La Couronne de Cuivre

Byron secoua la tête.
" Sheldon a dit "si tu le peux". Il n'est pas stupide. Il sait que ça va être très difficile, peut-être impossible. Nous ne pouvons pas risquer de tout perdre juste pour moi. Je n'en vaux vraiment pas la peine... Je suis certain que si tu allais voir dans le box voisin, ou dans le bâtiment d'à côté, tu voudrais tous nous sauver avant de partir."
Il soupira.
" Mais tout ça repose sur ma capacité à leur faire croire que je me plie à leurs règles. Peut-être pourrais-tu revenir dans trois nuits et nous verrons où nous en sommes... J'aimerais vraiment que tu acceptes de rejoindre la harde dès demain. Tout ce temps perdu... Tu pourrais y aller et revenir pour moi..."

Astrée soupira.
"Moi je pense que c'est à toi de rejoindre la harde et de leur annoncer que votre chef a été capturé... Et je crois qu'il vaut mieux que je t'attende pour y aller, pour être sûre qu'ils ne vont pas malencontreusement me prendre pour un montequin égaré, fit-elle avec une grimace. Je n'ai pas envie de me faire tuer bêtement pour rien. Sans compter que Reynald m'en voudra si je laisse son ami prisonnier sans rien faire... Mais... tu penses vraiment que deux ou trois jours de délai sont si graves ? Qu'il y a urgence à aller les voir ? Si c'est vraiment si important, je veux bien courir le risque... Je ne me rends pas compte..."
Elle irait, bien sûr, s'il le fallait. Mais elle avait bien du mal à croire qu'elle n'allait pas se faire tirer dessus. Et elle comprenait mal pourquoi Byron semblait trouver cela si urgent.

Byron paraissait complètement désemparé.
" Je suis sûr qu'ils ne te feront pas de mal. Reynald doit avoir contacté quelqu'un d'autre dans la harde, à présent qu'il sait que je suis prisonnier. Je peux te faire arriver à un endroit que seuls des modérés fréquentent et si tu es arrivée jusqu'ici, c'est que tu sais comment te déplacer sans être vue..."
Il crispa à nouveau les épaules, luttant inconsciemment contre les liens qui lui retenaient les mains.
" Mes chances de m'enfuir sont maigres. Si j'échoue, je ne sais pas ce que les Montequins me feront. Ils me tueront sans doute. J'ai peur, Astrée. J'ai très peur. Je sais que tout ceci me pend au nez depuis des années, ce n'est pas comme si nous vivions dans le déni de cette catastrophe, mais... maintenant qu'elle m'est tombée dessus..."

Bien sûr qu'ils le tueraient à la moindre velléité de fuite... Astrée s'approcha et lui posa la main sur l'épaule, la serrant doucement.
"Byron... Je te sortirai de là, je te le promets... On peut même fuir tout de suite si tu veux. Il suffirait... de rejoindre la porte au petit matin, en t'attelant à un chariot quelconque par exemple. Ou même en le montant... mais apparemment cela ne se faisait pas. Avec un peu de chance ils ne s'apercevront pas que c'est une étrangère qui te conduit, ils ne s'y attendent pas. Et on fuirait au galop si on sent qu'ils se doutent de quelque chose. J'ai un cheval..."
Prince galopait vite, elle était certaine de pouvoir mettre rapidement de la distance. Enfin, presque certaine. Elle grimaça.
"Je crois que mon plan est tout aussi aléatoire que le tien, mais je suis prête à prendre le risque. Et de tout façon c'est sûrement ce qu'on fera si tu ne parviens pas à gagner leur confiance. Et sinon, je peux aussi t'aider en guettant à l'orée de la forêt, et tirer quelques flèches lorsque tu t'enfuiras, pour les dissuader de te poursuivre... Écoute, dans tous les cas, je te jure que trouverai un moyen de t'aider à t'enfuir. Je ne te laisserai pas tomber."
Elle s'assit près de lui,
"Mais si ça te tranquillise que j'aille d'abord voir la harde, je le ferai. Je veux juste être certaine d'être de retour lorsque tu te sauveras, pour pouvoir t'aider. Et... si ça ne tenait qu'à moi, je n'attendrais pas une seconde de plus pour te libérer..."soupira-t-elle.

" Tu es gentille, murmura-t-il. Mais je dois être fort. Le débourreur vient ici à l'aube, il verra tout de suite que je suis sorti. C'est beaucoup trop risqué. Nous pourrions être pris tous les deux... Il vaut mieux attendre. De toute façon, je n'avais pas l'intention de leur résister, ce n'est pas dans ma nature... Reviens dans trois nuits. Nous aviserons. En attendant, écoute..."
Il ferma les yeux, comme s'il se plongeait à l'intérieur de lui-même.
" Remonte la rivière jusqu'à un endroit où elle se divise en deux, avec un gros saule pleureur sur la berge centrale. Suis le cours d'eau qui file vers l'est. Remonte-le jusqu'à un bois de bouleaux, quitte alors la rive, va toujours vers l'est, tu verras assez rapidement un gros arbre mort. Un chêne ancien. Adosse-toi au tronc, jusqu'à ce que tu aperçoives un sapin solitaire. Va dans cette direction. Au pied du sapin, il y aura une sente empruntée par les chevreuils, qui rentre dans un taillis très épais. Il faut la suivre sur trois cents foulées, je dirais. Hum... Mauvaise référence. Suis-la un moment. Ecoute. Tu devrais entendre le chant des grenouilles. Essaie de te diriger vers elles. Tu finiras pas déboucher dans une clairière où il y a une petite mare pleine de roseaux et de nénuphars, et aussi d'autres saules. Attends là. Dymphéa y vient tous les jours et elle n'aura pas peur de toi."

Astrée enregistrait de son mieux les informations données par Byron. La rivière, vers l'est. Le chêne ancien. Le sapin. La sente sur trois cent foulées... Serait-ce les mêmes que des foulées de cheval ? Suivre les grenouilles... Elle leva subitement un regard surpris, et sourit.
"Dymphéa... Je devais justement lui transmettre les salutations d'une amie elfe de Luménis, Isudë. Mais j'ignorais que c'était une centaure..."

" Dymphéa a beaucoup voyagé avant d'arriver dans la vallée. Elle a des amis à mille endroits, fit-il avec un sourire doux, qui se teinta rapidement de mélancolie. C'est ma mère. Ne l'effraie pas sur ce qui m'arrive. Je ne veux pas qu'elle fasse n'importe quoi. Elle fait partie des sages de la harde et l'absence de Sheldon devrait leur donner plus de poids dans les décisions à prendre..."
Il eut une grimace.
" Si Sheldon m'entendait, j'aurais de gros ennuis, de dire une chose pareille. Mais c'est quand même vrai."

Astrée hocha la tête.
"Je comprends. Pour Sheldon. Et j'essaierai de ne pas trop inquiéter ta mère..."
Mais elle savait d'avance qu'elle aurait bien du mal à masquer sa propre inquiétude.
"Mais je ne sais pas mentir, tu sais, je ne pourrai pas lui cacher ce qui t'arrive. Je lui dirai que tu es fort et confiant, et que tu vas t'évader. Elle sera sans doute fière de savoir à quel point tu fais passer la harde avant ta propre sécurité... Et puis, tu dis qu'elle est l'une des sages. Elle saura qu'ils ont besoin d'elle là-bas. Et de toute façon, dans trois jours tu seras libre. On va y arriver, tu verras."
Elle affichait une confiance sans doute excessive. Mais Byron avait besoin de réconfort et non d'inquiétude.
Quant à elle, elle espérait juste trouver Dymphéa avant de tomber sur un centaure agressif...
"Je vais rester encore un peu avec toi... J'ai encore du temps, il suffit que j'aie pris le large avant l'aube. Tu veux encore manger quelque chose ? Ou on peut bavarder... Tu peux me parles de ton peuple, si tu veux, de vos traditions. Je n'avais jamais rencontré de centaure..."

" Il ne faut pas que tu prennes de risques, murmura-t-il, manifestement embarrassé de sa proposition. Mais si tu peux rester encore un moment, je veux bien... J'imagine que la nuit n'est pas finie."
Il frissonna sous sa couverture.
" Mais je ne peux pas manger davantage. Je ne voudrais pas que les Montequins découvrent quelque chose dans... hum... dans mon crottin."
Son teint se colora et il regarda un moment ailleurs.
" Quant à mon peuple, et bien... Je ne sais pas bien quoi t'en dire. Nous sommes partiellement nomades, mais nous demeurons sur un territoire relativement restreint. Une harde normale compte environ 250 individus, mais la nôtre... Nous étions trente-huit avant ce fiasco. Mais nous devions sortir, absolument... La vallée est grande mais certaines plantes n'y poussent pas et... nous pensions que la dernière faille était bien dissimulée. Sheldon n'aurait pas dû y aller, bien sûr, mais avec la taille de la harde... Il reste beaucoup de femmes, peu d'enfants, très peu d'hommes. Il voulait être sûr que le groupe revienne en entier. C'est pour cela que nous y sommes allés, lui et moi. Et maintenant, tous sont morts, sauf nous deux, et peut-être Kess. Je n'en sais même rien."
Il releva les yeux.
" Mais je ne te parle pas de mon peuple. Excuse-moi. C'est difficile de parler de soi-même. Je préférerais pouvoir te montrer."

"Tu pourras me montrer un jour. Dès que tu seras sorti de là..."
Astrée sourit.
"Ne t'en fais pas, Byron. On va trouver un moyen de libérer tous les centaures prisonniers. Je vais regarder, à tout hasard, si les gardes sont nombreux, comment ils sont organisés. S'il était possible, une nuit, de les rendre inopérant, en les endormant peut-être, et d'abaisser le pont-levis, on pourrait tous vous faire sortir..."
Encore un plan quasiment impossible à réaliser, surtout seule... mais il fallait tout de même creuser l'idée.
"Et il faudra aussi convaincre les Montequins de rouvrir les failles. "
Ce qui était peut-être bien la chose la plus délicate à obtenir. Ils ne le feraient pas spontanément. Il faudrait qu'ils aient peur, sans doute. D'une nouvelle guerre sanglante ? Des autorités luméniennes ? Peut-être les centaures auraient-ils d'autres idées...
Et apparemment, leur domaine était de ce côté-ci. Dans la vallée close. Accepteraient-ils d'en partir si une cohabitation ultérieure avec les humains s'avérait impossible ?
Elle soupira intérieurement. Il était inutile de s'inquiéter de cela tout de suite. La priorité était de sauver les centaures capturés.
"Je vais t'enlever les chaussettes que je t'ai mises aux sabots... mais je te laisse la couverture jusqu'au moment de partir, bien sûr. Dis-moi juste quand tu voudras que je te laisse, quand tu auras envie de dormir. Je pense que je peux sans risque rester au moins une heure ou deux encore. Sauf si tu préfères être seul."

" Etre seul, fit-il d'une voix songeuse. Voilà bien quelque chose qui n'a aucun sens pour mon peuple. Mais je dois m'y habituer... Je dois faire face."
Il étendit ses jambes pour qu'elle puisse le libérer des tissus qui lui protégeaient les sabots. Il la regarda faire avec une expression presque dégoûtée sur les traits, qu'il adoucit d'un sourire quand elle croisa son regard.
" Nous ne pourrons jamais cohabiter avec eux, dit-il ensuite, les yeux dans le vague. Même si nous nous enfuyons tous, ils nous traqueront à nouveau. Et les centaures domestiques... Tu devrais voir leur regard... Il est complètement vide."
Il secoua la tête, comme s'il émergeait d'un mauvais rêve.
" Mais tu dois partir. Je dois me reposer. J'aurai besoin d'énergie pour les jours à venir... Reviens dans deux nuits, pas trois. Je dois réussir à le convaincre de me sortir dans trois jours."

"Je reviendrai. Dans deux nuits, c'est moins loin. Je t'amènerai à nouveau de quoi manger... Et d'ici là, j'aurai vu ta mère, ton peuple. Je leur dirai que je viens de ta part... et je te donnerai de leurs nouvelles. Mais pour le moment, tu as raison, il vaut mieux dormir."
Et puis elle aussi avait intérêt à se reposer si elle voulait revenir dans deux nuits.
"Pour le... "débourreur"... Il faut qu'il te sente résigné, découragé. Tu as une chance, je pense : il te croira plus facilement que les autres centaures après ce que je leur ai dit. Je suis sûre que tu y arriveras. Et je serai là... Mais on en reparle dans deux nuits ! D'ici là, tiens le coup. Joue la comédie de la résignation, mais reste fort au fond de toi."
Elle lui sourit, d'un sourire confiant, optimiste, avant d'ajouter avec une grimace.
"Je suis désolée, il faut que je reprenne la couverture... Mais deux nuits c'est court. On se revoit très bientôt !"

" Bien sûr, fit-il en la laissant le dénuder. Merci pour ton aide et pour ta présence, Astrée. Savoir que tu reviendras me permettra de tenir le coup."
Il ne se releva pas pour la saluer, resta couché dans la paille de sa litière et lui présenta une mine brave et déterminée, que seul le tremblement intermittent de sa croupe démentait quelque peu.
" N'oublie pas de me remettre ça..." ajouta-t-il en montrant le bâillon qui gisait au sol d'un geste du menton.

Astrée eut une grimace de compassion.
"Je vais essayer de ne pas trop le serrer... Ça te fera moins mal, et s'ils s'en rendent compte, ils croiront simplement qu'il a pris du jeu ou qu'ils l'ont mal ajusté. Bois une dernière gorgée d'eau avant si tu veux. On a parlé, tu as bougé, ça donne soif..."
Elle l'aida à boire quelques gorgées, puis, à regret, prit le bâillon et le remit en place, serrant juste assez pour qu'il tienne bien en place sans le blesser. Puis, impulsivement, elle passa son bras autour de ses épaules et le serra contre elle un bref instant.
"Courage, Byron. Je reviens très vite."
Elle lui sourit, une dernière fois, avec toute la confiance qu'elle parvint à y mettre. Puis elle vérifia qu'elle n'avait pas laissé le moindre objet ou la moindre trace de pas dans la cellule avant de quitter la stalle, veillant à refermer les grille de fer et à laisser la porte dans la position exacte où elle l'avait trouvé. Il lui fallait également faire disparaître, à la lueur de la bougie, les rares traces qu'elle-même ou Prince avaient pu laisser dans l'écurie, avant de sortir au-dehors.

Byron ne la regarda pas partir, préférant se recoucher dans la paille, sur le flanc. Une fois la stalle refermée, Astrée remonta donc l'allée centrale de l'écurie, constatant que ses traces se perdaient parmi mille autres et que personne ne pourrait vraisemblablement les détecter. Il ne lui fallut pas longtemps pour refaire le trajet en sens inverse, gagner la sellerie, la réserve, puis la rue où les dernières lampes, mourantes, éclairèrent faiblement sa retraite. Elle retrouva le hangar à chariots, se hissa sur son toit, puis escalada la muraille, traversa le chemin de ronde et redescendit dans la campagne. En mettant pied à terre, elle ressentit les premiers signes de la fatigue. Il lui restait cependant une bonne trotte avant d'atteindre les replis protecteurs de la forêt.

Astrée savait pertinemment qu'elle aurait mieux fait de quitter le village plus rapidement, sans doute, pour profiter pleinement de quelques heures de sommeil de fin de nuit. D'autant que la nuit précédente avait été également agitée. Elle était épuisée. Mais elle avait eu la sensation que Byron avait besoin du réconfort d'une présence malgré les airs bravaches qu'il s'efforçait d'afficher. Elle ne regrettait donc nullement d'avoir pris le temps de rester un peu. Elle bailla. Non, elle ne le regrettait pas. Pas encore. Mais elle risquait de le regretter sous peu si elle se faisait stupidement attaquer par un prédateur simplement parce qu'elle n'était pas en état de guetter ce qui se passait autour d'elle...
Marcher, en se coulant dans l'ombre de la falaise, d'arbre en buisson, requérait toute sa concentration. Une fois hors de vue, elle se dit qu'elle pourrait peut-être monter Prince... puis grimaça. Trop dangereux. On pourrait repérer ses empreintes, et réaliser qu'elles étaient plus petites que celles de centaures. Peut-être qu'ils songeraient à un poulain de centaure ? Non. Il valait mieux qu'elle marche au moins jusqu'à être en-dehors du territoire habituel des humains. Mais elle s'arrêterait avant : dès qu'elle se sentirait suffisamment à l'abri des regards, dans la forêt, elle installerait son hamac pour dormir un peu.
Au moins était-elle trop fatiguée pour penser, pour s'inquiéter de l'accueil qui lui serait fait par la harde, ou pour échafauder des plans impossibles. Elle glissa sa main dans sa poche, prit un instant la corde de luth roulée. Reynald aurait certainement bien mieux su quoi faire, lui. Dommage qu'il ne puisse la rejoindre. Mais elle comprenait au moins pourquoi il ne l'avait plus contactée ces deux derniers soirs : il avait cherché à joindre les centaures.

Astrée n'atteignit la forêt qu'à l'aube. Le ciel avait grisé, les premiers oiseaux lançaient déjà leurs trilles stridentes, et si elle n'eut aucun mal à trouver un arbre approprié, il lui faudrait probablement garder une couverture sur les yeux pour ne pas être dérangée par le soleil. Le matin promettait d'être clair et dégagé, un superbe jour de printemps, propice aux travaux agricoles et aux grands galops dans la broussaille. Prince, qui s'éveillait, pourrait cependant lui servir de sentinelle si elle décidait de dormir malgré tout...

Vu l'heure, il était peu probable qu'elle dorme très longtemps. Mais même deux ou trois heures de sommeil seraient appréciables si elle voulait poursuivre sa marche dans la forêt. Ou quatre, si possible... et tant pis si elle avait un peu de mal à émerger ensuite. Elle ignorait à quelle distance se trouvaient les centaures, et savait qu'elle ne devait pas trainer trop. Mais elle avait vraiment besoin de dormir un peu.
Elle grimpa le plus en hauteur possible, veillant à être parfaitement dissimulée par les branchages, et installa son hamac, arrimant son sac près d'elle. Elle était suffisamment loin de l'orée du bois pour ne pas risquer d'être dérangée. Sauf si par malchance les montequins choisissaient ce jour-là pour rentrer du bois... ou, pire, chasser les centaures.
Il faisait encore sombre, mais elle préféra mettre une couverture sur son visage pour se protéger un peu de la lumière. Dommage qu'elle n'ait rien pour atténuer le bruit de ces milliers d'oiseaux matinaux... Par prudence, elle chargea Prince de rester auprès d'elle et de la réveiller si des humains approchaient. Ou une panthère ou autre bête indésirable. Et de ne pas la laisser dormir trop longtemps. Il fallait qu'elle reprenne la route bien avant la mi-journée.

Le brouhaha enchanteur qui régnait dans les hauteurs ne facilita pas son sommeil mais elle finit par sombrer dans une torpeur agitée, louvoyant entre éveil et oubli, jusqu'à ce que Prince pose deux petites pattes froides sur ses joues. Elle n'était malheureusement pas très reposée et constata qu'il devait être le milieu de la matinée, à en juger par la hauteur du soleil. Elle entendit aussi du bruit en contrebas. Des pas dans les feuilles mortes, des pas humains, sans doute des Montequins qui se promenaient ou qui cherchaient quelque chose. En descendant prudemment dans son arbre, elle aperçut quatre personnes armées, qui bavardaient tout en avançant dans le sous-bois. Elles étaient à pied et s'enfonçaient dans la forêt.

Évidemment, il fallait qu'ils choisissent ce jour-là pour chasser. Et pour chasser les centaures, peut-être... Il allait falloir qu'elle redouble de prudence, qu'elle ne se fasse pas repérer et qu'elle ne laisse aucune trace en se dirigeant vers leur territoire. Et surtout, qu'elle trouve Dymphea sans tomber sur les autres centaures : s'ils se sentaient traqués, ils risquaient de lui tirer dessus sans se poser la moindre question.
Elle attendit un moment que les humains s'éloignent, s'efforçant de ne pas trop s'alarmer : ils n'étaient que quatre. Trop peu pour avoir l'intention de s'attaquer à la harde. Ils chassaient sans doute autre chose...
Elle avait escompté suivre la petite route jusqu'à la rivière, mais vu la présence des chasseurs, mieux valait rester davantage à couvert. Elle essaya de déterminer la direction qu'ils prenaient. Elle espérait qu'ils n'iraient pas justement vers la rivière. Sinon, elle les suivrait à bonne distance, en envoyant Prince en éclaireur, se tenant prête à se cacher dans un arbre dès qu'ils feraient demi-tour. En espérant qu'ils ne la retardent pas trop...

Mais les chasseurs n'allaient pas particulièrement vers la rivière, aussi put-elle les éviter, puis les distancer aisément, une fois qu'elle leur eut laissé quelque avance.
La forêt n'était pas aussi luxuriante que celle qu'elle avait arpentée à proximité de l'autre Montequine. La trace d'une présence humaine était beaucoup plus nette, on y trouvait des souches d'arbres abattus et des sentiers tracés par de nombreux passages ; la faune était timide, les buissons de ronces rares et les abords du cours d'eau parfois aménagés : Astrée vit ainsi une plage de galets sur laquelle trônait les restes d'un feu ancien, ainsi qu'une balançoire surplombant l'onde, improvisée dans un arbre tordu. Plus elle s'éloignait du village, cependant, et plus la nature reprenait peu à peu ses droits. Le sous-bois se fit plus sauvage, les berges de la rivière s'accidentèrent, si bien qu'elle dut parfois faire un détour pour pouvoir la retrouver, elle eut davantage la sensation de pénétrer en des lieux qui n'avaient jamais vu silhouette humaine. Les oiseaux et les insectes étaient désormais seigneurs en leur domaine, et au bout d'une bonne heure de marche, peut-être plus, elle trouva enfin l'embranchement dont lui avait parlé Byron, marqué par un vieux saule pleureur penché sur l'eau.

Astrée se sentait paradoxalement plus en sécurité au fur et à mesure qu'elle pénétrait dans la forêt profonde. Elle savait que cette impression était trompeuse : il pouvait y avoir des prédateurs, des centaures en guerre également. Mais elle ne risquait plus d'être repérée par les montequins.
Elle veilla, tout au long de sa progression, à laisser le moins de traces possibles. Elle évitait de casser les branches, et contournait les zones boueuses pour ne pas laisser d'empreinte. Certes, elle n'avançait pas vite, mais elle devait absolument éviter qu'on puisse la pister et remonter ainsi jusqu'aux centaures. Au besoin, si elle avait la sensation que ses traces étaient trop franches, elle demanderait à Prince de se faire cheval pour chevaucher un moment dans l'eau de la rivière et faire disparaître complètement leur piste.
Elle se remémora les explications de Byron. Il lui fallait suivre l'affluent qui remontait vers l'est, jusqu'à des bouleaux. Puis partir vers l'est et trouver un chêne ancien, s'y adosser et chercher un sapin. Puis suivre un petit sentier jusqu'à une mare aux grenouilles...
Elle avançait le plus discrètement possible, tous les sens aux aguets, espérant ne pas attirer l'attention d'un quelconque prédateur, ni d'un éventuel centaure. Elle avait décidé de ne surtout pas marcher l'arc à la main, mais de le laisser pendre négligemment dans son dos aux côtés de son carquois : si des centaures l'apercevaient, peut-être verraient-ils ainsi qu'elle n'était pas en chasse et n'avait donc pas d'intention hostile. Certes, elle serait moins rapide à se défendre si un animal l'attaquait... mais vu les précautions qu'elle prenait pour ne pas être entendue, le risque était faible. Et son bâton ne lui servait que de bâton de marche.

Elle poursuivit donc sa route, circonspecte sans être menaçante, prudente et discrète, se coulant le long des sentes laissées par les grands herbivores, profitant des zones rocailleuses, foulant l'humus avec légèreté, optant parfois pour un passage dans les arbres quand la terre devenait meuble et traître. Elle trouva le bois de bouleaux, obliqua vers l'est, le soleil était désormais haut dans le ciel, marcha encore un moment jusqu'à ce que son ventre la fasse trop souffrir et qu'elle soit contrainte à s'arrêter. Mais le chêne était là, un tronc d'arbre à la base très large, creusée d'une sorte de petite grotte, aux branches noires griffant le ciel et ses voisins encore vivants. Il y avait des petits dessins gravés dans le tronc, et Astrée se souvint en avoir vu de semblables, dans la caverne où elle s'était arrêtée quelques jours plus tôt.

Astrée observa les gravures avec curiosité. Elles ressemblaient vraiment à celles de l'autre grotte. Et puisque l'endroit était fréquenté par les centaures, c'était sans doute leur œuvre. Et ce n'était sans doute pas des cavaliers et des chevaux qui étaient représentés... mais des centaures. Et donc, cela signifiait que c'étaient eux qui les avaient dessinées, là-bas aussi. Elle frissonna. Il s'en aurait fallu de peu qu'elle se retrouve face à Sheldon et son groupe, ce soir-là. L'auraient-il accueillie avec agressivité ? Sans doute, oui.
Fatiguée, elle s'assit un moment au pied de l'arbre pour grignoter les quelques provisions lui restant. Il faudrait qu'elle se réapprovisionne sous peu, mais elle préférait rejoindre les centaures au plus vite. Elle ignorait combien de temps il lui faudrait pour les trouver. Et si Dymphea ne venait pas ce jour-là ? Et s'ils avaient changé de lieu de rencontre ?
Elle ferma les yeux un moment, laissant son corps se détendre. Elle avait trop peu dormi, mais elle n'avait pas le temps d'une sieste.
Elle chercha du regard le sapin solitaire, auprès duquel elle devait trouver une sente menant dans un taillis dense, qu'elle devait suivre sur... trois cent foulées de centaure. Un certain temps donc. Jusqu'à entendre des grenouilles. Trouver une mare, avec des nénuphars et des saules. Peut-être aussi devrait-elle guetter d'autres gravures semblables, si elle s'égarait ?
Elle se releva péniblement, se prenant à espérer que ce soir, au moins, elle pourrait bénéficier d'une vraie nuit de sommeil. Et se remit en marche, toujours prudemment.

Astrée repéra le gigantesque sapin au milieu d'une forêt rocailleuse de châtaigniers et put reprendre sa route. Le terrain s'élevait à nouveau et elle dut plusieurs fois grimper dans un arbre pour retrouver le conifère, dont elle atteignit le tronc après une nouvelle heure de marche pénible dans les cailloux. Au bas de celui-ci, elle repéra plusieurs sentes laissées par des animaux, mais au fil de son observation, elle repéra celle du sanglier, celle de l'ours, celle du chevreuil, et put l'emprunter pour traverser d'épais buissons d'aubépine et de rhododendrons, d'arbousiers et de bruyères arborescentes... Elle marcha ainsi un certain temps, à l'affut des grenouilles, pliée en deux pour ne pas être griffée par les épineux. Jamais un centaure n'aurait pu se frayer un passage dans un tel chemin sans ouvrir une tranchée beaucoup plus large et se lacérer le torse humain, mais c'était la route que lui avait indiquée Byron, aussi continua-t-elle... Elle marcha pendant une lieue environ, avant d'entendre les grenouilles. Jusque là, il y avait eu des sauterelles, des bruants, des cigales même, parfois le cri d'un aigle, mais aucune grenouille. Et puis soudain, leur choeur résonna dans la broussaille et Astrée dut se frayer un chemin encore plus difficile dans leur direction. Sa peau, ses cheveux et ses vêtements en souffrirent mais, après de longues minutes de progression difficile, les buissons s'aérèrent, le sol devint plus humide, un buisson de joncs parut et elle déboucha dans une petite cuvette verdoyante. Une grande mare couverte de nénuphars en boutons s'ouvrait entre des bouquets de roseaux et de genêts. De grands saules pleureurs déployaient leurs branches en fouet, ombrant les herbes vert tendre. Sous l'un d'entre eux se trouvait un centaure femelle au pelage gris, couchée. Elle avait de longs cheveux tressés, de la même couleur, qui revenaient sur son épaule, et portait une tunique violette et blanche, qui lui couvrait la partie humaine ainsi qu'une partie du dos. Elle lisait un livre, tout simplement, en caressant d'un lièvre endormi d'une main distraite.

Astrée sourit. C'était Dymphea, sans doute. Le même pelage gris que son fils.
Durant la moitié du trajet, elle s'était demandée si elle était sur la bonne voie, tant il semblait évident que ce passage n'était jamais emprunté par les centaures. Ils devaient passer ailleurs... Mais comment donc Byron connaissait-il ce chemin-ci alors ? Peu importait au fond : l'essentiel était qu'elle soit enfin arrivée. Et Byron avait dit que sa mère n'aurait pas peur d'elle... si c'était bien elle. Elle fit un pas ou deux supplémentaires, tout en prenant la parole pour signaler sa présence, d'une voix un peu hésitante.
"Bonjour... Je... Êtes-vous Dymphéa ?"

La centaure leva les yeux et sourit. Une seconde plus tard, son corps chevalin s'était dressé et elle s'approchait, écartant les branches du saule pour gagner l'endroit où se trouvait la rôdeuse. Elle était plus petite et plus fine que les autres représentants de sa race que la jeune femme avait rencontrés jusque là, se déplaçant presque à la manière d'une biche.
" Oui, c'est mon nom. Et tu es Astrée. Bienvenue."
C'était manifestement une femme d'un certain âge, déjà, mais son visage aux yeux vert prairie était encore lisse. Comme tous les centaures, elle avait des traits fins, un peu plus allongés que les humains, et les oreilles pointues. Elle tendit la main à la jeune femme.
" Je t'attendais."

Astrée sourit, rassurée par l'accueil de la centaure, et serra la main tendue.
"J'imagine que c'est Reynald qui vous a prévenue..."
Lui avait-il dit que son fils était prisonnier ? En trente mots ? Peut-être que non, peut-être que ce serait à elle de lui apprendre.
"J'ai vu Byron, c'est lui qui m'a expliqué comment vous trouver... Il voulait que je rejoigne la harde, mais je craignais d'être prise pour l'un des villageois et... de me prendre une flèche sans avoir pu m'expliquer."
Elle grimaça.
"Alors il m'a dit de venir ici."

Dymphéa pinça les lèvres et acquiesça doucement. Une ombre passa sur son visage, furtive.
" Tu dois être fatiguée. La route est longue, de leur village à ici... Et il y a encore une petite trotte d'ici à notre campement. Nous pouvons rester un moment. Je sais que tu apportes de mauvaises nouvelles, de Byron, de Sheldon, des autres qui les accompagnaient. Peut-être est-ce mieux si nous prenons le temps d'en parler un peu avant de rejoindre les autres... Si je peux adoucir les choses pour eux..."
Elle lui fit signe de rejoindre le pied de l'arbre.

Astrée acquiesça.
"Merci. J'ai besoin d'un peu de repos, oui. J'ai passé une partie de la nuit auprès de Byron... Et vraiment pas assez dormi je crois."
Elle s'assit au pied du saule, but une gorgée d'eau de sa gourde. Elle ne savait pas vraiment par où commencer. Mais puisque la centaure savait qu'elle apportait de mauvaises nouvelles, elle pouvait les dire clairement.
"Byron est prisonnier au village. Sheldon aussi. Il est probable que Kess soit prisonnière aussi, mais je ne l'ai pas vue. Les autres... ont été tués apparemment."
Elle soupira.
"Je voulais aider Byron à fuir, mais il a tenu à ce que je vous prévienne avant. Il dit qu'il va essayer de gagner leur confiance pour qu'ils le laissent sortir, et pouvoir s'enfuir à ce moment-là. Il ne voulait pas que les Montequins s'aperçoivent de ma présence, il veut leur donner l'impression qu'il s'enfuit sans aide. Je dois le rejoindre demain soir, pour voir où il en est de son plan, et il espère fuir après-demain.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine