La Couronne de Cuivre

Il alla donc transmettre l'information à la jeune fille puis entreprit de déplacer le nécessaire à l'extérieur - tout en veillant à s'installer à l'ombre et loin des fenêtres de la chambre où dormaient sa compagne et leurs enfants. Une fois le transvasement effectué, il se mit au travail avec énergie. Débiter du bois n'avait rien d'une activité passionnante, c'était le moins que l'on puisse dire, mais c'était une tâche physique propre a l'aider à évacuer la tension qui l'habitait. Bref, elle serait utile à tous les niveaux.

Ce fut finalement Galathée qui vint le rejoindre, lui apportant une tasse de thé, avant de s'asseoir sur une bûche à son goût, redressée pour faire un tabouret acceptable. Elle avait passé une tenue brune, en toile, qu'elle avait manifestement retrouvé dans une des armoires.
" Ça va ? Pas trop ravagé ? On avait perdu l'habitude de telles nuits, pas vrai ? Mais il ne faut jamais vendre la peau de l'ours, dit le diction... Nous avons crié victoire trop vite." lui dit-elle avec un sourire encore un peu embrumé.

-C'est vrai, admit-il en déposant sa hache. Mais je demeure convaincu que d'ici deux ou trois nuits, ils se seront habitués à la ferme et nous offriront des nuits plus tranquilles.
Il lui sourit, prit la tasse qu'elle lui tendait.
-Sinon, le capitaine de Rivecendre est passé me voir...
Et de lui expliquer les mesures de protection et les règles auxquelles il devrait se soumettre, histoire d'évacuer le sujet. Cependant, il le fit d'un ton léger qui n'était pas vraiment feint. Encore une fois, ç'aurait pu être bien pire.
-Bref, je pense que, hormis en de rares occasions, nous arriverons à faire totalement abstraction de ces aspects et à profiter sans retenue de notre quiétude, conclut-il.

Galathée sourit en acquiesçant.
" Si tu arrives à le penser, alors je le pense aussi, dit-elle en l'enlaçant doucement. Je sais que nous ne pouvons pas agir comme si rien ne se profilait... Il te faudra sûrement voir des gens venus de Luménis, de temps en temps... mais sinon... Nous devrions songer à ces mois à venir comme à ce temps passé près de Hautépine. Nous étions sédentaires, alors, heureux, tranquilles. Les choses ici ne doivent pas forcément être très différentes... Nous n'avons pas besoin de milliers de lieues pour être bien. La ferme est déjà un paradis. J'espère que tu parviendras à faire abstraction de tout le reste."

-Ne t'en fais pas. Honnêtement, je pense que j'y parviendrai la plupart du temps. Et dans les moments plus difficiles... Parce qu'il y en aura forcément, je me connais... Et bien, j'ai la parade : je me trouverai des bûches à fendre, des vers de terre à récolter, un poulailler à nettoyer ou une autre tâche fatigante et, quelques heures plus tard, il n'y paraîtra plus. Cette technique à toujours parfaitement fonctionné jusqu'ici, il n'y a pas de raison pour que ça change !
Il grimaça.
-Hum, le souci, c'est qu'à présent, tu vas croire que je broie du noir à chaque fois que tu me verras travailler... Enfin, je dis ça mais tu me connais bien, tu sauras faire la différence.
Il lui dédia un tendre sourire.
-Et pour parler de choses plus réjouissantes... Malgré la nuit tourmentée, as-tu réfléchi à ce que tu aurais envie de faire pour notre première journée chez nous, laquelle s'annonce radieuse ?

" Et bien, entre deux séances de gavage de bébés, j'ai l'intention d'aller courir les bois, si tu veux tout savoir. Antoine a l'air de dire que depuis le départ de Mathieu, personne ne s'est penché sur ce lopin de terre pourtant crucial à notre exploitation, donc... Je vais aller faire un peu le point... et renouer avec mes racines, je pense. Plume est quelque part..."
Elle leva les yeux.
" Endormie, probablement. Mais bon... Je dois dire qu'après ces mois d'oisiveté forcée, je n'ai qu'une envie : bouger, agir, faire des choses de mes dix doigts... Et heureusement, la ferme est un endroit parfait pour cela, à tous les égards. J'ai grandi dans une ferme. J'ai travaillé dans des fermes. C'est un univers très naturel, pour moi."

Elle avait aussi passé durant son enfance, quelques temps à parcourir les routes aux côtés d'un barde, mais il préféra ne pas mentionner ce fait.
-Ça me rassure, parce que Guilhem aura ainsi au moins un interlocuteur compétent : je suis ravi de discuter de la ferme avec lui, mais n'y connaissant absolument rien, je crains de n'être d'aucune utilité.
Il but une gorgée de thé.
-En tout cas, cours les bois autant que tu le souhaites : je n'ose imaginer à quel point ça t'a manqué... De notre côté, nous tiendrons le fort, et nous t'enverrons un messager si les jumeaux te réclament. Ou nous te les ferons porter, s'ils braillent trop fort...

Elle sourit.
" Le bois fait partie du domaine, tu sais. Rien ne t'empêche de m'accompagner, si tu en as envie. Mais je sais que tu es davantage attiré par les facéties de la jeunesse. Je pense que Guillhem t'en sera immensément reconnaissant : il m'a eu l'air fort fatigué... et je crains que notre fils ne soit partiellement responsable du laissez-aller ambiant. Je me trompe peut-être mais je crois que Guillhem n'ose pas... ou n'a pas osé... être très ferme avec Victor. Or, dans un groupe aussi vaste, c'est le ferment de la catastrophe... Il a besoin d'être un peu repris en main, même si je comprends bien ce qui a présidé à ce... laxisme."

-Oh, Guilhem lui a quand même infligé la même punition qu'à ses fils pour leur escapade : corvée de vaisselle... ou de lessive, je ne sais plus... durant un certain temps. Après, oui, s'il n'a pas osé être assez ferme, c'est très compréhensible, sans compter qu'avec tant de mômes, et même avec le concours de Mathilde et d'Antoine, il y a de quoi être à la fois dépassé et épuisé... Notre renfort sera donc bienvenu, en cela comme pour le reste, et s'il faut quelque peu reprendre Victor en main, nous le ferons.
Il ne savait pas s'il serait très doué, en la matière, et si l'intéressé accepterait son autorité... Enfin, chaque chose en son temps.
-Quant à l'excursion dans les bois, c'est volontiers que je viendrais. Simplement, les bardes ne sont pas exactements forts pour ce qui est de se fondre dans le décor, et je n'aurai pas le droit de dépasser la rivière : bref, je ne voudrais pas te gâcher le plaisir en perturbant la paix des lieux et en t'obligeant à demeurer dans une petite parcelle... Néanmoins, nous pouvons planifier une petite expédition... Comme je le disais, ça me tente bien.

" Nous avons tout le temps... Je vais surtout faire un état des lieux, aujourd'hui, de la partie qui appartient au domaine. L'automne est une saison formidable en forêt, c'est le moment de la cueillette... et de la chasse, éventuellement. Bref, j'aviserai en fonction de ce que je trouve, et de ce que me raconte Guillhem."
Elle grimaça.
" Ah, je suis pragmatique alors que tu aimerais sûrement profiter des sous-bois en poète..."
Elle sourit.
" Même si vos aventures mersantaises m'ont glacée, je dois dire que j'ai aimé t'écouter chanter quelque chose de ta propre plume... J'espère que tu retrouveras un peu d'inspiration, en cette fin d'été..."

-Qui sait ? D'accord, avant de me lancer dans la rédaction de l'épisode de Mersant, je n'avais plus rien écrit ou composé depuis... hum... longtemps. Mais il faut dire que je n'avais pas vraiment de temps à consacrer à ce type d'activité : ici, le cadre sera plus propice, les sources d'inspiration ne manqueront pas, à commencer par les paysages bucoliques...
Il jeta un regard autour de lui, poussa un soupir d'aise.
-Bref, ne désespère pas d'entendre des choses nouvelles. Et des anciennes aussi : je compte bien jouer de temps à autre, ne serait-ce que pour ne pas perdre la main.

Galathée sourit.
" Des complaintes bucoliques. Tableaux campagnards. La ritournelle du fendeur de bûches. Je peux l'imaginer."
Elle l'embrassa sur la tempe.
" Je vais aider Mathilde avec les confitures, ça me permettra déjà de me faire une première idée des réserves. La ferme est magnifique et l'année propice, mais nourrir toute cette bande en pleine croissance pendant l'hiver, ça demande de sacrés préparatifs."

Il acquiesça.
-Nous nous préparerons bien.
Il lui rendit la tasse, désormais vide, en profita pour l'embrasser à son tour.
-Préviens-moi quand les jumeaux seront réveillés, histoire que je te file un coup de main, ou si je peux être utile pour une tâche plus urgente que couper du bois..
Si on n'avait pas besoin de lui avant le repas, il continuerait sur sa lancée, histoire d'avoir quelques bûches d'avance.

Les jumeaux l'arrachèrent à ses bûches avant la mi-journée. Comme Galathée avait les mains pleines de groseilles écrasées, il dut les prendre en charge tous les deux, ce qui, vu leur taille réduite, demeurait encore possible. Il serait cependant nécessaire, tôt ou tard, de leur installer des berceaux intermédiaires ici et là, histoire de pouvoir s'en décharger. Dès qu'elle eut terminé ses confitures, Galathée vint les nourrir, tour à tour. Ce fut l'occasion pour les jeunes parents de faire connaissance avec les nouveaux habitants de la ferme, à savoir deux corniauds noir et blanc à la mine sympathique, qui vinrent leur tourner autour en jappant. Un peu avant le repas de midi, Galathée monta les recoucher et quand la ribambelle de valeureux qui avaient rangé la grange s'extirpèrent du bâtiment en question, Taliesin était à nouveau en train de fendre des bûches.

La rencontre avec les chiens lui rappela à nouveau ce "rêve" - il continuait à employer mentalement le terme, quoiqu'il ne soit pas réellement approprié, à son avis - où il s'était retrouvé dans la peau de Feu Follet, le premier compagnon animal de Galathée. S'il s'abstint encore une fois de mentionner le fait, il n'en sourit pas moins, et les petits nouveaux ne lui inspirèrent aucune hostilité, bien au contraire.
Quant la marmaille reparut à l'air libre, il croisa mentalement les doigts pour qu'elle se soit bien acquittée de sa tâche : cela ferait un souci en moins à Guilhem... Puis, après avoir fendu quelques bûches supplémentaires, il entreprit de tout ranger dans la remise. De toute façon, il commençait à faire trop chaud pour ce genre d'activité. Lorsque ce serait chose faite, il verrait s'il pouvait se rendre utile ailleurs. En cuisine, par exemple.

Mais le repas était pratiquement terminé. Il était composé de pain frais, de viande froide et de fromage, ainsi que de nombreux légumes du potager : salades, courgettes, tomates, il y avait de quoi contenter chacun. Après des jours au régime marin, sans le moindre produit frais hormis ce que leur offrait la mer, c'était un véritable festin. Il faisait déjà terriblement chaud au dehors et la fraîcheur du bâtiment soulagea tout le monde. Les gosses étaient couverts de sueur et de paille.
" Si tu es d'attaque, accompagner toute cette engeance à la rivière cet après-midi pourrait constituer une bonne action que je te revaudrais au centuple..." remarqua le fermier, l'air de rien.

-Bien sûr, pas de problème, répondit-il après avoir avalé sa bouchée - tout entier à son repas, qu'il appréciait à sa juste valeur, il n'avait guère parlé jusqu'ici.
La rivière constituait la limite du domaine, une frontière qu'il ne pouvait pas dépasser, avec une rive interdite et, sur celle-ci, des gardes en patrouille. Bref, il risquait fort de se sentir peu à l'aise et, spontanément, ce n'était pas l'endroit où il se serait rendu en premier. Toutefois, cela aurait fini par arriver, tôt ou tard : autant franchir dès à présent le pas. De plus, il voulait décharger le fermier, et cela constituait une bonne occasion de le faire. Enfin, l'expédition lui éviterait sans doute de devoir gérer le jour même des ablutions dans la salle d'eau, lesquelles auraient été beaucoup plus folkloriques.

Les enfants mangeaient avec entrain, mais ils avaient l'air fatigué : sans doute n'avaient-ils pas ménagé leur peine et ceux dont la nuit avait été difficile en ressentaient le contrecoup. Le petit Mathieu semblait à deux doigts de s'endormir dans son assiette tandis que Baptiste fixait le vide, les yeux un peu trop écarquillés, tout en mâchant mollement la même bouchée de pain depuis cinq minutes. Victor et Benoît paraissaient en bonne forme, eux. Antoine n'était pas rentré. Discret et silencieux, le garde en faction s'était placé le plus loin possible du barde.

Cela lui causa un étrange embarras. Certes, d'un côté, le fait qu'il soit discret - pour dire le moins - l'arrangeait bien : ainsi, il n'avait pas à consentir de gros effort pour nier sa présence. De l'autre, il n'avait rien de personnel contre cet homme, ne lui souhaitait aucun mal et ne désirait pas que chaque repas se transforme en épreuve...
Bah, au fil des jours, les choses se détendraient d'elles-mêmes. Et si tel n'était pas le cas, il finirait par rassembler son courage pour aller lui en toucher deux mots.
Pas aujourd'hui, cependant : c'était encore prématuré.
Jetant un regard à la petite assemblée, particulièrement aux plus épuisés, il se dit que l'expédition à la rivière pourrait être utilement précédée d'une sieste... Il en parlerait aux intéressés après manger.

Les enfants refusèrent de faire la sieste, même les plus fatigués. C'était une question de principe : personne n'accepte de faire la sieste volontairement, à moins d'avoir déjà passé la cinquantaine. Par contre, ils consentirent à se "reposer" pour autant que Taliesin en profite pour leur raconter une histoire passionnante, avec des pirates, dragons, sorcières, morts-vivants, ours velus, sables mouvants, tortues de mer et autres écureuils (chacun avait sa marotte). Vu l'état de leurs vêtements, Guillhem refusa que cette séance se déroule dans les chambres et les renvoya dans la grange qu'ils venaient de nettoyer. Il y restait quelques ballots de paille, de quoi se faire des sièges acceptables pour cette veillée de début d'après-midi.

L'elfe, lui, n'aurait rien eu contre faire une sieste, bien au contraire. Mais s'il l'avait avoué, sa réputation aurait été à jamais ruinée : aussi préféra-t-il leur donner satisfaction.
On ne pouvait pas dire qu'il ait l'esprit très vif et que caser dans son récit la cohorte d'éléments disparates qu'on lui avait demandé d'inclure lui paraisse très aisé. Heureusement, au Domaine des Crocus puis sur la Polissonne, il avait accompli cette tâche plus souvent qu'à son tour et, après quelques instants de réflexion, il se lança.
Le barde leur narra donc l'histoire d'un groupe d'aventuriers partis en quête du trésor légendaire d'un dragon réputé mort depuis des siècles. Manque de chance, partout où ils portaient leur pas, la guigne les poursuivait. Traversaient-ils une forêt ? Une horde d'ours poilus croisait leur chemin, les obligeant à fuir. Trouvaient-ils une accueillante chaumière où s'abriter d'un violent orage ? Elle s'avérait être l'antre d'une infâme sorcière qu'il leur fallait estourbir. Empruntaient-ils un passage souterrain censé constituer un bon raccourci ? Ils y tombaient nez-à-nez avec une armée de morts vivants aux ordres d'une terrible liche, rencontre qui tourna vite en une bataille épique dont, par miracle, ils sortirent victorieux. Remontaient-ils une route d'apparence anodine ? Elle cachait en réalité d'impitoyables sables mouvants auxquels ils n'échappèrent que grâce à l'intervention providentielle de tortues de mer égarées au cours de leur migration saisonnière. Se hasardaient-ils sur un océan ? Des pirates leur courraient sus... pour finalement s'en mordre les doigts. Mais qu'importe ! Les valeureux héros triomphèrent de toutes ces épreuves, gagnèrent enfin la tanière du dragon... qui n'avait rien de défunt, du moins jusqu'à ce qu'ils en viennent à bout.
Et les écureuils, me direz-vous ? Et bien,Taliesin ne les oublia pas. A divers moments de son récit, en particulier les plus incongrus, il décrivit un opiniâtre représentant de cette espèce poursuivant inlassablement son bien le plus précieux, à savoir un gland qui semblait tout faire pour lui échapper. Et, bien sûr, le passage de l'animal provoquait des catastrophes imprévues compliquant encore la tâche des aventuriers...

Son récit eut l'effet escompté : les plus vifs le suivirent avec passion, rires et exclamations, tandis que les plus crevés s'endormir dans la paille. Ce fut le cas de Mathieu et Jehan, assez rapidement. Robin résista jusqu'à la moitié mais craqua après la victoire de la liche. Baptiste fit illusion un peu plus longtemps, mais finit par enfouir son front entre ses bras et capituler. Même les applaudissements à la fin de l'histoire ne réveillèrent pas les endormis. Comme l'après-midi était à peine entamée, Antoine leur proposa de partir devant, et il les rejoindrait avec les quatre retardataires lorsqu'ils émergeraient. Taliesin put donc prendre le chemin de la rivière avec Victor, Félix et Benoît. Mathilde leur fournit un panier à pique-nique pour le goûter, Galathée leur donna sa bénédiction, et ils partirent dans la campagne, suivant le chemin qui se glissait entre deux des champs à moissonner. Il était bordé de hautes haies qui offraient une ombre bienvenue et ils gagnèrent le bois. Il était dense, composé de feuillus divers, noisetiers, chênes, hêtres, érables, et de quelques conifères esseulés. La rivière chantait plus loin et ils la découvrirent, baignée de soleil.

Le barde ne s'était pas souvenu que le domaine était si vaste. Peut-être qu'en le considérant comme un havre protecteur, une parcelle de lumière au milieu des ténèbres, un refuge perdu, il l'avait inconsciemment rétréci dans ses souvenirs... Quoi qu'il en soit, il eut la nette impression de le redécouvrir et ne se priva pas pour l'observer avec attention et ravissement. Oui, ce coin de campagne avait des allures de paradis terrestre et, malgré les mesures qui lui étaient imposées, malgré l'interdiction qui lui était faite de le quitter, il doutait fort de jamais le considérer comme une prison. Bien sûr, une fois parvenu sur la berge, il ne put s'empêcher de chercher les gardes du regard. Mais c'était plus de la curiosité qu'autre chose.

Il n'y en avait pas. Comme le lui avait dit Rivecendre le matin même, il lui était impossible de surveiller tout le pourtour du domaine nuit et jour. Sans doute estimait-il que la rivière constituait une limite suffisamment claire pour que le barde ne puisse la franchir par erreur. Heureusement, la rive interdite ne paraissait pas plus accueillante que celle où ils se trouvaient présentement. S'il ne vit pas de gardes, il vit cependant quelque chose d'autre bouger dans les taillis et Victor, à côté de lui, le désigna.
" Ce sont les cochons de Dame Milicent. Des sales bêtes, tu peux me croire. Une fois, on a voulu aller cueillir des mûres de ce côté là... On ne nous y reprendra plus."
Félix et Benoît étaient déjà dans le plus simple appareil et ils descendirent dans l'eau, sur une petite plage de galets et de sable, en poussant des cris joyeux et gelés.

En entendant la nouvelle que lui annonçait Victor, il fut à deux doigts de pousser des hourras. En effet, il avait redouté que certains des baignurs ne se hasardent sur l'autre rive, là où il ne pourrait pas aller les chercher s'ils refusaient de rentrer, là où il devrait se contenter de les surveiller de loin sans pouvoir les aider en cas de besoin. Mais, apparemment, ce risque était totalement exclu.
Voilà pourquoi il n'y a pas de gardes ici, songea-t-il. Les Effroyables Cochons de Dame Milicent rôdent sur la berge interdite, prêts à dévorer quiconque osera s'y aventurer, que ce soit depuis l'intérieur ou depuis l'extérieur...
La pensée manqua le faire rire et il s'en abstint à grand peine, craignant que Victor pense qu'il se moquait de lui.
En tout cas, voilà un thème prometteur pour une chanson épique ou... humoristique, au choix, se dit-il en déposant le panier de victuailles à l'ombre.
Puis il s'assit et entreprit de retirer ses bottes.
-Nous avons donc une voisine qui se nomme Dame Milicent ? s'enquit-il.

Victor haussa les épaules en retirant sa chemise.
« Pas certain que ce soit une dame, vraiment. Mais c’est pour être poli, j’imagine, qu’on l’appelle Dame Milicent. Elle a plein de cochons, c’est de ça qu’elle vit. Au début de l’hiver, on a prévu de lui en échanger quelques-uns contre du blé, je crois. »
Il fit un geste dans la direction opposée.
« De ce côté-là, sur tout l’est et le sud, c’est le domaine de la Ferme des Renards. Ils font un peu de tout, comme nous, mais en trois fois plus grand. Et puis au nord, c’est les terres du Baron Vertdur. On ne le voit pas souvent, je crois que c’est juste sa seconde résidence, comme on dit. »
Il entreprit de retirer ses bottes.

Il se demanda de quelle manière leurs voisins prenaient l’imposant dispositif de sécurité dont était entourée la ferme Desmoulins et qui n’était pas sans impacter sur leurs propres domaines : après tout, c’était leurs terres qu’arpentaient les gardes… Ils devaient donc s’interroger sur l’identité de ces personnes qu’il fallait à ce point protéger…
Il jeta un regard à Victor, réalisa que c’était la première fois qu’ils se retrouvaient en tête-à-tête – ou peu s’en fallait – et une question lui vint à l’esprit.
-Au fait… Comment ça s’est passé, avec Martin ?
Il avait su ce qu’il était advenu pour Val et Mathieu Senior mais n’avait pas entendu le moindre mot à propos de leur ami, à propos de celui qui avait vécu à leurs côtés les péripéties mersantaises et largement contribué à ce qu’ils en réchappent.

Victor eut une légère grimace et s'assit sur une pierre.
" Pas trop bien. Je pense qu'il a été complètement pris au dépourvu par... ce qui lui a été demandé... Le travail de la ferme, et puis tous les enfants... Ce n'était vraiment pas sa tasse de thé. Il a essayé, au début, pendant presqu'un mois... et il ne s'est pas plaint, en tout cas pas à moi... mais ça se voyait que ça n'allait pas fort. Il s'est disputé avec Guillhem, une fois ou deux, je ne sais pas pourquoi. Et puis un jour, il était parti, simplement. ça n'a pas surpris grand monde. Il n'était jamais... tu sais... entré dans le mouvement. Il ne faisait pas partie de la famille."

Il soupira.
-Puisque les Luméniens ne l'auraient de toute façon pas laissé aller où il le souhaitait, je m’étais dit qu'il serait mieux parmi vous qu'avec les autres Melandiens... Je suis désolé pour lui que ça n'ait pas fonctionné, et désolé pour vous des tensions que cela a causé... Enfin, ça n'est pas plus mal qu'il ait réussi à se volatiliser. J'espère que les autorités ne l'attraperont pas et qu'une fois la guerre terminée, il n'aura plus à se cacher. Même s'il s'en défend, c'est quelqu'un de bien, il mérite une vie heureuse.

" Le capitaine Rivecendre était furieux en tout cas, je te prie de croire. Et il s'est fait sérieusement sermonner, je pense aussi... Martin... Oui, je sais pas où il est allé. Il m'a rien dit, en tout cas. Il est juste parti, comme ça. J'imagine que c'est mieux : comme on savait rien, on n'avait rien à cacher, quand on nous a interrogés."
Il haussa les épaules.
" Je suis désolé de ne pas avoir réussi à ce qu'il s'intègre mieux... mais je pense qu'il était tellement plein de choses à l'intérieur que même toi, tu n'aurais pas réussi."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins