraiment temps, vu la couleur qu'avait prise la chemise précédente..."

Edgar poussa un soupir spectaculaire.
-Je l'aimais bien, moi, sa couleur. C'était la couleur "martyr dévoué", à la fois très romantique et très tragique, propre à faire fondre le cœur des jolies dames...
Il y eut des rires enjoués. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on ne faisait pas grise mine, à la table des officiers.
-Et plus sérieusement, y aura un autre service, reprit l'ancien sergent. On aura même droit à une tenue de rechange. Si c'est pas le bonheur, ça !

" Personnellement, je comptais en sacrifier une sous une armure, alors c'est une bonne nouvelle."
Il songea aux enfants, espéra qu'ils avaient trouvé leur bonheur. Nul doute que Frida aurait pensé à eux et qu'ils disposaient désormais de bien mieux que ce qu'ils lui avaient si généreusement cédé. Troublé malgré lui, il les chercha du regard, puis revint à ses interlocuteurs.
" Est-ce que quelqu'un a essayé ces armures, d'ailleurs ? Il me semble qu'une des deux pourrait t'aller, Gaspard, et tu dois avoir l'habitude de porter ce genre de choses..."

Le chevalier secoua la tête.
-Non, je n'en ai essayé aucune. J'ai pensé que d'autres pourraient vouloir se servir... Vous en particulier.
Il hésita.
-J'y remédierai. Désolé de ne pas l'avoir fait plus tôt... mon général.
Ted et Edgar gloussèrent et trinquèrent aussitôt.

" Ce n'était pas une critique, juste un conseil, dit Hubert. Mais franchement, je ne sais pas qui a eu l'idée stupide de m'appeler mon général, mais je vais lui faire faire deux cents pompes et cinq tours du jardin en courant !"
Il croisa les bras.
" On ne peut pas être général d'une bande pareille de bras cassés !"

-Si l'expression "bras cassés" peut s'appliquer à notre petite escouade, je pense que vous découvrirez rapidement qu'elle n'est pas appropriée aux nouveaux venus, fit le chevalier, embarrassé.
-Yep, y en a qui ont de la bouteille dans le lot, ça crève les yeux.
-Nous disposons à nouveau d'une force de frappe conséquente : c'est encourageant.

" Oui, c'est vrai."
Il jeta un regard derrière son épaule mais les nouveaux venus étaient principalement rassemblés dans l'autre pièce.
" Mais vous n'êtes pas des bras cassés. Vous vous êtes battus superbement contre le Seigneur des Tombes, les Ecorcheurs, à la forteresse... Et je suis fier d'être votre..."
Il s'arrêta une seconde, haussa les épaules.
" ... ce que vous voudrez. Le nom n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est ce que nous réussirons ensemble, pour la communauté."

Ted sourit, de même qu'Edgar.
-Mon général, faut vous y faire : vous êtes désormais notre général. Faut bien ça, à la tête d'une armée.
-Et si je puis me permettre, général de Maleval, cela sonne plutôt bien, en réalité. La rime est assez heureuse, cela marque les esprits...
-Mais si vous préférez empereur, ça nous va aussi.

Hubert fusilla l'ancien sergent du regard.
" Je crois que général sera très bien, à ce prix-là. Mais je trouve que ça fait très... mégalomane. J'étais capitaine d'une force de plus de mille hommes à Solarcis."
Il haussa les épaules.
" Peu importe. Je serai ce que vous voulez... le temps nécessaire."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue