La Couronne de Cuivre

Taliesin mit quelques secondes à lui emboîter le pas. Comme il n'était ni expert en combats navals, ni spécialiste de l'aide aux nauffragés, il ne voyait qu'une seule raison pour laquelle le capitaine veuille le voir : son abandon de poste. Et même cela lui paraissait étrange : Constance était stricte, certes, mais... Il n'avait laissé la vigie vide que quelques secondes, George l'ayant remplacé presque aussitôt.
Ce mystère serait éclairci d'ici très peu de temps, évidemment. Il n'empêche : le barde ne pouvait se défendre d'une certaine inquiétude.

Constance était la seule à disposer d'une cabine privée à bord de la Liberté. C'était une petite pièce carrée, pourvue d'une table étriquée et d'une couchette qu'on pouvait relever et fixer contre la paroi. Une lampe à huile se balançait au plafond et deux coffres terminaient son rustique ameublement. Lorsque Taliesin entra dans la pièce, le Capitaine était assise sur l'un d'entre eux, qu'elle avait tiré près de la table. Elle leva les yeux des débris du parchemin qu'elle examinait, et sourit à l'elfe. Gauthier referma la porte derrière eux puis fit signe à Taliesin de prendre place sur le deuxième coffre. Le second, quant à lui, resta appuyé à l'huis, le visage fermé.
" Nous avons reçu du courrier." commença le capitaine.
Elle le dévisagea, esquissa un sourire.
" Je peux compter sur votre discrétion, n'est-ce pas ?"

-Heu... Oui, bien sûr... balbutia-t-il, déconcerté.
Bon, on n'allait pas le tancer pour avoir déserté son poste d'observation. Mais peut-être aurait-il préféré cela, au fond. Car si le message était confidentiel, adressé au seul capitaine, pourquoi lui en faire part ? Et s'il concernait leur expédition toute entière, pourquoi ne pas faire une annonce publique ?
Il n'y comprenait rien.
Il n'aimait pas ça.

" Nous avons reçu un message de Seskan. Les clercs savent ensorceler des animaux pour porter leurs courriers, vous savez peut-être ça. Malheureusement, le contenu a quelque peu souffert de l'eau. Mais vous êtes mentionné. Et peut-être pourriez-vous nous aider à décrypter ce qu'il en reste ?"
Elle l'invita à se pencher sur les fragments de parchemin. Les déplacer les aurait abîmés encore davantage.

Ma .......... ........tance,

Je ..... .....andre pour ............ message te parvi.... Si les vents ...........
......... ..... ... sions ..... ...... ..... .... .... une fois.
Je dois t’en....... ... ...eux choses cruc.....
La pre.... ..... ....... vous avez vraise....... ...... ..... ..... .... ...... ....... ... agers ...... .estins..... .... ...... ... .... ..... ...ersonne que j’ai rencontrée, de ... ...... ...... ..... ..... ..... ........ de Taliesin. L.... .... .... ...... ...... .......... ........ptif. Je ne sais pas ..... ....... .....sont vraiment .... ...... ..... ....... ..... ...... ..... sont .... ....... ..... ..... ...... .ncle .... ..... ...... ...... persuadé ..... ..... ...... ....... ...... ...... l’elfe jusqu’à nous. .... ..... .... .... ..... ..... ..... ce que tu pourras faire d’eux : les débarquer à Mersant..... ..... ...... ....... ...... ...... ...... ........ ..... ....... ...... .......
.... ......... ...... est nettement plus critique. Il semblerait..... ....... ...... ...... ..... ...... sol... .... .......gistes. Nous ne sommes .... ..... ...... ....... ....... ............ de qui il s’agit. ....... ....... ..... ....... ...... ........ réellement perdu ..... ....... ........ à Mélandis. ...... ....... ........ ......... ........ promis ...... .......... .......... de récupérer son parent ... ....... ........ ........ ...... la localisation ..... ...... ........ ...... ...... la cité du chaos. ..... ....... ......courager .... ...... ...... ........ ...... passagers, mais il est crucial de ne pas ..... ...... ...... ..... ... ...... ....... .... tre, tu le sais.
Je ne m’étends pas davantage, chaque minute que je passe à écrire est perdue pour vous rattraper.
...... .......... , Constance, ne faites rien d’inconsidéré, pensez à votre sécurité. J’aimerais vous .... ..... ..... ..... ...... ...... ..... ...... ..... .. ...... ..... ... ..... ..... ..... conscience.
.... .... ........ .......

... ... kan

" Qu'en pensez-vous ?" demanda-t-elle dès que Taliesin parut parvenir à la fin du parchemin.

-Laissez-moi encore un instant... murmura l'elfe.
Le texte était si partiel qu'il n'en avait pas compris grand chose. Tout juste avait-il de désagréables prémonitions, qui se confirmèrent lorsque, les yeux plissés, il lut le message une deuxième, puis une troisième fois,
Lorsqu'il se redressa, il était blême.
-Seskan veut nous prévenir de deux choses : la première, c'est que nous avons... des passagers clandestins.
Il déglutit, hésita, mais choisit de se lancer : la nouvelle était potentiellement trop grave pour qu'il puisse se permettre de cacher quoi que ce soit au capitaine.
-Lors de mon enquête pour retrouver ma compagne, j'ai dû... approcher de très près ses ravisseurs. Peut-être ont-ils réussi à me démasquer malgré mes précautions, à jeter à mes trousses certains de leurs agents... qui seraient parvenus à embarquer avec nous je ne sais comment. Seskan ne semble pas se douter du danger qu'ils représentent, puisqu'il nous suggère de les débarquer dès que possible. Mais... Pour être passés inaperçus si longtemps sur une si petite embarcation, ils doivent disposer de certains pouvoirs...
Il déglutit. Ses mains tremblaient légèrement. Comment avaient-ils pu retrouver sa piste ? Avaient-ils intercepté le message envoyé aux Merlus ? Les avaient-ils... interrogés ? Et comment Seskan pouvait-il à ce point négliger la menace qu'ils représentaient ?
Il ferma les yeux.
-Son second avertissement... Il semble y avoir des problèmes à Mélandis. En tout cas, quelque chose paraît menacer notre expédition. Il vous demande de faire preuve de prudence...
Il soupira.
-Pourquoi a-t-il fallut que ce message tombe à la mer ? Il faudrait le sécher, essayer de retracer les lettres manquantes...
Il releva les yeux sur Constance.
-Et d'abord retrouver ces passagers clandestins. Si je ne me trompe pas... ils peuvent être dangereux.

Le Capitaine et son second échangèrent un regard.
" Nous devrions établir la liste des endroits où ils sont susceptibles de se cacher." dit finalement Constance. " Ensuite, nous les visiterons un à un, sur nos gardes, en envoyant seulement les hommes les mieux entraînés."
" Nous devrions envisager la possibilité qu'ils aient des complices parmi les membres officiels de l'expédition. Ils ont fatalement dû se nourrir. Les responsables des cuisines n'ont rien dit." intervint Gauthier, sombre.
" Avec une organisation bohème comme la nôtre, il n'est pas évident de garder des comptes précis de qui mange quoi." fit Constance en secouant la tête.
" Certes."
" Les cales. A part les cales, je ne vois pas."
" Les chaloupes ?"
" Allons, qui passerait des jours et des jours dans les chaloupes..."
" Ça reste une possibilité."
" C'est vrai."
Elle se tourna vers Taliesin.
" Vous avez des compétences de combattant, n'est-ce pas ? Nous devrions régler ce problème de clandestins le plus rapidement possible... Peut-être sans alerter tous les passagers. Gauthier, vous irez avec Taliesin. Prenez aussi Greta."

Taliesin se leva. Son cœur battait la chamade, et sitôt qu'il réfléchissait aux moyens dont avaient usé ces gens pour le suivre, il se sentait défaillir.
-Puissè-je ne pas avoir, à nouveau, attiré le malheur dans mon sillage... murmura-t-il.
Puis il secoua la tête, serra les dents.
-Je vais prendre mon épée... fit-il. Ensuite, je vous attendrai sur le pont.

Taliesin n'eut pas longtemps à attendre. Gauthier et Greta firent rapidement leur apparition. Le second portait une rapière effilée au côté, il avait revêtu un justaucorps en cuir usé et semblait de méchante humeur. Greta, de son côté, ne put s'empêcher de lui décocher un sourire fripon. Elle ne semblait pas armée, mais il était fort probablement qu'une dague ou deux soient dissimulées dans son costume de matelot. Plusieurs des autres passagers, affairés sur le pont, leur jetèrent des coups d'oeil interloqués, mais personne ne posa de question.
" Nous allons descendre dans la cale." grommela Gauthier. " Je passerai devant. Greta derrière moi. Vous fermez la marche. A votre place, je garderais mon épée au fourreau. Vu l'espace qu'on aura, vous risquez de la coincer dans une poutre et ça ne vous avancera pas à grand chose."
Puis, prenant la tête du petit groupe, il s'enfonça dans le ventre de la Liberté.
Les cales se trouvaient tout à l'arrière du navire, derrière les cuisines, et sur deux niveaux. Le premier était un simple palier, où on entreposait les fournitures dont on avait un besoin immédiat. Tout le reste, provisions, combustible, eau potable, se trouvait rangé sur toute la longueur du bateau, dans un espace encaissé comme un minuscule vallon de bois. On n'y voyait pas grand chose, sinon les silhouettes ventrues des tonneaux et des caisses. Taliesin le savait pour avoir visité la Liberté avant le départ. Gauthier s'immobilisa devant la porte et se retourna.
" Parés ?"

L'elfe acquiesça.
-Oui, allons-y. Et si, vu l'espace, il me sera effectivement dur de tirer l'épée... Rien ne m'empêchera de vous seconder d'un sort ou deux, en cas de pépin.
L'élémentaire de feu qu'il convoquait d'ordinaire serait très, très peu recommandé, ici. Mais il avait d'autres ressources.

Gauthier ouvrit la porte. Difficile de le faire très discrètement, elle grinçait quelque peu sur ses gonds et le rai de lumière du couloir se répandit dans la première petite pièce. Les deux compagnons de Taliesin étaient humains, ils avaient apporté une lanterne, et Gauthier la leva au-dessus de sa tête. La réserve immédiate contenait deux barils d'eau fraîche, un gros sac de pommes de terre, une caisse de légumes divers, un jambonneau qui pendait du plafond, des sacs de noix et de noisettes, trois tonnelets de bière, deux grands sacs de farine. Du bois lié en fagots s'empilait contre un mur et on avait entreposé là quelques couvertures de rechange ainsi que deux gros rouleaux de corde. Il n'y avait évidemment personne, à moins que leurs clandestins n'aient été capables de se dissimuler entre les choux et les carottes. Une trappe s'ouvrait dans le sol, fermée en ce moment, qui conduisait à l'étage inférieur. Gauthier s'immobilisa et se tira la lèvre entre deux doigts, avant de se tourner vers Taliesin.
" Peut-être devrions-nous prendre le risque de vous envoyer seul devant... Après tout, vous voyez dans le noir... Nous aurions la surprise avec nous." chuchota-t-il.

Le barde grimaça.
Seul contre des ennemis puissants, alors qu'il ne pouvait même pas se servir de son arme... L'affrontement pourrait être rude.
Mais il avait ses sorts. Et voyait dans le noir, oui, ce qui pouvait être un gros atout.
De plus, si des clandestins hostiles étaient à bord, c'était de sa faute. Il était donc normal qu'il soit, d'entre tous, celui qui s'exposerait le plus lors du probable combat.
-D'accord, dit-il simplement.

" J'ai une idée." intervint Greta en s'adressant à Gauthier. " Nous pouvons descendre tous les deux en faisant mine d'aller chercher quelque chose. Cela donnera un semblant de couverture à Taliesin. Bon, il faudra faire attention de ne pas l'éclairer, mais si on baisse l'intensité de la lampe, ça pourrait marcher."
" Très bien." fit le second. " Attention, le passage est étroit."
Il réduisit la force de la flamme dans la lanterne, puis ouvrit la trappe et descendit le premier, sans chercher à se cacher. Greta lui emboîta le pas et une fois au fond du bateau, ils accrochèrent la lampe à un clou et se mirent à discuter avec animation des mérites du rhum par rapport au whisky. Le halo de la lanterne était réduit, n'éclairant que la poupe. Taliesin pouvait sans difficultés se glisser dans les ténèbres et arpenter toute la longueur du navire.

Il ne se priva pas de le faire.
Aussi silencieusement qu'il le put - il se prit même à retenir son souffle -, il progressa, faisant attention à ne rien bousculer, à ne rien renverser. Faisant attention, aussi, à ne pas trop songer au destin réservé aux Merlus. A se dire que Mathieu était homme de ressources, qu'il aurait su prévenir l'assaut. Que les Kanter avaient juste dû intercepter l'oiseau.
Mais il repoussa même ces pensées. Ce qu'il voulait garder à l'esprit, immédiatement accessibles, c'était des sorts. Des sorts qui pourraient lui sauver la mise et permettre, il l'espérait, de prendre immédiatement l'avantage dans l'affrontement qui s'annonçait.
L'ombre, le silence et la magie. Trois armes contre l'ennemi.

Au début, Taliesin ne vit rien, n'entendit rien de suspect. Il chemina entre les barriques et les caisses que l'on avait soigneusement entreposées dans le noir, bien arrimées pour ne pas valdinguer au moindre mouvement du bateau. La mer était calme mais la Liberté tanguait néanmoins doucement et l'on entendait le clapotis des vagues contre la coque, quelque part plus haut.
Alors qu'il parvenait dans le dernier tiers de la cale, l'elfe découvrit les premiers signes d'une présence clandestine. La lueur atténuée de la lanterne, maintenant loin dans son dos, permettait à ses yeux de percer les ténèbres et il aperçut un trognon de pomme abandonné sur un tonneau. Bien sûr, il y avait probablement des rats dans le navire, mais les rongeurs n'auraient certainement pas mangé le fruit avec un tel soin, l'engloutissant sans épargner les parties les plus coriaces. Un peu plus loin, le barde vit un cruchon renversé. Il entendit le son d'une respiration. Puis soudain, surgissant du néant, un feulement contrarié résonna. Au même moment, tout au fond de la Liberté, quelque chose bougea, un craquement retentit, quelques murmures, et le bruit d'une étoffe que l'on repousse.

Foutu chat, songea le barde. Il a fallu que tu ailles te planquer ici pour finir de bouffer ta mouette...
Il devait agir, à présent, avant que les passagers clandestins n'aient eu le temps de s'enquérir de la raison de ce feulement. S'il avait vu une silhouette, il aurait pu la cibler avec un sortilège. Mais il ne voyait rien.
Alors, il se ramassa sur lui-même, et bondit en avant, les mains déjà levées pour incanter.

Au moment où il bondit, le chat lui fila entre les jambes, le déséquilibrant. Son apparition devant les clandestins manqua donc un peu de précision. Derrière la dernière rangée de caisses, on avait aménagé une sorte de petit nid de couvertures, et lorsque le barde surgit, il vit de vagues formes, tapies en dessous, se déplacer.
" Il y a un truc qui a sauté." dit une voix étouffée.
" Non, c'était le chat."
" Je te jure, tu vois pas comme une ombre ?"
" Je vois rien. Il fait noir comme dans le cul d'un ours."
" Je veux mon papa." dit une troisième voix, encore ensommeillée et franchement larmoyante.
" Attends, je vais me lever pour vérifier."
" Tu ferais mieux de rester tranquille."
" Benoît a peur."
" Benoît a toujours peur, on aurait mieux fait de pas le prendre."
" Attends... Tu ne trouves pas... que ça sent un peu le champignon, soudain ?"

Taliesin ne se souvint jamais quel sentiment l'assaillit en premier.
Tout ce qu'il se souvint, c'est qu'il manqua s'évanouir, comme des émotions contradictoires l'envahissaient, bouillonnantes, furieuses. Un maelström étourdissant d'ébahissement, d'incrédulité, de colère... et de soulagement, peut-être.
Peut-être.
Car quelle qu'ait été ce prime sentiment, celui qui triompha lorsqu'il comprit à qui il avait affaire, ce fut la colère.
-Non, ça sent les ennuis. Les GROS ennuis... gronda-t-il, menaçant.

Il y eut un brusque mouvement de panique sous les couvertures, quelqu'un se redressa et heurta le bois avec un son mat, suivi d'un juron.
" Ta... Taliesin ?" murmura Victor, qui s'était redressé et frottait maintenant l'arrière de sa tête en le cherchant, paupières plissées, dans le noir.
" VICTOR, lève ton pied, tu m'marches dessus, espèce de bouse !" s'exclama son voisin, dont Taliesin finit par reconnaître le timbre : c'était Jehan.
Mais ce ne fut ni l'un ni l'autre qui bougea le premier : un troisième déboula hors de la cachette et alla se réfugier dans les jambes du barde, tout tremblant.
" Je veux rentrer à ma maison." geignit-il.
Derrière le barde, la lumière se rapprochait.
" Est-ce que tout va bien ?" demanda Gauthier, inquiet.

-Non, tout ne va pas bien... continua le barde, sur le même ton furieux. Mais venez donc voir par vous-mêmes de quels foutus passagers clandestins nous avons hérité...
Il se tourna vers les gamins, sans chercher à repousser Benoît, mais sans le consoler non plus.
-Vous, mes gaillards, vous êtes dans de sales draps. De très sales draps. Et je n'aimerai pas être à votre place. Oh non, ça, je n'aimerais pas. Je peux vous le garantir.

Gauthier et Greta firent leur apparition peu après, levant la lanterne et révélant les trois gamins dans leur terrier. Benoît n'avait pas lâché les chausses de Taliesin. Victor avait une grimace légèrement embarrassée et Jehan était toujours assis par terre, la couverture drapée sur les épaules.
" Qu'est-ce que c'est que ces mioches ?" lâcha le second, ébahi.
" Bon sang qu'ils puent." ajouta Greta.

-Ces mioches, ce sont mon... le fils de ma compagne, et ses amis, deux des neveux de Valaellyn.
Comme il prononçait ces mots, Taliesin eut l'impression de prendre toute la mesure de ce qui était en train de se jouer.
Victor, Benoît, Jehan. Ici. Sur le bateau.
En route pour Mélandis.
A nouveau, il se crut défaillir, terrassé par l'horreur de cette constatation.
Tout à coup, certains des mots incomplets du message prirent sens.
Il songea alors à Mathieu, qui avait prévenu Seskan.
Songea à son inquiétude. A celle de son frère.
Et la colère revint, lui redonnant une partie de ses moyens.
-Vous allez nous suivre en haut... fit-il d'une voix très calme.
Qui n'en était que plus inquiétante.

Les trois petits garçons obtempérèrent sans protester, même si Victor sembla à deux doigts de prendre la parole. Le regard noir de Taliesin l'en dissuada. Gauthier était trop interloqué pour savoir quoi dire. Greta demeurait souriante en dépit de la situation et elle finit par prendre Benoît dans ses bras, car il ne semblait pas en état de marcher. Ils remontèrent à l'étage à la queue leu leu et mirent le cap sur la cabine de Constance. Ils ne purent cependant éviter de croiser plusieurs de leurs compagnons de voyage qui les regardèrent passer sans comprendre.
Le Capitaine était toujours attablée devant le parchemin lorsqu'ils entrèrent. Elle leva les yeux de son travail et les regarda avec un sourire désolé.
" J'allais justement vous annoncer que j'étais parvenue à décrypter le mot "enfants" mais je vois que vous m'avez devancée."

Si le second était ébahi, Greta et Constance semblaient prendre la chose avec philosophie, sinon avec amusement, pour la première. Taliesin s'efforça donc de contenir sa colère, d'afficher une mine plus neutre, mais sitôt qu'il regardait les gamins, sitôt qu'il songeait où ils étaient, tous, et à ce que devaient ressentir ceux demeurer en arrière, il se sentait perdre contenance.
D'autant que la peur était venue se mêler à la colère.
-Victor, le fils de Galathée, dit-il en désignant l'intéressé. Benoit et Jehan, les neveux de Valaellyn. Je crois d'ailleurs qu'on devrait aller la prévenir. Nul doute qu'elle sera aussi enchantée que moi de les découvrir à bord

Constance fit un signe de tête à Greta qui s'esquiva aussitôt pour aller quérir la prêtresse.
" J'imagine que je devrais vous présenter mes excuses. Je suis responsable de mon navire et de ceux qui s'y trouvent. Y compris des éventuels indésirables." dit-elle avec un soupir, à l'intention de Taliesin. " Je ne sais pas comment vous vous êtes glissés à bord, mes garçons, mais je vous tire mon chapeau."
Sa voix était dépourvue de la moindre chaleur, cependant.
" Nous vous débarquerons à Mersant et repasserons vous prendre au retour. D'ici là, vous trouverez à vous rendre utiles."
" Je veux aller à Mélandis !" s'exclama alors Victor.
" C'est hors de question." répondit Constance, du tac au tac.

-De toute façon, tu n'as pas ton mot à dire, enchaîna Taliesin, sèchement. A moins que tu tiennes absolument à empirer ton cas...
Il se tourna vers Constance.
-Nous ferons comme vous le jugerez bon, capitaine.
L'idée de laisser les gamins seuls, loin de leur famille, ne lui plaisait guère. Mais tout vaudrait mieux que Mélandis.
Tout.

On frappa un léger coup à la porte puis celle-ci s'entrouvrit sur Valaellyn. La prêtresse entra et son visage se décomposa dès qu'elle aperçut les enfants. Benoît en profita pour aller se réfugier contre elle et la jeune femme posa une main hésitante sur sa tête.
" Chauntéa soit... Comment est-ce possible ?" finit-elle par articuler.
Victor arborait maintenant un air buté, les bras croisés. Jehan semblait embarrassé mais pas vraiment inquiet.
" Gauthier, trouve-leur un endroit où s'installer. Ailleurs que dans mes cales. Allez, en avant."
Le second ouvrit la porte et Victor et Jehan obtempérèrent, passant devant lui pour regagner la coursive. Benoît, par contre, ne décolla pas des jambes de Valaellyn. Celle-ci anticipa la remarque de Constance.
" Je vais aller avec eux. Je fais confiance à Taliesin pour... pour le reste."
Elle se glissa dans le couloir, entraînant le petit garçon, Gauthier les suivit et referma l'huis derrière eux. Taliesin se retrouva seul en tête à tête avec Constance, qui lâcha un soupir sifflant.

Le barde, de son côté, lorgnait la porte sans vraiment la voir. A présent qu'il ne les avait plus sous les yeux, il en venait à douter de la présence des gamins, tant la chose lui semblait, encore, inconcevable, inconcevable.
Malheureusement, ils étaient là. Il n'avait eu qu'à se tourner vers Constance, qu'à jeter un regard à son expression pour terminer de s'en persuader.
Soupirant à son tour, il tenta de mettre de l'ordre dans ses émotions.
Ils n'iraient pas à Mélandis. On les déposerait lors de leur prochaine escale. Et ils seraient en relative sécurité. Il se raccrocha à cette idée : c'était une bonne base pour reprendre pied...
-Veuillez m'excuser pour ma mauvaise interprétation du message et l'inquiétude qu'elle a pu susciter, dit-il d'une voix éteinte. Mais... Bien sûr, je savais que Victor voulait me suivre. Nous nous sommes disputés à ce sujet, avant ma venue à Luménis. Après tout, Galathée est sa mère... Je croyais cependant avoir réussi à le convaincre. Et j'étais à mille lieues d'imaginer qu'il me désobéirait d'une telle manière, qu'il parviendrait à échapper à la vigilance des amis auxquels je l'avais confié. Qu'il entrainerait les autres avec lui et qu'ils réussiraient, ensemble, à monter à bord...
Il grimaça.
-J'aurais dû me souvenir que ce gosse est têtu comme une mule. Et téméraire, aussi.

Constance acquiesça pensivement.
" Vous êtes conscient que nous ne pouvons pas rentrer à Luménis, n'est-ce pas ? Les gens qui font voile avec nous ont attendu tout l'hiver..."
Elle secoua la tête.
" Nous allons faire escale à Mersant dans trois ou quatre jours, en fonction des vents. C'est un îlot sur lequel se trouve un hameau de cinq demeures seulement. Assez prospère. Beaucoup de navires s'y arrêtent en chemin... Une sorte de plaque tournante du commerce dorrando-hélonnien. C'est une manière pour les commerçants issus de villes en guerre de se refiler des marchandises sans devoir poser le pied en territoire ennemi. Les tenanciers de l'auberge sont de bons amis. D'anciens Luméniens. Nous leur confierons les gosses. S'ils se rendent utiles, Katja sera contente de les avoir. C'est le mieux que nous puissions faire. Je ne pense pas que les emmener jusqu'à Mélandis soit une bonne idée."

Le barde acquiesça avec vigueur.
-Oh non, ça ne serait certainement pas une bonne idée. Imaginer ne serait-ce qu'un instant qu'ils puissent venir avec nous là-bas me terrifie. Je connais trop la ville, ce qu'on y risque...
Il se passa une main sur le visage.
-Heureusement qu'il y a cette possibilité... Heureusement. Sinon, à Mélandis, je n'aurais pas été bien utile : j'aurais eu trop peur qu'il leur arrive malheur. Les Mélandiens sont prêts à tout pour arriver à leurs fins et n'ont, pour le moins, aucun scrupule. Les gosses ne seront pas contents qu'on les abandonne ainsi, et j'aurais évidemment préféré qu'ils demeurent avec des personnes connues. Mais, comme vous le disiez, nous n'avons pas le choix, et ils n'avaient qu'à réfléchir avant de faire les imbéciles. De plus, si ces gens sont de vos amis... Je serai un peu plus tranquille.

" Très bien, dans ce cas, nous sommes d'accord. Il faudra cependant que vous réfléchissiez à l'éventualité... où vous ne survivriez pas au voyage. Nous n'abordons généralement cette question qu'au moment de l'approche de Mélandis, mais si nous laissons les gosses en chemin, il faudra que nous puissions donner des instructions à Katja et Rutger. Au cas où vous ne revenez pas. Au cas où aucun d'entre nous ne revient. Je sais que ce n'est pas la perspective la plus riante, mais il faut y songer."
Elle soupira.
" Pour le reste, ne vous inquiétez pas de la charge qu'ils représentent. La Liberté est assez vaste pour les accueillir. Si tout va bien, nous serons un peu serrés au retour, mais au pire, nous les renverrons dans la cale."
Elle esquissa un sourire sans joie.
" Vous avez évidemment toute liberté pour punir vos enfants. Evitez cependant de recourir à un châtiment trop extrême sous le nez des autres passagers. Il est impératif que le groupe reste soudé et si vous choquiez certains de vos compagnons... Nous aurions des liens à retisser avant même l'enfer mélandien."

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