La Couronne de Cuivre

" Brrr... Je n'ai pas envie d'imaginer une telle chose. Ça voudrait dire qu'ils ont perdu la sagesse de leur shaman. Pour moi qui ne connais que vous, c'est difficile à imaginer, même si ça doit exister, tu as raison. Exactement comme il est difficile à certains membres de ta harde d'imaginer qu'il existe des humains différents de ceux de Montequine..."
Elle soupira.
" Et d'ailleurs, je ne considère pas que les Montequins sont forcément à moitié fous, hélas... Du moins pas tous. C'est leur mode de fonctionnement qui est mauvais. Les valeurs qu'ils ont adoptées. Il y a l'effet du groupe aussi. Tu trouveras bien pire si tu vas à Mélandis. Et bien mieux, à Bortheias. Mais c'est un fait que les humains s'étendent partout, davantage que les autres races. Ils vont prendre soin, bien sûr, de la nature qui les nourrit et dont ils ont besoin, mais parfois prendre trop de place au détriment d'autres races. C'est sans doute une tendance commune à bien des peuples, je ne les blâme pas plus que les autres. Mais le fait est qu'ils se sont adaptés à des milieux plus variés et s'étendent géographiquement davantage que les autres...
Et il y avait chez eux, davantage que chez les elfes ou les centaures, une tendance à vouloir exploiter la nature... du moins c'est ce qu'il lui semblait, de ce qu'elle avait vu des deux autres races. Elle pouvait se tromper, peut-être n'était-ce que des préjugés...

Byron haussa les épaules.
" Dans le fond, je n'en sais rien. Il est vrai que les elfes ou les centaures ont un rapport à la nature plus serré... J'imagine qu'en regardant comme s'en tirent des humains élevés parmi les elfes ou des elfes élevés parmi des humains, nous en saurions davantage sur la profondeur de ces liens."
Il rit.
" Ah, voilà que je parle comme un shaman. Ou pas vraiment. Les shamans ont beaucoup de certitudes, déjà. Ils en savent trop, comme on dit. Et puis mener un peuple nécessite de faire fi de trop de subtilités. C'est toujours ce que dit Sheldon, en tout cas. A vouloir bien faire, on ne fait rien."

" Oui, c'est sûr que l'approche de Sheldon n'est pas la même que celle de Neffen. Ils n'ont pas le même rôle. Mais ils se complètent, en même temps..."
Sheldon n'était pas du genre à tergiverser, et il adopterait des mesures radicales, c'était son rôle de chef qui voulait ça... alors que le shaman chercherait toujours quelque chose de plus équilibré.
" J'ai plutôt tendance, moi, à réfléchir encore et encore pour trouver la meilleure solution possible... Pas du tout le genre de Sheldon donc. Je me sens plus proche de Neffen. Mais je ne dirais pas qu'il a trop de certitudes. Il sait beaucoup de choses, oui, et peut-être que plus on en sait, plus on prend en compte de paramètres, et moins on choisit des solutions radicales. Mais ça correspond à son rôle... Ce n'est pas à lui de prendre les décisions."
Elle sourit.
" En fait, votre mode de fonctionnement, où chacun a un rôle bien défini par essence, est plutôt confortable. Ça limite les excès causés par des initiatives individuelles."
Mais ça devait limiter aussi la créativité.
Tout en bavardant, Astrée avait rempli une gamelle avec l'eau de sa gourde, et fouillait dans leurs provisions à la recherche de quelques légumes pour leur concocter une bonne soupe.

" Et cela rend les choses d'autant plus compliquées quand on se retrouve tout seul. Je ne sais absolument rien faire !"
Il remit une branche dans le feu.
" Heureusement que tu es là pour veiller sur moi. Les centaures ne sont pas faits pour être séparés de leur harde. Sans doute serai-je mieux armé quand je reviendrai... J'aurai appris à cuisiner un rien, peut-être que Reynald m'aura appris une chanson... Je leur ferai peur. Certains m'admireront mais la plupart espéreront que je rentre rapidement dans le rang."

Astrée sourit, amusée.
" Ils ont peur que quelques jours parmi les humains te transforment en une âme rebelle ? Je n'ai pas l'impression que ça soit dans ton caractère... Mais c'est sûr qu'ils seront impressionnés, tous, par le fait que tu aies réussi à vivre loin de la harde pendant un certain temps. La plupart n'oseraient jamais..."
Et Byron lui-même ne l'aurait jamais fait s'il n'y avait pas été contraint.
" Mais ne dis pas que tu ne sais rien faire. L'autre jour, quand j'avais le bras cassé, tu as dû faire le feu, attraper un lapin, cuisiner et tu t'en es bien sorti. Alors il faudrait éviter que tu deviennes meilleur cuistot que votre cuisinier actuel, sans doute, pour ne pas lui piquer son rôle... Mais donc, continuons donc ton apprentissage. Le menu de ce soir, c'est soupe de... attends voir ce qu'on a... carottes, poireaux, pommes de terre et oignon. Suffit de tout couper en petits morceaux et de faire bouillir un bon moment dans de l'eau salée. Ensuite on ouvrira une conserve quelconque. Ça te va ?"

" N'hésite pas à tripler les quantités, dit le centaure d'un air dégagé. Et ce sera parfait. Mais peut-être pourrions-nous chasser, demain ? A moins que le gibier vivant sur ces terres n'appartiennent aux fermiers du coin... Je ne sais pas bien quels sont les usages, mais je sais que c'est parfois le cas, chez les hommes. De ce que j'ai compris, c'est le cas sur les terres du beau-frère de Reynald. Mais j'imagine que c'est différent, car c'est un grand seigneur... Ici, nous sommes près de la capitale, dans une campagne morcelée... Au pire, nous pourrions nous renseigner. Je veux tout sauf nous attirer des ennuis pour une cause stupide."

" Je dois bien avouer que je n'en sais rien. Je ne me suis jamais préoccupée de savoir si le gibier que je chassais appartenait à quelqu'un. Mais c'est vrai que si on aperçoit un château, il vaut mieux éviter de chasser sur les terres les plus proches : certains grands seigneurs peuvent estimer que tout ce qui est sur leurs terres est à eux..."
Mieux valait tout simplement éviter tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une demeure seigneuriale. Mais ils se trouvaient plutôt dans une campagne de fermiers, et dans ces conditions il était impossible aux habitants du coin de s'approprier les bestioles traversant leurs minuscules parcelles. Et puis, à qui donc demanderaient-ils la permission de chasser ici ?
" Mais comme tu le dis, ça ne semble pas le cas ici. Et d'une manière générale, lorsqu'on ne prend que la quantité dont on a besoin pour un bivouac, on ne risque guère d'ennui. Donc à mon avis, on peut chasser tranquille, à condition de s'éloigner de la route et des zones les plus fréquentées où il ne doit plus y avoir la moindre bestiole digne de ce nom. Si on trouve un coin désert, personne ne nous dira rien."
Elle fouilla à nouveau dans son sac pour rassembler d'autres légumes, triplant largement les quantités, comme l'avait suggéré Byron. Évidemment, avec un appétit tel que le sien, chasser allait devenir nécessaire.
" En même temps, je ne voudrais pas qu'on perde trop de temps sur ta mission. On essaiera de s'y prendre au petit jour, pour avoir de bonnes chances de trouver quelque chose rapidement... Mais on devrait d'abord faire l'inventaire de ce qui nous reste."

Il ne leur restait pas grand chose car ils n'avaient pas trop chargé les sacs : la région étant fort peuplée, il était toujours possible de trouver des victuailles auprès des paysans ou dans les petits hameaux disséminés le long de la route, et trop de poids aurait ralenti leur progression. Astrée aligna ainsi quelques vieux poireaux, quelques pommes de terre, des carottes tordues et des oignons odorants. Elle avait aussi quatre grands bocaux, qui contenaient des mixtures en sauce, manifestement à la viande. Mais malgré leur taille et leur poids, Byron en mangerait certainement un, voire deux, par repas. Il y avait de la farine dans un sachet, des raisins secs et des noix mélangés, quatre pommes et un saucisson sec qui avait l'air dur comme de la pierre.
" J'imagine qu'on pourrait aller voir si le ruisseau sert d'abreuvoir à certains animaux du coin... Sinon, les champs attirent toujours des oiseaux... Il doit y avoir des perdrix ou des faisans dans un tel environnement. Enfin... C'est toi la spécialiste, bien sûr."

Astrée hocha la tête.
" Les abords du ruisseau seront sûrement les plus propices, entre les petits animaux qui viennent s'abreuver et les canards ou autres oiseaux aquatiques. Il faudra y aller de bonne heure, c'est à l'aube que les rivages sont les plus fréquentés. Et il faut juste faire attention, en cette saison, à ne tirer que des mâles. On est en pleine période de naissances, et les petits ont besoin de leurs mères. Donc il faut savoir reconnaître les mâles. Mais je te les décrirai... Enfin, à moins que tu ne préfères vraiment les oiseaux des champs, que tu les connaisses mieux... mais ce ne sont certainement pas les mêmes que dans ta région, on est descendus en altitude."
Elle rangea le restant des provisions dans le sac.
" Et on devrait pouvoir trouver des oeufs, aussi. Je nous ferai une provision de galettes, on est arrivés au bout de notre réserve de pain..."
Elle sourit.
" On va se refaire nos réserves de viande... Et on achètera quelques légumes à des paysans du coin."

" En fait... Ne serons-nous pas à Luménis, demain ? Je pensais qu'il n'y avait que quelques jours entre le Pont des Trois Sires et la capitale... Peut-être sommes-nous en train de préparer un périple qui n'en est pas un... Comment imagines-tu que nous procéderons, une fois là-bas ? Je crains un peu cette grande ville, même si je sais que c'est nécessaire... Une amie de ma mère y réside, je crois... Peut-être pourrons-nous bivouaquer dans le parc dont tu as parlé... Si c'est admis, bien sûr."
La soupe commençait à frémir, diffusant une odeur délicieuse.

" Nous ne sommes plus très loin de Luménis, effectivement. Mais j'ai toujours fait le trajet à cheval, et j'ai du mal à estimer le temps qu'il faut à pied. On y sera peut-être demain, mais je ne sais pas trop à quel moment de la journée..."
Elle ne connaissait pas suffisamment la route pour estimer le temps qu'il leur restait.
" Et une fois là-bas... Le plus simple serait d'avoir le droit de bivouaquer dans le grand parc, mais il est assez probable que ça soit interdit. On demandera aux gardes à l'entrée. Si ça n'est pas possible, je pense qu'il faudrait trouver quelque chose juste en-dehors de la ville. Un petit bois où bivouaquer, ou bien un paysan qui accepterait de nous louer sa grange. Ou alors on ira voir Isudë, l'amie de ta mère, elle aura peut-être une autre solution à nous proposer."
Mais cela ne résoudrait pas le problème de la nourriture.
" Et pour ce qui est du ravitaillement... hum... je ne suis pas certaine de trouver des auberges avec un plafond suffisamment haut pour que tu t'y sentes confortable, en fait. Je pense qu'on trouvera, le midi, des plats à emporter pour manger à l'extérieur. Mais à mon avis, il vaut mieux avoir quelques réserves pour le repas du soir, on ne sera pas forcément en ville à ce moment-là si jamais on loge à l'extérieur... Même si on ira une fois ou deux sans doute, quand Reynald nous aura rejoints, pour vous montrer à tous les deux l'animation de la ville le soir."

" Heu... L'animation d'une ville le soir ? Est-ce que tu crois que... Enfin... J'imagine que je ne suis pas forcément obligé de venir, si ?"
Il avait l'air franchement horrifié d'une telle perspective.
" Mais on verra bien où on loge... Peut-être que je pourrai rester en arrière pendant que vous allez festoyer... Je veux dire... Si je ne sais pas entrer dans les auberges... Je ne saurai sûrement pas danser non plus. Et l'alcool, c'est très mauvais pour les centaures. Non. Je crois que Reynald et toi profiterez beaucoup mieux en mon absence. Je... me reposerai en attendant. Ce sera très bien. Vraiment, Astrée... la civilisation des humains... ne m'attire pas plus que ça."

Astrée eût une grimace, un brin ennuyée de lui avoir proposé quelque chose qui l'inquiétait autant.
" Écoute, il est hors de question qu'on te laisse tout seul en arrière. S'il n'y a rien qui te fasse envie, on n'ira pas."
Reynald aurait peut-être voulu faire le tour des tavernes, c'est que que Tybert avait insinué... Mais non, ils ne laisseraient pas Byron en arrière. Ou il faudrait que quelqu'un reste avec lui, Tybert ou elle, au minimum. Et encore, il risquerait de se sentir coupable d'avoir empêché l'un d'eux d'y aller...
" Et tu sais, je ne suis pas du tout du genre à traîner dans les tavernes le soir, je déteste les lieux de beuverie. Mais dans certaines auberges, il y parfois des bardes qui y proposent des spectacles de qualité, donc je me disais que peut-être tu aurais eu envie de voir ça. Mais puisque tu as déjà assisté à des soirées chez Goran, ce n'est pas forcément si différent, peut-être un peu plus élaboré au niveau des musiques et des effets magiques qui accompagnent le spectacle... et en fait on peut simplement demander à Reynald de nous monter un spectacle complet rien que pour nous, il fait ça largement aussi bien !
Bon, il n'y aurait pas l'ambiance, ou la danse... mais ça ne le tentait visiblement pas.
" Mais ce n'est pas seulement à ça que je pensais. Il peut y avoir toutes sortes d'animations en ville, ça va des pièces de théâtre aux spectacles de cirque ou de musique. Une partie d'entre eux se passent dans un grand amphithéâtre qui devrait être à ta taille, avec, certains jours, des spectacles gratuits. Parfois c'est en journée, parfois le soir. On verra sur place ce qu'il y a au programme, et tu me diras si ça te tente ou pas. Je dis ça juste pour que tu saches ce qui existe, mais c'est toujours toi qui décidera ce que tu veux voir. Je suis juste là pour te donner des idées de ce qui est possible, c'est mon rôle de guide, en somme. Et toi tu choisis ce que tu veux faire !"
En espérant que plus tard, les envies de Reynald et celles de Byron ne soient pas trop antinomiques... Au moins Tybert ne ferait-il que suivre le mouvement...

Le centaure avait l'air de plus en plus inquiet au fur et à mesure que la jeune femme parlait, même s'il tentait de contenir son expression. La dissimulation, cependant, n'était pas très centaure, sans doute parce que les odeurs qu'ils dégageaient vendaient immanquablement la mèche.
" Je crois... que Tybert sera ravi de rester avec moi... Tout ce... bruit... ravissant bruit, je n'en doute pas... Ce n'est sûrement pas son genre. Et l'amie de maman... elle pourrait sans doute aussi m'héberger... quand vous vous amusez dehors. Quoi que vous décidiez de faire. Si c'est la première fois que Reynald vient à Luménis... Je ne voudrais surtout pas lui gâcher l'aventure. Déjà qu'une partie des journées devront servir à régler mes problèmes... Non... Surtout, il ne faut pas vous priver. Je ne suis pas un gosse. Si je n'ai pas envie de venir, je peux sans problèmes me débrouiller. Vous ne devez pas... tu ne dois pas... t'inquiéter pour moi, comme ça. Je suis capable de survivre à ceci. Sinon Sheldon ne m'aurait pas confié cette mission. Je serai à la hauteur."

" Je n'en doute pas, Byron... , répondit doucement Astrée. " Mais c'est normal que je m'inquiète de ton bien-être. Ça fait partie de mon rôle de guide. Même si je sais que tu es de taille à faire face, je sais aussi que tu n'es pas fait pour la vie en ville, et je me dois de limiter au maximum tous les désagréments que tu pourrais rencontrer. "
Et elle savait pertinemment qu'il n'avait pas passé une bonne nuit lorsqu'ils l'avaient laissé seul. Donc quoiqu'il dise, il n'était certainement pas souhaitable de le laisser dans un lieu inconnu rempli d'odeurs humaines pour toute une soirée. Mais effectivement, ils verraient bien comment ça se présenterait. Pour l'heure, ils ne savaient même pas où ils dormiraient. Il était inutile de tirer des plans sur la comète...
Mais Reynald, de son côté, voudrait certainement visiter tous les endroits bruyants et animés de la ville. Certes, il était de taille à y aller seul, lui, mais elle se connaissait, elle aurait envie de l'accompagner, au moins certains soirs... Tybert, pas forcément, en revanche. Donc il y aurait peut-être moyen de trouver un moyen de trouver un compromis. Ou ils organiseraient un roulement. Mais il fallait essayer de faire en sorte que Byron n'ait jamais l'impression qu'ils sacrifient quelque chose pour lui.
Elle lui sourit.
" Ne t'en fais pas, on trouvera bien un moyen de satisfaire les envies de tout le monde ! On est quatre, avec des goûts différents, on trouvera un équilibre pour que chacun fasse ce qui lui convient le mieux... Et en particulier, je suis sûre que Tybert sera absolument ravi d'éviter pour une fois toutes les soirées animées qu'aime tant Reynald !"
Elle se souvint subitement qu'il y avait un endroit où elle ne devait pas accompagner Reynald. La taverne de la Bienveillance. Il faudrait en revanche qu'elle trouve le temps d'y aller seule, pour s'expliquer avec Kasumi. Il avait dû revenir d'Everaska, il n'en avait que pour quelques jours...
" Et il y a aussi un ou deux endroits où je préfère le laisser aller avec Tybert, et rester avec toi pendant ce temps... Non, vraiment, ne te fais pas de souci."

Le centaure sourit.
" C'est toi qui t'inquiètes, au final, fit-il remarquer d'un air dégagé, tout en humant la soupe. Et comme tu t'inquiètes, tu m'inquiètes. Parlons d'autre chose. Est-ce que ce n'est pas cuit, d'ailleurs ?"
La nuit était désormais complètement tombée et une chouette ulula quelque part au-dessus d'eux. Le vent fit craquer les branches autour d'eux.
" On se croirait presque en pleine nature... Si on ferme les yeux."

" Mais on est en pleine nature, fit remarquer Astrée avec un petit rire. Du moins pour les gens d'ici... Bon, j'exagère un peu. Ils savent qu'il existe aussi de vraies forêts avec plein d'animaux sauvages et sûrement très dangereux, qui leur font un peu peur. Mais pour beaucoup d'entre eux, les seules forêts qu'ils connaissent, en réalité, sont entièrement parcourues de chemins et exploitées par les bûcherons, donc ça n'est même pas vraiment la nature sauvage. A part bien sûr la forêt maudite, qui n'est qu'à deux jours d'ici, et qui pour le coup est vraiment dangereuse... Mais surtout à cause des morts-vivants qui s'y trouvent."
Elle remplit de soupe deux bols et en tendit un au centaure.
" Mais goûtons donc cette soupe qui sent si bon, avant qu'elle ne soit trop cuite..."

Byron but deux bols pleins sans plus rien dire, avant de soupirer d'aise.
" Délicieux. Presque autant que de la bonne gastronomie centaure, dit-il avec un sourire malicieux. Mais vous avez la langue timide, vous autres, humains. Vous épicez curieusement la nourriture. Cela dit, je pourrais prendre goût aux saveurs bortheiannes. On voit qu'il y a eu des mélanges culturels entre eux et nous. Et je crois que Goran était sincère dans son admiration. Il m'a dit qu'il aurait un cadeau pour moi, quand je reviendrais chez lui, au retour. Je dois dire que je suis curieux de faire le détour... Vraiment curieux. Je n'avais pas idée, en ne connaissant que les montagnards, qu'il existait un peuple humain davantage proche du mien."

" Les peuples humains sont très divers, en fait. Chaque région d'Hélonna a ses propres traditions, sa culture, peut-être même sa propre perception des choses. Je suis sûre que c'est un peu pareil pour les hardes de centaures. C'est dû en partie aux frontières naturelles qui isolent des peuples, chacun se créant ensuite son propre fonctionnement. Les Montequins, par exemple, vivaient quasiment exclusivement entre eux depuis longtemps. Ça peut à la fois expliquer leur déviance par rapport aux valeurs généralement partagées sur l'île, et le fait qu'ils aient pu cacher si longtemps ce qu'ils faisaient..."
Par quoi passerait le chemin pour faire évoluer les mentalités du village ? Est-ce que si les principaux responsables étaient traduits en justice, cela suffirait à faire comprendre aux autres la gravité de leurs actes ? Peut-être se réfugieraient-ils dans une sorte de solidarité en se répétant que les gens de la plaine ne pouvaient comprendre un peuple vivant dans l'univers rude des montagnes ? Non, pas cette fois-ci. Il y avait déjà des gens, dans le village, qui étaient contre cet esclavagisme, d'autres qui étaient à minima mal à l'aise. L'intervention des autorités suffirait à leur donner le poids nécessaire auprès des autres.
"Mais c'est vrai que les gens de la Trouée sont particuliers. Tout le monde connaît leur incroyable passion pour les chevaux. Peut-être que c'est lié au fait qu'ils aient vécu un certain temps au voisinage des centaures, autrefois. Je n'en sais rien. Et j'imagine que les autres régions de l'île ont également leurs spécificités. Reynald saurait certainement t'en dire plus à ce sujet. Moi, je ne suis sur Hélonna que depuis deux ans...

" Tu sais beaucoup de choses, déjà. Et tu en déduis d'autres. Tu n'as pas l'air d'une érudite, comme ça, mais je vois que finalement, tu t'interroges... Sans doute est-ce le propre des humains, de se poser sans cesse des questions, sur tout et le reste."
Il sourit, soupira et se resservit un bol de soupe. Astrée constata qu'elle avait bien fait de tripler les quantités : il ne resterait rien.
" C'est peut-être ce qui explique qu'ils parviennent finalement à s'installer n'importe où."

Astrée haussa les épaules.
" Peut-être... Mais je n'en sais rien en fait. Je ne m'étais jamais demandé, avant ces derniers jours, pourquoi les humains s'installent à ce point partout. Et je n'avais pas réellement pris conscience qu'en s'installant un peu partout ils nuisent à d'autres races. Je crois que je le savais, quelque part au fond de moi. Mais sans avoir pris le temps d'y réfléchir, sans que ça me choque autant que maintenant...."
Elle grimaça.
" Et puis, tous les humains ne se posent pas autant de questions sur tout, enfin je ne crois pas. Ça dépend des tempéraments. Et là, en l'occurrence, les circonstances m'ont poussé à me questionner, pour comprendre ce qui se passait à Montequine et comment on en était arrivés là... Mais j'imagine que les centaures se posent moins de question. Puisque vous êtes plus ou moins prédéterminés par votre essence, vous en avez sans doute moins besoin. Je ne sais pas."
Elle avait terminé son bol de soupe, et observait la gamelle vide d'un air songeur, avant de réaliser que peut-être Byron avait encore faim. Dommage qu'ils n'aient pas pris le temps de chercher des oeufs pour une omelette.
" Bon... Est-ce que tu veux qu'on ouvre une boite de viande pour compléter le repas ?

" Ça ira comme ça. Ce n'est pas comme si j'avais fait de grands efforts physiques, aujourd'hui. Je pense qu'une bonne nuit de repos me suffira amplement..."
Il bâilla.
" Merci pour la soupe. Je vais aller faire la vaisselle au ruisseau, si tu veux. Avec ma vision nocturne, je risque moins de m'y geler les sabots."
Prenant le bol de la rôdeuse, il se leva et mut son grand corps avec souplesse entre les troncs, jusqu'à quitter le cercle de lumière de leur feu. Il reparut une dizaine de minutes plus tard, rangea ce qu'il avait emporté et se coucha à bonne distance d'Astrée, non sans s'être changé comme n'importe qui avant de draper son immense couverture autour de lui. Astrée l'entendit remuer un moment, froissant feuilles mortes et branchettes, avant de sombrer dans le sommeil.

Astrée mit davantage de temps à s'endormir. Leur discussion l'avait ramenée aux événements de Montequine, auxquels elle s'efforçait jusque-là de ne pas trop songer. Elle se remémorait, pêle-mêle, les discussions avec Hugo ou Madeleine avant qu'elle ne découvre l'esclavage, les longs débats avec Neffen, toutes ces soirées passées à réfléchir, les arguments qu'elle avait ressassés mille fois à la recherche d'une solution idéale, mais aussi les regards plein de haine et d'incompréhension des villageois... Qu'allait-il se passer maintenant ? Et dans les mois et années à venir, comment les centaures évolueraient-ils ? Et les humains de Montequine ?
Mais la nuit passée avait été courte, et elle était trop fatiguée pour pouvoir réfléchir bien longtemps à tout cela. Les dés étaient jetés et la route toute tracée désormais, et ses pensées se muèrent rapidement en un brouhaha confus d'où n'émergèrent que quelques images et sensations fugitives, la sensation d'avoir fait n'importe quoi et d'avoir eu beaucoup de chance, d'avoir failli mourir trop de fois, ainsi qu'une immense gratitude pour Neffen.

Elle se retourna et glissa instinctivement la main dans sa poche, à la recherche de la corde de luth roulée qui n'y était plus, qui n'y serait plus. Elle se sentit subitement triste et seule. Reynald n'était pas là. Il ne l'avait pas contactée, non plus, mais il avait certainement eu bien d'autres personnes à contacter aujourd'hui. Et puis, il les rejoindrait bientôt, c'était l'essentiel.
Elle s'efforça de se remémorer les paroles de la berceuse sylvestre, et réalisa qu'elle se souvenait avant tout de la signification qu'elle avait ressentie au plus profond d'elle-même quand le shaman l'avait utilisée, et de son effet incroyablement apaisant. Hélas, ça ne marchait pas aussi bien quand on essayait de se l'appliquer à soi-même...
Ses pensées finirent par devenir de plus en plus floues, et elle sombra sans vraiment s'en apercevoir.

Le chant de l'alouette la réveilla au petit matin. Elle entendit ensuite le craquement des branches autour d'elle, perçut la chaleur de la flamme, l'odeur de quelque chose qui mitonne, un fredonnement ténu, et elle découvrit Byron penché sur leur feu, en train de faire cuire un gruau. Il lui décocha un calme sourire en la découvrant tout ensommeillée.
" Désolé... Tu dormais si profondément que je n'ai pas voulu te réveiller. J'espère que tu as fait de beaux rêves. Les miens ont été assez particuliers, mais pas désagréables."
Il semblait de bonne humeur.
" J'ai été chasser à l'aube... J'ai tué deux lièvres... Je ne sais pas s'il vaut mieux les préparer déjà maintenant ou nous en charger au moment où nous les mangerons."

Astrée se demanda un instant si Neffen intervenait directement dans les rêves de Byron. Bien sûr, il n'en aurait pas conscience...
Elle sourit en voyant les lièvres.
" Tu vas me faire culpabiliser d'avoir dormi si longtemps ! Je ne sais pas comment vous faites pour dormir si peu, vous autres centaures... Peut-être que vous fonctionnez comme les elfes en fait... Mais bref, là n'est pas la question. Fais-moi voir ça..."
Elle soupesa les lièvres.
" Et bien... Bonnes prises, vraiment ! Ca nous changera des conserves... Et pour répondre à ta question, idéalement, il faut les préparer tout de suite, c'est plus facile. Et mieux vaut les laisser reposer un jour au frais avant de les manger pour que la viande soit moins dure. Souvent on n'a pas le temps, mais cette fois-ci on va essayer de faire ça dans les règles, d'autant qu'il fait relativement frais et qu'on a un bocal vide pour stocker la viande... Mais laisse, je vais m'en occuper.

" Parfait, dit Byron en se relevant. Je vais démonter l'abri pendant que tu fais ça. Je dois dire que les intestins de bestioles, c'est pas trop mon truc. Même si frit, avec des oignons et des herbes sauvages, ce n'est pas mauvais."
Il sourit, laissant le gruau bouillonner doucement sur le feu, et entreprit de désentrelacer les branches qu'Astrée avait placées au-dessus de leur tête. Il n'avait pas plu, ou alors très peu. Au-dehors, la nature s'éveillait dans une brume grise s'étendant sur les champs. Le ciel était rose et jaune, le soleil luttait contre les nuages bas.

La rôdeuse s'éloigna un peu du feu, consciente que voir dépecer un lièvre n'était pas exactement quelque chose d'appétissant. Elle n'en avait pas pour longtemps, de toute façon. Suspendre les bêtes par les pattes arrières, un coup de couteau, un déshabillage d'une main ferme, et il ne resterait plus qu'à les vider. Elle travaillait presque machinalement, sans avoir besoin de se concentrer sur ses gestes. C'était une tâche qui lui était habituelle. Elle essuya avec une poignée d'herbe les résidus de sang, puis mit la viande et les meilleurs morceaux des abats dans le bocal, laissant sur place la carcasse et un petit tas de déchets. Ils viendraient nourrir de petits carnivores qui devaient guetter déjà, attirés par l'odeur de chair fraîche. Elle jeta un coup d'oeil à la fourrure d'hiver qu'elle aurait sans doute pu vendre à une tannerie. Mais elle n'avait vraiment pas envie de se charger pour rien : nul doute que la nature lui trouverait une utilité quelconque. Pour un nid d'oiseau peut-être.
Elle fit un crochet par le ruisseau pour un petit brin de toilette avant de revenir auprès du feu et de l'odeur de gruau.
" Est-ce que tu veux que je fasse du thé, en complément ? Je ne l'assaisonne pas comme vous, c'est vrai. Mais si tu sais ce que vous mettez dedans, je veux bien essayer !

" Comme tu veux, fit le centaure avec un sourire. Mais je n'ai aucune idée de ce qu'on met dedans ! C'est un secret d'herboriste... On ne l'échange pas comme ça. Fais à ton idée... Je serai content."
Pendant qu'elle concoctait son infusion, Byron termina de préparer leurs affaires. Quand le thé fut près, ils le burent sur le pouce avant de regagner la route et de reprendre leur périple. Ils marchaient depuis quelques minutes seulement lorsque Reynald se faufila dans l'esprit d'Astrée, petit courant d'air frais chatouillant sa nuque puis son front.
Douce mie, désolé pour le lapin de la nuit. Je suis à Bortheias. Comment vas-tu ?

Astrée sentit un large sourire étirer ses lèvres. Entendre sa voix lui causait toujours une joie immense.
" Reynald !..."
Elle se tourna vers Byron, lui faisant comprendre par signe ce qu'il avait certainement déjà compris à sa mine.
" Je vais bien, Byron aussi. On a campé dans un bois. Et toi ? Et Tybert ?
Elle espérait qu'il avait trouvé de l'aide pour les enfants. Et qu'il repartait bien aujourd'hui, comme prévu...

Nous allons bien. Nous arriverons bientôt. Ne nous attendez pas. Les solutions sont là.
Et les trente mots étaient déjà atteints... Astrée sentit qu'il ne lui restait plus que quelques secondes pour communiquer avec lui avant que le vent et la distance ne ravalent sa présence. Byron lui avait souri mais avait décidé de la laisser seule avec sa conversation, sans doute par discrétion. Un trappeur cheminait devant eux, transportant des peaux dans une charrette à bras, et elle percevait, vaguement, le pas d'un cheval quelque part dans son dos. Un peu plus loin sur la route se dressait un hameau d'une douzaine de maisons. Et, peut-être, là-bas au loin, distinguait-on déjà les remparts de Luménis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne