La Couronne de Cuivre

Galathée émergea en grommelant. Elle commença par le repousser mollement, puis ouvrit les yeux et le découvrit.
" Feu Follet !" s'exclama-t-elle.
Puis son expression se modifia.
" Tu es blessé, pauvre petit."
Elle se saisit de lui et le retourna sans ménagement pour observer la blessure.

S'il l'avait pu, il aurait soupiré, aurait argué qu'il y avait beaucoup, beaucoup plus urgent que cette petite blessure de rien du tout. Malheureusement, semblables protestations étaient hors de ses moyens, comme tant d'autres choses... Il n'avait donc d'autre choix que de laisser faire et d'attendre que l'apprentie rôdeuse l'interroge sur ses découvertes. Alors, il ferait tout pour capter son attention et prierait pour que les images mentales auxquelles il avait réfléchi lui parviennent... et soient comprises.

Galathée l'examina un moment avant de le reposer sur ses genoux. Elle frissonna. Il faisait diablement froid dans cette grotte. Taliesin y prêtait peu attention, vu sa fourrure.
" Il va falloir que je te mette quelque chose là-dessus... mais la boîte à herbes est restée à la tente... Je pourrais peut-être te faire une sorte de bandage, mais ça ne sera pas pratique. Est-ce que ça fait mal ?"
Son esprit plongea à nouveau vers le sien, comme une caresse à l'intérieur même de son crâne, le frémissement d'un contact ténu.

La manière touchante dont elle se préoccupait de lui - enfin, de Feu Follet, plutôt - ne le laissait pas indifférent. Et il était vrai que la blessure demeurait douloureuse. Pourtant, il y avait autrement plus urgent. Par conséquent, lorsqu'elle tenta de nouer le contact, il garda par devers lui toute pensée liée à cette estafilade, essayant au contraire de lui transmettre, avec force, l'image d'Almeron. Si cela fonctionnait, si elle focalisait son sujet sur ce nouveau sujet... Peut-être pourrait-il passer à la suite.

Elle se montra réceptive... mais Taliesin avait à peine eu le temps de voir le barde, quelques secondes, de loin, et l'image qu'il lui en proposa ne devait pas être parfaitement ressemblante car la petite fille resta d'abord interdite, incapable de comprendre exactement où il voulait en venir. Puis elle rit.
" Il a le nez moins long et ce n'est pas son expression habituelle, ces sourcils froncés." murmura-t-elle à mi-voix.
A moins qu'elle ne l'ait pensé, en réalité, car Taliesin perçut un changement dans l'image qu'il tentait de lui transmettre, comme si elle corrigeait son souvenir par petites touches délicates, sans le froisser. C'était une sensation tout à fait étrange, qu'il n'avait jamais ressentie.
" Almeron... Tu l'as trouvé ? Il va bien ?"
L'inquiétude de l'enfant se répandit dans son propre organisme, sans qu'il puisse la juguler.

Le moment était enfin venu : il entreprit donc de partager avec Galathée les visions auxquelles il avait patiemment réfléchi.
Il commença par lui présenter le bourg, puis le fortin, avant de montrer Almeron - avec les modifications que la petite fille avait apportées - dans une cellule au décor inventé, puisqu'il ne l'avait jamais vue. Il insista particulièrement sur cette image, pour qu'elle en saisisse parfaitement le sens. Ensuite, la séquence repris son cours : un lever de soley flamboyant, Almeron quittant seul la ville sous les rayons du soleil levant, se dirigeant vers un pont près d'une cascade... où l'attendaient, cachés, une poignée de gardes. Ce fut alors un bref assaut, un assassinat... et un cadavre que l'on dissimule.
Enfin, il revint à la scène montrant le barde sortir, à l'aube, de la bourgade. Mais cette fois, il y ajouta la future rôdeuse, s'approchant discrètement de son mentor... et lui parlant.
C'était terminé, à présent.
Et, en son fort intérieur, Taliesin pria pour qu'elle ait comprit le message.

Galathée demeura figée, buvant ses images comme il les proposait. Elle finit par frémir quand il lui évoqua le meurtre, mais sans cris ni larmes. Elle acquiesça durement quand il eut terminé.
" Mais ils vont nous poursuivre, s'ils ne nous trouvent pas." murmura-t-elle à mi-voix.
Puis elle se leva d'un bond.
" Il nous reste le temps d'aller ranger la tente. On ne peut pas fuir sans la tente !"

Ça avait marché ! Elle avait compris ! Et loin de s'effondrer ou de s'étonner qu'un simple animal ait pu comprendre puis lui transmettre tant d'informations, elle avait décidé de prendre les choses en main !
Bon, rallier la tente en pleine nuit était chose dangereuse, pour le moins, et la ranger seule - puisqu'il ne pourrait en rien l'aider - promettait d'être ardu. Toutefois, il savait pertinemment qu'il ne réussirait pas à la faire changer d'idée. Il ne pouvait donc qu'accompagner le mouvement et veiller au grain, pour éviter les accidents...

Son aide fut bienvenue car, même avec la lumière de la lune pour la guider, Galathée n'y voyait pas grand chose. Taliesin prit donc position sur sa tête et poussa de petits cris pour signaler à la gamine quand elle risquait de se perdre hors du chemin ou de glisser dans une crevasse. Le trajet vers les hauteurs parut prendre des heures : elle avançait lentement, la pente était raide, la fatigue se faisait leur compagne à chaque pas supplémentaire. Enfin, ils atteignirent la tente. Galathée eut bien du mal à ne pas s'y écrouler, tant les couches paraissaient confortables. Mais elle résista et entreprit de tout ranger et replier, puis de démonter (avec regrets, Taliesin le perçut), la structure de leur habitation de fortune. Quand tout fut rangé et replié, elle chargea le tout dans une petite charrette et s'immobilisa.
" Sans Balivernes, on ne va pas s'en sortir. Il faudra qu'on revienne chercher tout ça quand même..."
Elle attrapa brusquement le petit animal et s'assit sur un rocher.
" Mais d'abord, cette blessure."
Comme elle avait retrouvé la besace à herbes, elle entreprit de le soigner.

Taliesin poussa un profond soupir et se fendit de longs grommellements protestataires... le tout mentalement, puisqu'il n'avait pas les moyens physiques - les cordes vocales, en particulier - pour le faire réellement. Dans le même temps, il eut une pensée pour Victor qui, des années plus tard, lorsqu'il se ferait mal - ou tomberait dans un étang gelé, comme cela arriverait à la ferme -, devrait endurer les soins méticuleux de sa rôdeuse de mère. Et, comme l'enfant, sa seule et unique solution était... de se laisser faire, de prendre son mal en patience jusqu'à ce que ce soit terminé.

Galathée était novice et maladroite, mais relativement rapide. Elle avait aspergé l'animal d'une poudre puis enduit d'une pommade qui dégageait une odeur atroce, avant de s'estimer satisfaite. Même si son premier réflexe d'animal aurait sans doute été de lécher ce qui lui collait les poils, c'était sans doute une mauvaise idée. Ensuite, la gamine repartit vers la vallée au pas de course, emportant son ami sur son épaule. Le ciel avait grisé et petit à petit, il devint de plus en plus aisé de distinguer la piste à emprunter. Bientôt, les quelques lumières de la bourgade apparurent au détour de la route. Galathée accéléra davantage. Elle glissa, se reprit, continua à courir. Enfin, elle s'immobilisa non loin des portes et s'assit sur un rocher. Il était possible qu'Almeron soit libéré à l'aube, après tout.

Jusqu'ici, tout s'était bien déroulé. Mais, une nouvelle fois, il ne fallait pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué :restait en effet à espérer que le seigneur n'avait pas changé de plan au cours de la nuit, qu'Almeron sortirait bien seul du bourg, qu'il croirait ce que lui dirait Galathée, qu'il parviendrait à identifier le lieu de l'embuscade grâce à ses indications, qu'il pourrait sans mal récupérer son chariot et que personne ne les suivrait quand ils prendraient une autre direction... Cela faisait beaucoup.

Les deux compagnons attendirent un moment, côte à côte, avant que les portes de la bourgade ne s'ouvrent pour la première fois. Malheureusement, le chariot qui en sortit n'avait rien à voir avec l'homme qu'ils guettaient, et Galathée poussa un soupir misérable avant de se rasseoir sur le caillou qu'elle s'était choisi. Finalement, Almeron fut le troisième à quitter l'enceinte du village montagnard. Il paraissait un peu débraillé et déboussolé, et il prit quelques minutes pour arranger sa tenue avant d'enfourcher sa jument. Galathée lui fit de grands signes et il s'avança vers eux, incrédule.
" Galathée, qu'est-ce que tu fais là ?
— Nous sommes venus te chercher !
— Nous ?
— Moi et Feu Follet."
Elle brandit l'animal devant le nez du demi-elfe. Il l'observa avec une grimace.
" La chose qui a pissé sur mes compositions.
— Mais il va te sauver la vie ! Il a entendu que le seigneur allait te tendre une embuscade près du pont près de la cascade !
— Galathée, tu délires, ma pauvre."
Il descendit de cheval et posa la main sur le front de la gamine.
" Je te jure ! Je peux... lui parler par l'esprit ! Et lui aussi ! Pas vrai, Feu Follet ?"
Le demi-elfe leva les yeux au ciel avec un sourire attendri.

Et bien, ça n'avait pas tardé à clocher... Mais il n'allait pas s'avouer vaincu, oh non. Aux grands maux les grands remèdes, comme l'on dit.
Le plus simple aurait été de tracer un message dans la neige ; malheureusement, ce serait sans doute révéler qu'il n'était pas ce qu'il paraissait être, et cela risquait donc fort de lui être interdit. Par conséquent, il opta pour une autre méthode, à savoir... donner des preuves à Galathée.
Ayant tout fait pour attirer son attention, il s'efforça de lui transmettre de nouvelles images : celle de la famille seigneuriale devisant, à table, et celle du maître des lieux s'entretenant avec Merrick. Si la future rôdeuse décrivait ces personnages qu'elle n'avait jamais vu à son tuteur, celui-ci comprendrait que Feu Follet lui avait bel et bien révélé des informations...

Ce que Galathée s'efforça de faire, de son mieux. Elle décrivit le seigneur, son épouse, l'adolescente... Almeron l'interrompit.
" Tu t'es introduite dans Valcasse ?
— Je te dis que c'est Feu Follet."
Le demi-elfe observa l'animal, soupçonneux.
" C'est vraiment la belette qui t'a dit ça ?
— Elle ne me l'a pas dit, gros bêta. Ça ne parle pas, les furets. Il m'a envoyé des images."
Il paraissait toujours peu convaincu mais il prit la gamine par la taille et la jucha sur le cheval, avant de monter derrière elle.
" Et donc, cet imbécile voudrait me tendre un piège ?
— Oui, pour te tuer.
— Ça expliquerait effectivement ce retournement de situation."
Il mit la jument au petit trot et ils entreprirent de gravir la montagne. Leur monture avait le pied sûr et du courage, le trajet fila beaucoup plus vite que les fois précédentes. Quand ils atteignirent leur campement, Almeron descendit de sa selle et fit reculer la jument pour l'atteler à la charrette. Ensuite, il gagna le siège du cocher, Galathée s'assit à ses côtés et ils se mirent en route. Sur l'instance de la gamine, le barde se mit à chanter. Il avait une voix claire, bien posée, et choisit des chants que la petite fille pouvait entonner avec lui. Ensuite, il lui demanda de relater sa nuit, ce qu'elle fit en échange de la promesse qu'il lui conterait ensuite une légende du terroir. Assez rapidement, ils atteignirent le col et surplombèrent la vallée voisine. En bas, Galathée comme Feu Follet découvrirent le pont et la cascade.
" Mais ! murmura la petite fille, surprise.
— Il n'y a pas d'autre passage, dit Almeron, très calmement. Mais je suis barde, ne l'oublie pas."
Il se mit à incanter d'une voix sourde, très différente de son timbre de chant. Taliesin reconnut le sortilège, c'était un simple déguisement. Mais Almeron revêtit l'apparence d'un humain ventru et frôla la croupe de sa jument pour qu'elle change de couleur. Ils partirent ensuite vers le pont en contrebas.
A peine l'eurent-ils franchi qu'ils furent arrêtés par un groupe d'hommes en armes. Ils les interrogèrent rapidement, jetèrent un oeil dans la charrette, puis les laissèrent passer. Ils repartirent donc sur la route, abandonnant les soldats derrière eux.
" Trop fort, finit par lâcher Galathée. Je serai barde, plus tard, maintenant c'est sûr."
Le demi-elfe sourit.
" Franchement, Galathée, si une bestiole que tu as ramassé sur le bord du chemin avant-hier peut déjà te communiquer autant d'informations, par l'esprit... C'est rôdeuse que tu devrais devenir."
Elle parut surprise et caressa Feu Follet.
" Tu crois ?
— Je crois, oui. Ce genre de choses... c'est comme un signe.
— Hum. Si je deviens rôdeuse, alors j'épouserai un barde !"
Le demi-elfe rit joyeusement.
" Pourquoi pas, qui sait ?"
Taliesin sentit subitement qu'il était aspiré hors de son corps animal. Tourbillon. Expiré dans l'air que le furet recrache, flotte dans le froid de l'hiver, poussé par la brise, vers le haut, le ciel, blanc, la neige à venir, encore plus léger qu'un flocon. Galathée et Almeron sont en dessous, encore visibles, puis taches de couleur, petits points, et la cime des montagnes devient le seul horizon, puis le blanc des nuages, un blanc aveuglant qui oblige à fermer les yeux...

Et puis soudain, il fut à nouveau dans le rien.
Lui-même, cependant, des orteils aux cheveux, avec l'empreinte de quelqu'un d'autre en son sein, ténue, infime, disparue.
Devant lui, les objets disparates reposaient toujours pêle-mêle dans leur caisse. La table aux dix coupelles luisait doucement. Posée dans son bassin vert, la plume avait pris une belle couleur émeraude.
« Merci, fit la voix qui émanait de partout et de nulle part, résonnant soudain, douce et impérieuse à la fois. A bientôt. »
Et Taliesin se sentit brusquement tomber dans un gouffre sans fond, à une vitesse vertigineuse, dans les ténèbres les plus absolues.
Mais pourtant, une main invisible lui caressait le cœur, lui murmurant que tout irait bien.
Eveil.
Ailleurs.

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Quête : Dix Petits Gosses