La Couronne de Cuivre

-En effet. Et tu sais ce qu'on dit des goûts et des couleurs... Par exemple, Aube, ça me fait penser à la boutique spécialisée dans la confection et la vente d'habits cléricaux qui fait fortune à Eredhun... Remarque, cette nouvelle ville pourrait se spécialiser dans le domaine textile : même si les clients ne se bousculeront pas dans l'immédiat, il y aura du travail pour couvrir toutes ces status dont la nudité ne doit pas manquer de choquer certains...
Il rendit son sourire à Albérich et lui tapa amicalement sur l'épaule.
-Ah, quelle joie de voir notre fine équipe enfin reconstituée ! Je pense qu'on va bien s'amuser !

Albérich leva les yeux au ciel. Thibault était redevenu Thibault, et il ne pouvait que s'en réjouir. Il mettrait certainement de la bonne humeur dans les couloirs.
" Mais dis-moi... Giovanni a des ambitions très claires, sur la peinture, l'art antique... Il n'a pas dit clairement qu'il avait l'intention de s'établir ici, si je ne m'abuse... Bien sûr, son projet lui prendra un certain temps... Trouver le bon mur, et puis effectuer tous les croquis, avant de reporter le résultat de son travail sur la fresque... Mais toi ? Je sais que les Sunites sont portés sur l'esthétique, fatalement, mais... généralement, ils ramènent ensuite tout ça chez eux, dans leur Temple, pour que les fidèles les admirent... Beaucoup de Lathandrites font la même chose, d'ailleurs, même si l'église luménienne est peut-être un peu moins portée sur l'ostentatoire. Enfin... Quels sont tes projets, alors ? Tu ne vas pas servir Sunie en mettant de l'ambiance aux repas, je suppose... Tu n'as pas encore viré Milite."

Thibault se frappa le front du plat de la main, dans une spectaculaire attitude de lassitude.
-Ah là là, encore et toujours cette vision étriquée du dogme sunite...
Déjà, il avait retrouvé son sourire.
-Les Lathandrites sèment l'espoir ? Et bien, nous, nous semons l'amour, au sens large du terme. Or, pour un groupe isolé en territoire hostile, ces deux sentiments sont aussi utiles l'un que l'autre, afin de renforcer les liens, d'encourager à l'entraide et à la solidarité, de pousser tout le monde à aller de l'avant... Alors voilà, j'encouragerai l'amour dans nos rangs, je choisirai une pièce du château pour en faire une chapelle où mes amis paladins, Giovanni, moi-même pourrons organiser des célébrations auxquelles assisteront tous ceux qui le souhaiteront... Ensuite, le moment venu, et si on m'y autorise, je choisirai un bâtiment de la cité pour y établir un temple de ma déesse. Pour le reste, je ne compte rien emporter, j'espère bien au contraire que des personnes de tout Helonna se presseront pour admirer ces merveilles ici-même... Oh, et bien sûr, je m'acquitterai de toutes les tâches que l'on attend d'un clerc, quelle que soit son obédience.

" Comme épouiller les petits barbares."
Il sourit.
" Mais ne brûlons pas les étapes. Je pense que tu devrais vraiment prendre le temps de te poser, à présent. Vous avez dû chevaucher longtemps et vous devez être fatigués. Profitez donc de nos thermes et installez-vous dans les hauteurs. Il y a un plan de la forteresse... Je te le montrerai, si tu veux. Ça te permettra d'avoir une idée de l'endroit où se trouvent les diverses choses... Les latrines, la bibliothèque, le dispensaire, ce genre de lieux... "

-Très bien.
Le Sunite recula d'un pas puis se ravisa.
-Dis-moi... Vu toute la place qu'il y a ici, vous avez tous des appartements individuels, n'est-ce pas ? Alors penses-tu possible que je m'installe près de chez toi ? Je veux dire, ça m'ennuierait de devoir traverser tout le château pour pouvoir te rendre visite...

" Il faut vérifier ce qu'il reste comme place à proximité, mais je pense que ça ne devrait pas poser de problèmes... Nous avons pris des chambres qui donnent sur les portes de la forteresse, je peux te montrer, si tu veux... Mais en fait, je vois que les marmitons s'avancent... Nous ferions mieux de manger d'abord. D'autant que tu dois avoir envie de goûter à autre chose que la nourriture de bivouac... Gustave, notre chef, est un ancien aubergiste luménien... Bon, sa gargote était dans les bas fonds, ce n'était pas de la haute cuisine, mais on voit qu'avec les bons ingrédients, le temps, l'inspiration... Il nous régale chaque jour, tu ne seras pas déçu... Enfin... Je devrais me souvenir que je parle à un Sunite."
Il sourit.
" J'ai encore peine à croire que tu sois là... J'ai regretté la manière dont nous nous sommes séparés sur le bord de la route... mille fois... Même si je sais que la situation était trop compliquée pour que nous puissions faire autrement... Cela dit, je n'ai pas tenu mes engagements. Tu t'es fait mon mécène... et je t'ai envoyé une seule lettre. Longue... mais unique. Il va falloir que je mette le temps libre que j'ai à profit pour rédiger mes mémoires."

Son ami avait tiqué en entendant les mots "nous avons choisi". Cependant, cela n'avait duré qu'un instant, et c'est le sourire aux lèvres qu'il écouta la suite du discours.
-Tiens parole sur ce point, et j'oublierai tes milles autres manquements à mon égard, répondit-il, d'un ton léger. Pour le reste, j'ai aussi du mal à réaliser que je suis ici, que la Communauté à survécu à cette marée sauvage, que tu as survécu... J'ai eu tellement peur que je suis allé jusqu'à acheter le plus gros diamant que j'ai pu trouver à Solarcis. Je sais, les Lathandrites n'aiment pas la résurrection, mais les Sunites n'ont rien contre...

Cet aveu laissa Albérich muet une seconde et il posa la main sur celle du Sunite.
" Je suis désolé de t'avoir inquiété... Je n'avais pas idée... et honnêtement... Je ne sais pas quoi dire."
Il grimaça.
" J'ai été en danger, je ne peux pas le nier... mais finalement... c'était surtout un danger physique... moralement... La communauté m'a soutenu dès le premier jour. Et c'est un danger pire, peut-être. Qui a complètement disparu."

-Tout est bien qui finit bien, oui. Et je n'ai pas dit ça pour que tu sois désolé, pour que tu te sentes coupable. Tu n'as rien à te reprocher, Albérich : au moment où tu as écrit ta lettre, tu ne pouvais savoir ni que tu devrais quitter Solarcis, ni que je la recevrais pile au moment où j'allais m'engager dans la Communauté...
Il soupira.
-Tu sais, depuis que j'ai su que tu t'étais joint à l'expédition, je n'ai eu de cesse d'imaginer le pire. Et je me réconfortais en pensant à la manière dont j'allais tordre le cou à ce foutu sieur de Maleval qui t'avait embrigadé dans cette histoire... Il s'agissait de pensées injustes et, comme je te l'ai déjà dit, je crois qu'il mériterait plutôt mes remerciements...

" C'est vrai que je n'avais pas particulièrement envie de m'engager... parce que je n'y croyais pas, bien sûr... Mais si Hubert est peut-être responsable, Etienne et Robert le sont davantage. Sans leur enthousiasme, sans leur sérieux, Hubert n'aurait jamais été séduit... Et moi... Ma foi, je n'avais plus le moindre objectif. Je me suis laissé porter par le rêve des autres. Et Lathandre sait que je les ai tous maudits plus d'une fois. Mais j'avais tort, voilà. Cela dit, c'est quand même curieux que tu étais prêt, toi, à signer avec eux, mais que par contre, tu estimes que j'ai mis ma vie en péril de manière scandaleuse."
Il secoua la tête, pensif.
" Tu ne dois en tout cas pas blâmer Hubert pour ce qui s'est produit. Il a déjà bien assez culpabilisé comme ça. J'ai accepté de le suivre, malgré les risques. J'aurais pu refuser et il m'aurait accompagné à Lunaros, probablement sans jamais me le reprocher."

-D'accord : je passerai toute ma colère sur le seul Étienne, et je demanderai ensuite à Barthélemy de le ressusciter.
Il adressa un clin d’œil au Luménien.
-Non, comme tout c'est bien terminé... mieux que bien, même... je ne vais blâmer personne. S'il en avait été autrement, par contre, ma colère aurait été terrible, dévastatrice, cataclysmique !
Il croisa les bras.
-Et la distinction que je fais entre toi et moi concernant l'engagement dans la Communauté est curieuse, je l'admets. Toutefois, l'Albérich que j'ai quitté il y a quelques mois paraissait mal armé pour affronter les Landes... Au final, il l'était, et elles lui ont rendu ce qui lui manquait. Qu'elles en soient bénies.

" Nous boirons à ça, dit-il. Si nous parvenons à trouver quelque chose... Avant-hier soir, Gustave nous a déniché un alcool vert... Je ne sais pas s'il en reste... et à la mi-journée, de toute façon, c'est un mauvais plan."
Il sourit.
" Maintenant, Thibault, cela dit, il va falloir qu'on voit si on peut se supporter à long terme. Ce n'est pas encore garanti."

-Tu arrives bien à supporter au quotidien un paladin que tu dis aussi peu réfléchi que ton serviteur et ce, depuis des mois. Alors honnêtement, si ton vieil ami Thibault te sors par les yeux au bout de seulement quelques jours, ce dernier va très, très mal le prendre, je te préviens !
Il souriait de toutes ses dents.
-Sinon, comme ma garde-robe ne prenait pas toute la place dans mes bagages, j'ai emmené deux ou trois petites choses à boire...

" Ne parle pas trop fort. Surtout de la garde-robe. C'est une denrée rare en nos contrées, où nous devons nous promener en tunique de nuit pendant que notre ultime tenue de jour sèche après la lessive. Giovanni est ravi, mais en cette saison, et tant que nous n'avons pas déniché le système de chauffage, c'est plutôt pénible..."
Il leva un doigt malicieux.
" Cela dit, une des rares choses à avoir survécu à nos semaines de périple est le manteau que tu m'as offert à Eredhun. Il n'est pas du tout de saison, ce qui explique sans doute pourquoi il est entier."

-Oh, je suis heureux qu'il ait survécu et qu'il te soit utile, fit-il, l'air ravi. Tu devrais oublier tout le reste et ne plus porter que ce manteau, qui te va à ravir... Quant à Giovanni, m'est avis qu'il est terriblement frustré, et il y a de quoi : les tuniques de nuit ordinaires sont très peu seyantes et doivent constituer un abominable contraste avec ce merveilleux décor... Vous devriez vous contenter du plus simple appareil, qui est de loin le plus beau. Peut-être donnerai-je d'ailleurs l'exemple, en commençant par brûler en public l'entièreté de ma garde-robe. Malheureusement, ce ne sera guère impressionnant : j'ai à peine une dizaine de tenues...

Albérich rit joyeusement.
" Bon... Mais je te présenterai Ingrid, qui est couturière. Si tu décides de brûler tes vêtements, elle négociera pour que tu les lui offres, ce qui nous permettra de tailler des vêtements à ceux qui n'en ont plus beaucoup... Nos soldats pour commencer. Chaque combat a vu son lot de chemises en lambeaux, je le crains. Moi-même... C'est l'hydre, la responsable. J'ai découvert que lorsque je me métamorphosais, et bien... les vêtements ne suivaient pas. La première fois, l'intégralité de ma tenue y est passée, mes bottes, mon manteau d'hiver, tout. Pourtant c'était un bon achat, réalisé chez un bon tailleur de Solarcis. J'ai tout... explosé, je suppose, faute d'un meilleur mot... Mais je mentionne Solarcis et je pense à ton périple, à ma recherche... Es-tu monté jusque là ? Ou Tymora a-t-elle placé Tobias sur ton chemin avant que tu n'y sois parvenu ?"

-Sois tu ne m'écoutes pas, soit je parle trop... Parce que j'ai précisé que j'avais acheté mon diamant à Solarcis.
Il secoua la tête.
-Pour le reste... De un, je veux assister à l'une de tes métamorphose. De deux, je ne vais certainement pas donner ma garde-robe alors que j'entends bien amener les membres de cette Communauté à vivre en accord avec le décor où ils évoluent.
Autour d'eux, la cantine commençait à être comble. Du coin de l’œil, Albérich repéra Étienne et Ézéchiel, à quelque distance. Manifestement, ils n'osaient pas les interrompre.

Albérich leur fit signe d'approcher, souriant.
" On nous prend pour des pestiférés, expliqua-t-il. Pour le reste, et en terminer avec cette conversation, l'hiver est une réalité. Je sais que les paladins sont immunisés aux maladies, et que toi et moi pouvons les lever d'un geste, mais pour le commun des mortels, les vêtements restent utiles. De surcroît, en ce qui me concerne, je suis plutôt frileux. Mais tu auras tous les corps que tu veux aux thermes. J'espère juste que ton regard intéressé ne va pas d'attirer une réputation douteuse."

-Et voilà, c'est toujours pareil : on a le malheur de trouver que le corps humain est une merveille et l'on passe au mieux pour quelqu'un de très porté sur la chose, au pire pour un pervers. Pourtant, c'est idiot : on peut considérer quelque chose comme très beau sans forcément avoir de désir pour ladite chose. Je ne sais pas, tu as déjà vu, toi, beaucoup de gens copuler avec un tableau, un paysage ou un air de musique ? Mais bon, je sais pertinemment que les Lathandrites ont de plus en plus tendance à se rapprocher des Helmites... Heureusement que je suis arrivé !
Il avait dit sa tirade d'un ton léger, sans la moindre once d'agressivité. Et elle s'interrompit quelques instants avant qu’Étienne et Ézéchiel n'arrivent.
-Albérich, nous avons quelques nouvelles, mais ça peut sans souci aucun attendre le Conseil, si tu préfères manger tranquillement avec Thibault... fit le chevalier après avoir salué chaleureusement le Sunite.

" Non, je suis là..."
Il sourit à Thibault.
" Nous avons des années devant nous, à présent. On se retrouve après le repas : je te montrerai les étages et nous te trouverons une chambre à ton goût. Tu verras que tout est magnifique."
Il se leva et se tourna vers les deux conseillers.
" Je crains qu'Hubert ne soit pas rentré, par contre. J'imagine qu'ils ne tarderont plus..."

Thibault afficha une mine déçue mais ne protesta pas, se contentant de le saluer. Les trois hommes s'éloignèrent donc pour échanger quelques informations.
Ézéchiel lui apprit qu'ils évaient récupéré toutes les possessions abandonnées par la Communauté dans les forts ou dans les chariots un temps pris par l'ennemi, ainsi que des vivres et du matériel appartenant auxdits ennemis : des outils, des toiles de tente, des couvertures, des fourures... le tout très sale et infesté de vermine, ce qui nécessiterait un sacré nettoyage. L'escouade avait également incinéré l'ensemble des cadavres, de même que de multiples restes humains retrouvés dans le camp cannibale. Le rôdeur ne donna pas de détails mais, rien qu'à voir son expression, on sentait que ce qu'il avait vu là-bas était effroyable.
Quant à Étienne, il expliqua qu'un des colons défunts avait été ressuscité. De surcroit, Barthélemy était comme chaque jour entré en contact avec Marthe : celle-ci avait atteint les Dents Grises où les Paludiers lui avaient appris avoir accordé deux guides à trois hommes venus de l'extérieur. On savait désormais de qui il s'agissait.

" Thibault et ses deux amis, dont j'ignore encore le nom, je dois dire, aimeraient signer le fameux contrat qui lie colons et communauté, dit ensuite Albérich. Marthe s'en occupait, mais en son absence, j'ai pensé que c'était peut-être toi le plus à même de reprendre cette fonction. Tous ses documents ont dû être rapatriés, désormais... Nous pourrions déjà lui organiser un bureau, cela lui ferait une bonne surprise pour son retour. Quant à tout ce nouveau matériel... L'intendance le prendra en charge dès le repas terminé. Mais les choses trop pouilleuses... Je serai partisan de brûler ce qui nous semble irrécupérable. Avec la promiscuité qui est la nôtre, une infestation de parasites ou une épidémie serait catastrophique. Même avec trois paladins et quatre clercs, nous serons rapidement débordés."

-Je crains que nos jeunes invités n'aient déjà été très généreux avec la Communauté, en matière de parasites... Mais j'ai pris soin de ne pas mélanger nos affaires et celles des cannibales, ainsi que de laisser dans leur camp ce qui me semblait irrécupérable. Cependant, en tant que rôdeur, j'admets volontiers avoir une notion très restreinte de l'irrécupérable... Je m'en remets donc à l'intendance.
-Pour ma part, je m'occuperai volontiers des contrats. Nous en avons établi un d'avance destiné à ceux qui nous rejoindraient alors que nous serions déjà dans la cité, où à ceux de nos membres s'étant seulement engagés à nous escorter et désirant prolonger l'aventure. D'ailleurs, cela te concerne, Albérich, ainsi qu'Hubert. Quelques autres, aussi, avec qui il faudra que je discute... Enfin, comme je le disais, je m'en charge.

" Très bien. Dans ce cas, je pense que nous pouvons envisager de réunir le conseil ce soir à nouveau, peut-être juste après le repas, pour faire le point sur l'avancement des différents chantiers. Tant que tu es dans les contrats, c'est vrai qu'il serait utile de savoir qui va nous quitter à moyen terme. J'imagine qu'il s'agit d'une partie des soldats... ou des éclaireurs... au plus tôt nous le saurons, au plus vite nous pourrons planifier la suite des opérations... Cela dit, nous devons compter une veille avant le retour de Marthe et sans doute un peu moins avant celui de Frida... Nous avons encore un peu de temps devant nous."
Si tout avait été dit, il rejoindrait Thibault à table. Cela dit, il ne doutait pas que le Sunite se soit déjà fondu dans le décor. Il n'avait généralement pas trop de problèmes à se faire des amis.

-Je ferai signer Thibault et ses compagnons tout de suite après le repas. Ensuite, le temps de voir Hubert et Guillermo pour récupérer les plans qui ont été dessinés ce matin durant leur expédition, et je pars en ville pour poursuivre l'exploration. Puis dîner, puis COnseil !
Les trois hommes se saluèrent avant de se séparer. Albérich put alors constater que, bien qu'il ait dit au Sunite qu'ils se reverraient après manger, celui-ci lui avait conservé à tout hasard une place à ses côtés. Il avait été rejoint par Giovanni, par ses amis paladins, deux jeunes gens aussi beaux que solides, et par les guides paludiers, visiblement peu à l'aise en pareil lieu, au milieu de tant d'inconnus.

Albérich se glissa à la place que Thibault lui avait gardée et salua tout ce beau monde, un peu intimidé par la présence d'autant de Sunites. Heureusement, il y avait les Paludiers, dont l'allure contrastait avec tant de superbe. Il ne savait toujours pas comment Thibault avait rencontré Tobias, mais ça avait été une chance. Sans guides locaux, Thibault ne serait sans doute jamais arrivé vivant.
Il se garda bien d'interrompre leur conversation, cependant, attaquant d'abord son assiette. Avec toutes ces émotions, il avait grand faim.

Mais ses commensaux, courtois, évitèrent les discussions purement sunites et firent au contraire tout leur possible pour l'intégrer à leurs discussions. Bien sûr, Thibault commença par faire les présentations : les paladins se nommaient Renaud et Roland et les Paludiers, Devyn et Dormund. Ceux-ci parlaient relativement bien le commun et s'efforcèrent de participer aux échanges. Cependant, ce furent de loin les moins bavards de la tablée. Les autres, en revanche... Ils évoquèrent les splendeurs de la cité oubliée, s'émerveillèrent de son état de conservation, de la qualité exceptionnelle de ses œuvres d'art, de ses édifices... Ils parlèrent, aussi, d'autres lieux d'Helonna qu'ils avaient pu visiter. Bref, Albérich, loin s'en faut, ne fut pas réduit au silence.

Le Luménien ne voulut pas interrompre les Sunites dans le tour architectural de l'île, mais il était plutôt — très pragmatiquement — intéressé par l'aide que les Paludiers pourraient lui fournir avec les enfants qu'ils avaient récupérés chez les cannibales. Il attendit donc que la conversation dévie sur un sujet esthétique le concernant peu pour se lancer dans un aparté.
" Thibault vous aura sans doute dit que nous avons eu des ennuis avec la tribu des Ecorcheurs... Nous avons dû tuer tous les adultes, mais nous avons récupéré une cinquantaine d'enfants... que nous espérons parvenir à socialiser parmi nous... Je sais que c'est un peu contraire à votre culture et ils nous donnent du fil à retordre, mais... je me disais que vous auriez peut-être des suggestions... même si les Paludiers des Dents Grises n'ont rien à voir avec ces cannibales."

Les deux hommes échangèrent un regard.
-Ce que vous faites est à la fois très noble et très dangereux, commença Dormund. Si, parmi les cannibales, certains abrorbent les tribus vaincues, cela ne fonctionne que parce qu'ils procèdent à un véritable lavage de cerveau. Et s'il arrive à des clans civilisés de recueillir certains petits cannibales et de les élever, cela n'a rien en commun avec se charger de plusieurs dizaines d'entre eux. Bref, soyez prudents, car une fois devenus grands, ils pourraient bien se retourner contre vous pour ressusciter la tribu tombée.
-Il est possible que votre bienveillance et vos méthodes venues de l'extérieur portent leurs fruits, intervint Devyn. Néanmoins, si j'étais vous, je reprendrasi le principe de leurs Épreuves : des défis, des tâches qu'ils devraient relever pour se montrer dignes de vous rejoindre. Certaines dans les mêmes domaines que les originales, en plus doux évidemment : ainsi ne seraient-ils pas dépaysés et vous respecteraient-ils en constatant que vous n'avez pas été amollis par votre vie à l'Extérieur. D'autres de nature totalement différente, mettant en avant les spécificités de votre groupe : cela leur permettrait d'apprendre à vous connaître. Enfin, vous pourriez faire subir les mêmes épreuves à vos propres enfants : comme cela, les petits Paludiers se sentiraient traités en égaux.

Albérich acquiesça : leurs conseils ressemblaient à ceux de Varamyr. Entrer dans leur jeu, en somme. Des épreuves que tous les enfants devraient subir. Il n'aimait pas ça. Savoir se battre, ce n'était pas inutile, dans un environnement hostile comme celui des Landes, bien sûr. C'était de ça dont il devait se convaincre. Mais la mise en garde de Dormund ne lui avait pas échappé.
" Je suis bien conscient que leur nombre est impressionnant et les risques non négligeables. Une option était de diviser leur groupe et d'en envoyer une partie vers des cités hors des Landes, pour qu'ils soient intégrés un peu partout sur l'île. Je me disais que ce serait un peu moins dangereux pour la suite. A douze ans, ce ne sont plus des petits enfants, et leur identité est déjà bien formée... et avec elle la fierté d'être un Ecorcheur et le mépris des autres."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue